5. 03/04

4h, Rungis

La petite citadine de Max se gare à quelques centaines de mètres de son secteur. Le jeune homme prend son service dans quelques minutes, déchargera des palettes de fruits et légumes que les primeurs revendront dans la foulée. Rungis est une grande fourmilière qui lui donnait mal à la tête quelques années auparavant, mais qu'il a réussi à apprécier au fil du temps. Passer des heures à bouger les transpalettes entre les poids lourds et le marché dans le froid et l'humidité n'a plus rien d'exceptionnel.

Depuis quelques jours, avec les grèves et la hausse des prix du carburant imposé par les relations entre l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis, Rungis tourne au ralenti. Certains disent que l'Île-de-France tombera bientôt en pénurie de produits frais. Max le voit bien, son travail s'est considérablement réduit, les acheteurs viennent en masse acheter des fruits et légumes toujours moins nombreux, pour les revendre encore plus chers dans la capitale. Hier, il est allé à la supérette de son quartier pour faire quelques courses, et les rayons étaient dévalisés. La région parisienne tombera bientôt dans le chaos si les camions n'arrivent pas en masse dans les prochains jours. Mais en plus des grèves, et de la hausse du baril de pétrole, la partie sud-est du pays affronte des inondations hors-du commun, détruisant nombre de produits frais.

Max envoie un message à Layla. Encore une fois. Une dernière fois, se dit-il. Il passe par les réseaux sociaux, se recréée des dizaines de comptes après qu'elle le bloque automatiquement.

Max lui dit qu'il aime, qu'il est désolé, qu'il s'est trompé. Il lui demande pardon, lui dit à quel point il s'en veut, à quel point il a besoin de lui dans de belles envolées lyriques. Il n'a jamais de réponse.

*

8h, Besalù

Layla se réveille avec la pluie qui dégouline sur le tissu de sa tente. L'humidité la fait ruminer, elle n'a pas envie d'avoir à passer toute sa journée dans l'espace exigu de sa chambre, à peine préservé des pluies qui s'abattent rageusement. Au prix d'un effort surhumain, elle s'extirpe de son cocon pour faire ses besoins. Elle a faim, mais la perspective d'avaler un autre paquet de pâtes sur un réchaud ne l'enjaille pas particulièrement. L'idée de descendre toute la côte et de devoir la remonter pour manger un bout au village ne la satisfait pas non plus. N'arrivant pas à trancher, elle retourne dans son lit pour lire le bouquin qu'elle a commencé quelques jours plus tôt. Elle veut faire passer le temps malgré la météo désastreuse.

*

8h10, Rungis

A Rungis, la tension monte. Les étals de fruits se vident peu à peu, sans que les camions ne débarquent des palettes entières pour réapprovisionner. Max pourrait être content de ce peu de travail à accomplir, si seulement il était dupe. Ces livraisons annulées, ces retards, il sait ce que ça représente ensuite. Des pénuries dans les magasins, des hordes de gens apeurés qui cherchent à avoir leur part de la précieuse denrée, faisant éclater des émeutes de la faim. A cause des nombreuses grèves et des pluies qui ravagent les cultures entières, l'approvisionnement est difficile, et la solution des importations de fruits et légumes de l'étranger prennent du temps et sont coûteuses. La hausse du prix des carburants est croissante, les produits frais qui viennent de trop loin sont chers, et avec l'instabilité politique du pays, les importateurs étrangers hésitent à commercer avec la France. Sur le marché, ils sont des milliers d'employés et d'intérimaires à attendre des livraisons qui ne viennent parfois jamais. Le sud-est du pays est complètement paralysé par les pluies diluviennes qui tombent depuis plusieurs semaines, toute la production agricole devra être abandonnée cette année, ce qui représente un manque à gagner très important. Pendant ces longues heures où le secteur d'approvisionnement est vide, Max alterne entre ses jeux débiles sur son portable et ses clopes, qu'il essaie de fumer avec parcimonie. Avec Layla, ils s'étaient promis qu'ils arrêteraient ensemble, quand ils en auraient le courage. Depuis ces promesses d'amour, il y a eu Alix, les pleurs de Layla, les appels manqués de Max et indéniablement, leur rupture. Max ne s'en remet pas. Ses potes lui disent qu'il faut qu'il ne pense plus à elle, que c'est fini, qu'il passe à autre chose. Pourtant, il n'arrive pas à accepter cette rupture, continue à harceler son ex en créant des dizaines de comptes sur les réseaux sociaux pour tenter un échange avec Layla à travers son écran. Il se dégoûte lui-même d'être à ce point égoïste et de reproduire des comportements qu'il a toujours débecté. Il a merdé, et refuse d'assumer, c'est ce que Léonard, son grand ami, lui a dit la dernière fois qu'ils se sont vus, dans sa piaule de Gentilly, où Max se confiait sur sa mélancolie.

— Max ! Y'a la livraison espagnole qui vient d'arriver !

Le grossiste pour qui il bosse est stressé. Il n'est pas débordé, les commandes s'annulent une à une, alors il a le temps de réfléchir et d'en venir à la conclusion que les prochains jours vont être déterminants pour l'île de France que le marché rungissois nourrit presque exclusivement. Max a la terrible sensation d'être inutile. Il passe ses nuits à vagabonder entre les zones dans l'atmosphère pesante, sachant pertinemment ce qui va arriver, mais ne pouvant rien faire pour l'empêcher. Il aimerait faire comme Layla, se barrer, retourner chez ses parents ou prendre le large et tout oublier, pourtant, il sait que c'est impossible. La fuite est trop naïve, trop facile, pas à sa portée. Son statut d'ouvrier le condamne à toujours être ancré dans la réalité, et la fuir autrement que par la télé s'avère être un privilège dont il ne peut bénéficier.

*

19h, Besalù

Il a plu toute la journée, et ça a fini par réellement énerver Layla qui n'a rien pu faire de sa journée, alors qu'elle comptait enfin se mettre à la randonnée. Elle est restée des heures entières emmitouflée dans son sac de couchage, à ruminer contre le ciel. Et puis au lieu que les pluies se calment, des trombes d'eau se mettent à tomber. Le son est amplifié dans sa petite tente. Elle décide de prendre son mal en patience et d'attendre un peu avant de se rendre sous le préau des sanitaires pour faire marcher son réchaud. Mais la pluie ne cesse pas, et Layla se demande si elle a déjà vu un truc pareil. Surtout qu'en Espagne, elle ne s'attendait pas à croiser un tel déluge. Un peu déçue, elle finit quand même par ouvrir sa tente pour admirer le désastre tout en se ruant vers le seul bâtiment alentours pour se préparer une petite assiette de bouffe. Ses voisins ne semblent pas être plus présents qu'elle. Derrière les sanitaires, elle aperçoit rapidement une mère de famille, qu'elle salue poliment d'un signe de la main. Elle voit sortir son voisin ouvrier des toilettes, qu'elle salue également. Il ne reste que la mystérieuse habitante du camping-car en face de sa tente, qu'elle n'a jamais vraiment vu. Layla mange son plat d'un air maussade en admirant autour d'elle les pluies qui ne discontinuent pas. Elle ne capte pas internet avec son portable, n'a aucun moyen de voir la météo des jours avenirs, ne peut qu'espérer une amélioration. Accoudée contre le mur des sanitaires en grignotant, elle regarde le désastre autour d'elle, dubitative. Son plat terminé, elle en profite pour faire sa vaisselle au lavabo d'eau chaude, à peine protégé de la pluie. Elle se hâte à sa tâche pour se faire le moins mouiller possible. Alors qu'elle se prépare à retourner dans son cocon en traversant la cinquantaine de mètres qui les séparent, elle entend la foudre gronder.

— Manquait plus que ça, grommelle-t-elle.

Des grêlons s'abattent, et Layla observe le spectacle les yeux béats. Plusieurs minutes de latence passent devant ce théâtre, puis des trombes d'eau entrent en scène. C'est presque comme des rivières qui se rejoignent, la tempête se déchaîne, c'est irréel. La tente de la voyageuse est arrachée en quelques mouvements combinés du vent et de la pluie, Layla lâche un cri, ses affaires s'emportent dans le torrent, la laissant tomber, dégoulinante de pluie.

Et puis se passe ce qu'elle n'aurait pu imaginer quelques instants plus tôt. La porte du camping-car immatriculé en France s'ouvre soudainement, faisant claquer la porte à la volée. Une silhouette lui intime en hurlant de rentrer dans l'habitacle.

— Merci, articule Layla, reconnaissante.

— Pas de quoi. J'allais pas te laisser dehors sans endroit où dormir.

— Et du coup, tu es... ?

—Sib. On est francophone toutes les deux, à ce que je vois. Tu viens d'où ?

— Layla, enchantée. J'habite à Paris.

— Oh, d'accord. Je suis originaire de Toulouse. Tu veux boire un truc ?

— Euh ouais, je veux bien un truc chaud si tu as.

— Je te fais ça, lui répond Sib avec enthousiasme, tout en tripotant ses plaques de cuisson et sa théière. Du thé, c'est bon ?

— Oui, très bien, s'il te plaît.

— Bon alors Layla, qu'est-ce que tu fais ici au tout début du mois d'avril ? C'est quoi ton projet, expérimenter la rudesse des printemps montagneux ?

— Non, rigole l'intéressée. J'ai largué mon copain qui m'a trompé, et ma coloc m'a conseillé de prendre mes distances. J'ai suivi ses conseils, je suis partie, et je sais pas si c'était une bonne idée finalement. Et toi, du coup ? C'est quoi qui t'amène à stationner avec ce vieux camping-car ?

— Déjà, il est pas vieux. Il est à mon grand-oncle, je l'ai retapé cet hiver. Je suis ici depuis quelques semaines. Je viens de lâcher ma troupe de théâtre, tous ces trucs de comédiens m'intéressent plus. Moi, je veux écrire des comédies, des tragédies... Pas les jouer. Et en France, j'arrivais pas à écrire. Je me suis dit qu'en étant autant recluse, ça irait mieux.

— Wow, joli projet.

Sib sourit malicieusement, se tord le bras pour récupérer une tasse dans un placard au-dessus d'elle, avant de servir le thé dedans.

— Voilà. Bon, je pense que ce serait mieux pour toi que tu restes cette nuit hein, conclut Sib en entendant le tonnerre gronder. Et puis, sans tente, ça risque d'être compliqué.

— Tu veux bien me laisser dormir ici ?

— Bah, évidemment ! Tu comptes aller où, sinon ?

— Justement. J'en ai aucune idée.

Les deux filles font connaissance, gaiement. Sib se met à faire à manger dans l'espace exigu, elle cuisine quelques légumes exquis, et Layla y prend part avec envie, elle qui adore faire la cuisine, les possibilités restreintes du réchaud à gaz l'ont vite frustrée. Complices, elles dévorent ensuite leur assiette de légumes à la vapeur, en discutant de leur parcours commun.

— Et toi, Sib, les amours ?

— Y'en a pas beaucoup, tu sais. Je suis une femme très exigeante, termine-t-elle avec un clin d'œil.

Sib est resplendissante. Pleine de charisme, elle est intimidante, avec ses longues jambes élancées, ses cuisses qui se dressent pour sculpter sa forte taille. Sa longue tignasse blonde lui arrive dans le bas du dos, parfaitement peignée, Layla y perd plusieurs fois son regard.

Layla et Sib continuent de discuter malgré la pluie qui ne s'arrête pas. Elles n'osent pas regarder par la fenêtre en plexiglas le déluge qui s'amorce. La blonde lui parle de sa vie avec passion, elle lui conte ses aspirations, ses peurs, ses idées d'écriture pour sa pièce de théâtre. Elle se livre, littéralement. Layla l'écoute, les oreilles grandes ouvertes, ponctuant de temps à autres le récit de ses réactions. Parfois, elle évoque aussi sa vie à elle, à Paris, Max, surtout. Sib crache contre lui, la conforte dans l'idée qu'il ne la mérite pas. Layla ne peut être qu'à l'aise avec cette fille à l'aura si particulière. Avec son vécu, elle impressionne.

— Je peux brancher mon portable ? demande soudainement l'invitée.

— Ouais, attends. Les prises sont occupées, mais je vais arranger ça.

Sib bricole à l'avant du camping-car, demande à Layla de lui passer le téléphone et le chargeur, pour le brancher sur l'allume-cigare.

— J'avais pas vu le temps passer, mais il est déjà minuit et demi, remarque Sib.

— Et il pleut toujours... complète sa nouvelle acolyte, pensive.

— On va se coucher ?

— Ouais, ça me semble une bonne idée.

— Par contre, je t'avertis maintenant mais j'ai qu'un lit, on va devoir dormir ensemble.

— Ça me va. Hum, par contre, Sib, t'aurais un pyjama à me filer ?

— Ouais, un instant.

Sib farfouille dans son rangement à vêtements désordonnés qui se mélangent. Elle marque un juron quand une pile de vêtements s'étale sur son lit par manque d'attention, puis après quelques secondes de recherches, elle sort un bas de pyjama troué et lui file un pull rouge en laine.

— Tiens. Il fait froid la nuit, je pense que le pull te sera utile.

— Ouais, merci beaucoup.

— T'inquiète, conclut la blonde avec un sourire

Sib enlève son jean crasseux et son sweat bleu marine pour enfiler son pyjama douillet avant de se glisser sous l'édredon appartenant jadis à sa grand-mère. Comme toute jeune précaire fauchée qui se respecte, elle a retapé son camping-car presque sans un sou, toute seule, en jouant un maximum sur de la récup'. Elle a juste utilisé l'argent de son dernier job d'été, quelques milliers d'euros, pour meubler une partie de l'habitacle.

— Bonne nuit, Sib, chuchote Layla quand Sib éteint l'unique lampe de l'espace.

— Bonne nuit, Layla, murmure à son tour la blonde en faisant claquer le prénom son interlocutrice dans sa langue.

Sib plaque une bise furtive sur sa joue, dans un sourire que Layla peut voir malgré la noirceur. Plusieurs minutes après ce contact physique, Layla a encore le souvenir doux des lèvres de Sib sur sa peau. Elle rougit.

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