4. 02/04

11h, Paris


Depuis que Layla est partie dans les Pyrénées espagnoles pour se reposer de l'épisode Max, Soline se sent seule. L'appartement qu'elle partage avec son amie est désespérément vide, l'odeur des plats indiens que prépare Layla lui manque. Elle, elle sait se faire cuire des pâtes et un steak, rien de plus. On est dimanche, et ce jour de la semaine est toujours un peu ritualisé. En général, elle voit un ou deux amis pour passer le temps et tenter de conserver une vie sociale. Mais aujourd'hui, elle n'en a pas envie, la brune est d'humeur maussade. Son envie de rester emmitouflée sous sa couette à regarder des séries est bien plus présente, faisant abstraction de ses révisions pour ses futurs partiels.

Son portable émet un « bip » tendancieux, elle s'attend à ce que ce soit un texto de son pote qu'elle voulait voir aujourd'hui, ou un message de Layla. Mais non, elle tombe sur un numéro inconnu. Attirée, elle regarde le message. C'est ce crétin de Max, qui cherche encore une fois à contacter Layla. Soline serait tentée de ne rien faire et bloquer son numéro, mais elle en a plus que marre de ce type qui a cassé le cœur de son amie qu'elle a dû ramasser à la petite cuillère. Elle lui envoie alors un message sec, disant qu'il doit se remettre en question, qu'il faut qu'il arrête de la harceler comme ça, et que peut-être un jour son ex daignera lui reparler. Soline a l'impression de donner des conseils en vie amoureuse comme au collège, alors qu'on parle déjà d'adultes mûrs, c'est déprimant. Elle sent une nouvelle fois son portable vibrer, et sachant pertinemment que c'est l'ex de son amie qui lui répond, elle ne prend même pas la peine de regarder et s'assoie dans son lit devant une série en soupirant.

Soline s'ennuie. Sans Layla dans l'appartement, tout est mélancolique. Rien ne vaut le coup. Elle prend son portable connecté à son enceinte et met du Barbara. La chanteuse qu'elle écoutait avec sa famille quand elle était petite, celle qu'elle met le dimanche quand elle a envie d'être un peu plus nostalgique. La jeune femme chantonne, se lève, se met à danser, se décide à faire des crêpes. Elle s'occupe comme elle peut, et termine la farine qu'il lui reste dans le placard, espérant ne pas les rater. La brune est une quiche en cuisine, et ses crêpes finissent toujours au fond de la poubelle si il n'y a pas Layla pour les rattraper. Instinctivement, elle appelle alors son amie pour lui demander conseil, espérant qu'elle n'aura pas mis son téléphone en silencieux.

— Layla ?

— Allô ? Soline ? Y'a un truc qui va pas ?

— Non, non, t'inquiète. Désolée de te déranger dès maintenant dans ton repos. J'essaie de faire des crêpes là. J'ai pas besoin de tes conseils parce que sinon je vais encore les rater.

— OK. T'en est où là ?

— J'ai fait la pâte. J'enlève les grumeaux ?

— Ouais Soline. C'est ça. Tu mélanges encore un peu.

— Ouais attends, je te pose, je te mets en haut-parleur.

Soline imagine Layla sourire avec son portable collé à son oreille. Elle l'imagine à regarder les montagnes en glandant toute la journée, et la parisienne aimerait pouvoir le faire aussi.

— Je crois que j'ai fini, je fais quoi maintenant ?

— Tu prends la poêle, tu mets de l'huile et t'étales la pâte.

— Quelle poêle ?

— La grise.

— OK, je crois que j'ai trouvé.

Soline s'applique à étaler l'huile, allume la plaque électrique et sort une louche.

— Voilà. Maintenant tu mets la pâte, tu suis encore Soline ?

— Oui oui. Ça devrait aller.

Soline et Layla restent au téléphone pendant toute la durée où Soline cuit ses crêpes. La présence de son amie même à l'autre bout du fil la rassurait pour ses crêpes. Elles bavardent gaiement, la vacancière évoque sa toute nouvelle vie, la fraîcheur de la nuit au pied des montagnes. Elle évoque ce camping vide, ils doivent être une dizaine de campeurs tout au plus. Elles ne parlent pas de Max. Elles n'y pensent pas simplement. L'ex de Layla, celui qui a fait battre son cœur pendant plus de trois ans et demi, n'a plus aucun intérêt à être dans leur conversation. L'oublier, c'est ce à quoi Soline incite son amie à faire. Il lui a fait tant de mal. Ils voulaient s'installer ensemble, l'année d'après. Ils avaient déjà des plans pour l'été, une semaine en Auvergne dans un petit chalet. Tout est tombé à l'eau quand elle a découvert cette tromperie cachée, une relation courte – si tenté qu'on ait pu appeler « relation » un coup d'un soir. Layla l'a quitté, quand elle l'a appris. Elle l'a largué après un verre pris en terrasse où Max n'avait fait que de baragouiner des excuses. Soline le sait tout ça, elle a ramassé son amie à la petite cuillère pendant deux semaine, avant de lui dire de partir se ressourcer à la montagne.

*

16h, Besalù


Layla commence à s'ennuyer toute seule. La veille, son seul contact oral a été avec Soline, qui l'a appelé pour avoir un peu de compagnie – et pour réussir ses crêpes. La jeune femme est bavarde, elle a besoin d'un vrai contact social. Elle s'est baladée un peu dans les rues de la cité fortifiée, entre le petit centre-ville et les montagnes qui dominent la plaine. Elle passe l'essentiel de son temps au camping, à lire une romance moyenne qu'elle a achetée dans un kiosque à la gare toulousaine, et n'a toujours pas fait connaissance avec les autres campeurs. Elle a bien vu cette fille à la longue chevelure blonde sortir de son camping-car et lui sourire, mais rien de plus. Le soir précédant, elle a entendu du jazz sortir de son habitacle, et la douce mélodie a apaisé ses nerfs encore vifs de sa séparation avec Max. En parlant de ce dernier, il n'a pas retenté de lui envoyer des messages depuis qu'elle est arrivée. De toute façon, il a épuisé tous leurs potes en communs pour demander des nouvelles, et son forfait téléphonique lui empêche d'avoir le wifi à l'étranger.

Pour sa semaine, elle s'est prévue un programme alternant entre repos et découverte. La jeune femme part rarement en vacances, sa famille de la petite classe moyenne n'avait que rarement l'argent pour partir à la mer, et bien souvent, sa sœur et elle restaient cloîtrées dans leur appartement de Champigny l'été. On allait souvent à Paris pour rêvasser devant les boutiques de luxe ou pour simplement se balader. Parfois, pour changer d'air, ils partaient en famille un ou deux jours à la mer, vers Etretat. A l'époque, Layla savait le sacrifice que ça représentait pour ses parents, cette virée annuelle au bord de la Manche. Elle savait que les semaines d'après, les repas étaient moins garnis et la paie des factures repoussée. Dans ses yeux d'ados, elle voyait la peine de ses parents à vivre correctement dans une société qui les rejetait à cause de leur couleur de peau et de leur sociologie. Encore aujourd'hui, parfois, quand elle leur rend visite dans l'appartement familial que ses ascendants continuent de louer, elle voit leurs visages abîmés par l'absence d'appartenance, le rejet et le travail. Ça lui fait de la peine de voir sa mère nostalgique et muette, et son père expulser toute sa mélancolie dans des blagues pas drôles sur leur pays. Son grand-père avait participé aux grandes manifs contre la guerre d'Algérie, au début des années soixante. Elle avait été bercé dans cette double-culture, et pourtant, elle n'était allée qu'une fois au « bled », comme on dit. Ses parents privilégiaient la France, leur patrie d'adoption pour leurs quelques escapades. Longtemps, ado, elle leur en avait voulu de leur cacher leurs origines, à Marwa et elle. Aujourd'hui, elle comprend leur volonté d'appartenance à leur pays d'adoption, et ça la rend triste, de voir que cette patrie ne leur a jamais rendu leurs efforts « d'intégration » comme le martelait les politiques de l'époque.

Elle le sait, elle a besoin de sortir, elle ne peut pas se morfondre dans sa tente, elle est venue pour se ressourcer et se changer les idées. Soline a bien fait de l'envoyer se reposer un peu, entre Max et son nouveau boulot prenant, elle ne sait plus où donner la tête. Se rencontrer sur elle-même est devenu une nécessité. Elle prépare alors son sac à main, déterminée à faire un tour dans le village et à échanger au moins un peu avec les locaux. Le camping est loin du bourg, excentré, il se rapproche des montagnes, on y accède par une côte rude. Layla n'est jamais sortie de France. Enfin, elle peut compter quelques rares exceptions, une fois pour rendre visite à de la famille éloignée au bled, et une fois pour une escapade en Allemagne avec une amie, mais rien de plus. Elle va rarement dans le sud, et voit les Pyrénées pour la première fois. Au collège, elle a appris l'espagnol, mais n'a jamais eu l'occasion de pratiquer.

Layla manque de chuter sur la route escarpée. Les montagnes sont vertigineuses, et elle descend la côte pour se rendre au bourg avec précaution. Elle n'a pas décroché un mot depuis qu'elle est arrivée. Elle a croisé quelques fois ses voisins dans le camping, des gens qui y vivent à l'année. L'un a une cinquantaine d'années et travaille sur la côte Atlantique, l'autre est une jeune femme de son âge qui semble assez recluse, avec son camping-car français. Elles ne se sont pas adressé la parole. Et puis, dans un coin du camping où ils ont été volontairement cachés, deux familles de roms y vivent à l'année, avec un barnum, deux caravanes et une simple tente. Layla se sent un peu de trop dans cette atmosphère routinière. La promiscuité, le partage des sanitaires lui fait penser aux chambres de bonnes minuscules parisiennes, comme là où vit Max. Encore Max. Elle est incapable de l'oublier, ne serait-ce que quelques instants, alors qu'elle baigne dans une atmosphère qui n'est pas censé lui rappeler. Elle n'y arrive pas. Tous ses faits, ses gestes la ramènent à lui. Ce qu'elle mange le matin. Le sac qu'il lui a offert. Ses compliments sur sa beauté. Layla a l'impression d'être sous son emprise. Soline lui a conseillé de prendre de la distance physique, de changer d'environnement, pour se ressourcer et être dans un territoire neutre. Chez elle, elle est à quelques kilomètres de sa chambre, c'est trop étouffant. C'est beau, se dit-elle. Ces vallées, cette nature luxuriante, ces montagnes rassurantes. Même si il est toujours dans ses pensées, elle se rapproche d'un sentiment de plénitude qu'elle n'aurait pas pu avoir à Paris. La ville est trop rapide, la métropole lui donne mal au crâne, la pollution la ronge.

En bas de la petite ville, sur la place centrale, elle découvre les petites ruelles typiques, les quelques commerces qui subsistent, et les édifices religieux, la parisienne a une envie forte de casser la croûte, puisqu'elle n'a rien avalé en se levant. Elle choisit un café dans une rue qui mène à la place centrale, un petit commerce tenu par une dame entre deux âges, assez bavarde, qui lui pose spontanément des questions. Layla ne parle pas catalan, et les restes de l'espagnol qu'elle a pu apprendre pendant sa scolarité sont morcelés. Elle tente un peu d'anglais maladroit, mélangé à un français bancal et à des gestes. La cité accueille des touristes en haute-saison, et la gérante a appris les bases des langues plus importantes, la frontière avec la France y est à une vingtaine de kilomètres.

Layla discute longuement avec la patronne du petit café, elles arrivent à communiquer malgré la barrière langagière. Cela lui fait du bien d'avoir une discussion directe avec quelqu'un, même pour quelque chose d'aussi banal qu'un café. Elle lui promet qu'elle reviendra pendant son séjour, après lui avoir expliqué brièvement les raisons qui l'ont mené à prendre un peu de repos.

En remontant sur la côte, Layla est étrangement de bonne humeur, et ce n'est pas arrivé depuis longtemps. Elle se sent enfin réellement heureuse d'être partie, décidément, Soline a souvent de bonnes idées.

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