25. 26/04
12h, Tremblay-les-Village
Rien ne s'améliore depuis le vol du pavillon deux jours plus tôt, au contraire, tout empire. Ils ont quitté la région parisienne pour découvrir la province, ils la retrouvent avec les mêmes problèmes qu'à Paris. Les milices de rue qui tentent de faire leur loi, les pilleurs qui mettent à sac chaque bâtiment vide, l'électricité coupée, l'approvisionnement qui n'est pas assuré, et depuis quelques heures, l'eau courante qui est coupée. Les provisions qu'ils ont faites se sont vite évaporées, entre leur ventre et une nuit, les pilleurs. Ils ont été naïfs, et les premières nuits, ils n'ont pas décidé de faire de tours de garde, et ils en ont payé les frais.
Sous le soleil tapant, Soline boit les dernières gorgées d'eau de sa gourde. La campagne leur donne plus d'espace, ils ont enfin l'occasion de se retrouver seuls, sans groupes annexes autour qui fuient eux aussi la région. Dans les villages, ils sont accueillis comme des pestiférés, ne reçoivent aucune aide des locaux. Les trois amis font une pause à côté un petit étang excentré du bourg, renouant avec l'eau pour la première fois depuis longtemps. Soline a ramené une savonnette, et elle prend du temps pour se soigner, couvrir son corps de savon puis rentrer dans l'eau douce. Même s'ils n'ont rien à manger, ils peuvent au moins garder cette dignité.
— On fait quoi ? demande Julien, déjà prêt à repartir.
— On peut se poser un peu ici non ? Y'a de l'eau et puis on vient à peine d'arriver...
— C'est des vacances ou un voyage dangereux là Max ?
— Ta gueule, rejoins-moi si t'es pas content !
Ni une, ni deux, Julien se désape complètement et saute dans l'eau claire de l'étang, et se rue sur le corps nu de Max qui rit aux éclats. Soline observe la scène depuis la berge, elle se sèche tranquillement après s'être elle-même lavée.
— Soline t'es sûre que tu veux pas venir ? lui lance Max qui course Julien pour se venger
— Nan, ça ira je pense. J'en reviens, j'ai pas trop envie de me refaire mouiller tout de suite.
— Elle est chiante hein ? Hein qu'elle est chiante celle-là. On va la chercher ? avance Julien en sortant de l'étang.
Max le suit avec amusement, et non sans peine, ils soulèvent le corps de Soline enroulé dans des vêtements pour le jeter à l'eau.
— Si vous faites ce que je pense, vous êtes des hommes morts, intervient-elle, se voulant menaçante.
Ils lâchent un petit rire moqueur tout en lançant la brune dans l'étang. Verte, elle tire Max par la cheville pour le faire tomber lui aussi dans l'eau. Ils se coursent mutuellement, Julien saute à son tour. Quelques instants d'insouciance, alors qu'ils doivent sans cesse garder leurs sens en alerte. Un peu de détente au gré de leur voyage si stressant. Une accalmie.
*
17h, Sérignac
Alix avait raison. L'instabilité du monde s'est aggravée, au-delà même de ses craintes. A présent, les magasins sont vides, l'approvisionnement ne vient jamais, laissant des étales entiers vides. Les gens cherchent de quoi se nourrir, errent des heures durant dans les centres commerciaux sinistrés qui leur paraissaient increvable. Sur certaines départementales, des fermiers se sont regroupés pour faire régner leur loi, intimant aux quelques derniers passagers motorisés de leur léguer le peu de ressources alimentaires qu'ils possèdent. Des cambriolages se multiplient, les forces de l'ordre sont débordées. Les fonctionnaires ne sont plus payés, alors les désertions sont légions. Des habitants se rassemblent pour s'entraider, s'échanger des conseils et se troquer des aliments de premières nécessité. Alix s'est mise en contact avec quelques personnes du village d'en bas, notamment le médecin qui lui a prêté la remorque quelques jours plus tôt. La journée où elle est partie chercher sa grand-mère hospitalisée lui semble bien loin. Ses nausées et son état matinal ne s'est pas amélioré, et ses règles n'ont toujours pas pointé le bout de leur nez, mais elle n'a pas le temps d'y penser, happée par leur nouvelle vie au jour le jour, et l'objectif qu'ils se fixent tous à présent : trouver de quoi manger. L'électricité a cessé de fonctionner, revenant une dernière fois durant toute une nuit, puis se coupant définitivement. Beaucoup ont arrêté d'essayer d'écouter la radio et de s'informer, priorisant les quelques piles qui leur restent pour des tâches plus utiles. Quelques rares foyers disposent encore de l'électricité, trafiquant des groupes électrogènes qu'ils alimentent avec de l'essence hors de prix — sans doute achetée illégalement dans les nombreuses stations-services dévalisées. D'autres arrivent à s'en sortir avec leur investissement antérieur dans les énergies renouvelables, se félicitant d'avoir acquérit des panneaux solaires, qui leur permette d'accéder à un confort auparavant banal, mais aujourd'hui luxueux. Certains ouvrent leur maison pour regarder la télé qui ne fonctionne presque plus ou prendre une douche chaude en échange de denrées alimentaires. Le sens du commerce ne s'est pas perdu. Alix et sa grand-mère continuent de prendre soin du potager de cette dernière, espérant avoir le plus rapidement possible des légumes. En attendant, elle se contente d'échanger des services avec quelques voisins, formant un groupe plus ou moins nommé, ratissant plusieurs foyers du village.
L'eau courante, quant à elle, continue de fonctionner sans constance, quelques heures quotidiennement, temps pendant lequel Alix en profite pour remplir de nombreuses bassines qui servent ensuite pour cuisiner et laver leur linge. Mais elles n'ont pas d'espoir, elles savent bien que ce n'est plus qu'une question de jour avant que l'eau potable cesse d'être distribuée directement dans leurs robinets. Évidemment, un business commence à se monter autour des pastilles de purification d'eau et autre filtres plus ou moins efficaces. Des gens se mettent à revendre clandestinement des pastilles d'iodes, des médicaments et autres denrées aux bienfaits supposés. Les pharmacies ont fermé elles aussi, et les gens se retrouvent livrés sans aucun conseil médical, Internet étant aussi coupé. Pour certains, c'est comme si on les amputait d'un cinquième membre. La crise et le renoncement contraint leur fait prendre conscience de leurs dépendances.
Les drogues deviennent un vrai problème social, s'ajoutant à la montagne des problématiques liées à la survie. Des gens se mettent à errer en attente de cannabis, plus aucun dealer ne s'aventure dans la campagne. Les PMU s'ajoutent à la longue liste des commerces fermés, et ni alcool ni cigarettes ne se vendent. Seul le marché noir prime, et on retrouve des boites de cigarettes troqués contre des montagnes de nourriture. L'argent n'a plus aucune valeur, Alix se demande même si la dévaluation est comptabilisée. L'essence, la bouffe, les drogues, l'eau : plus rien ne s'échange contre une liasse de billets, tout est dans le concret, à présent. La monnaie n'est plus un concept hors-sol fumeux, on est obligé de faire un choix entre plusieurs denrées vitales pour essayer de s'en sortir.
Le soir, en attendant que le soleil se couche, Alix prend le temps de repenser quelques instants à tout ce chemin parcouru à une époque où le monde allait encore à peu près bien, à une époque où les gens ne s'entretuaient pas pour un paquet de pâtes. C'est comme si à présent cette vie antérieure vécue dans l'abondance et la non-question de la survie devenait peu à peu irréelle dans l'imaginaire. Comme une parenthèse dans la rusticité généralisée.
*
18h, Digny
Les trois amis ont levé le camp du plan d'eau dans l'après-midi, après avoir croqué dans des pommes récupérées dans le jardin d'une maison inhabitée. Ils sont repartis vers l'ouest, continuant leur périple vers le pays natal de Max. L'ambiance est décontractée, même si leur rythme est soutenu et que l'atmosphère est pesante, ils arrivent à présent à blaguer et à discuter pour faire passer le temps des longues plages de randonnée. La route est toujours calme, personne ne vient les troubler dans leur odyssée. Parfois ils aperçoivent des silhouettes dans les maisons qui longent les départementales. Des âmes qui errent dans leur propre maison en se demandant si ils sont encore chez eux. Les coupures définitives d'eau et d'électricité amorcent le désespoir. Depuis la nuit où ils ont dormi dans une voiture vandalisée avec Julien, Max n'a pas réécouté les infos. A quoi cela pourrait lui servir, à part à développer sa culture en musiques classiques ? Les journalistes qui prennent parfois un peu de bande radiophonique le font uniquement dans le but de légitimer le gouvernement à coup de matraque médiatique, annonçant que les coupures sont passagères, que tout est sous contrôle. Au bord du gouffre, il y a toujours chez les gouvernants cette volonté de cacher, de masquer les désastres en cours.
— On fait bientôt une pause, réclame Julien
— Tu rigoles ? On va pas s'arrêter maintenant, on est parti y'a genre trois heures
— Quatre. Et je propose juste qu'on se repose un peu pour partir plus fort plus tard. C'est juste mathématique, argumente Julien.
— Ouais, Max, pour une fois qu'il a raison. Faisons une petite pause, appuie Soline.
Soline et Max n'ont toujours pas pris le temps de mettre au clair leur relation. Autour d'eux, le monde tombe en ruines, et pourtant il y a toujours un peu d'amour dans ces temps apocalyptiques. Depuis les quelques jours qu'ils ont passé dans l'appartement de la brune, fusionnels, sur un nuage. Ils ont passé l'essentiel de leur temps à faire l'amour, et à discuter de temps en temps. Jusqu'à l'idée folle de l'amie de Soline qui leur avait proposé dans un ultime acte de rébellion de mettre le feu à l'un des bâtiments les plus importants du pays. Évidemment, Soline avait envie de le brûler, ce bâtiment, après ces semaines enragées dans la rue. Et la perspective de rester seul sans Soline même une matinée n'enchantait pas Max, alors il l'avait accompagné. Dans ces temps incertains, Soline est devenue son point de repère, sa boussole. Dans des conditions normales, il n'aurait rien ressenti pour elle, et même dans l'état d'exception, il se demande bien ce qu'il peut ressentir à part un profond sentiment d'attachement. Soline est aussi sa relation pansement après des années en couple avec Layla. Elle est arrivée à un moment où il était perdu personnellement après s'être fait largué, et dans un monde qui se perdait lui-même.
— On va parler ? interroge Max, un peu gêné.
— Ouais, j'arrive. Deux minutes.
Max et Soline s'emportent ensuite à la lisière des bois, pour avoir un peu d'intimité.
— On a pas reparlé depuis...
— Ouais, je sais bien...
— Bon, on devient quoi, nous ?
— J'en sais rien, Max. Si tu savais à quel point j'étais perdue... Avec Layla bloquée dans son village catalan, et puis les pénuries, les grèves, le black-out, c'est tellement prenant émotionnellement... On a pas défini ce qu'on était, mais si au final on s'en fichait, et si ça n'avait juste pas d'importance ?
— Je comprends hein. Mais c'est juste que c'est plus simple pour avancer je pense. Mais c'est pareil, on a dû se trouver au bon moment.
Il ne se passera rien de plus entre Max et Soline. Ce sont juste deux âmes en quête d'un peu d'amour et de stabilité dans un monde en pleine mutation. Ils peuvent le dire, ils se sont rencontrés au bon moment. Rien de tout ça ne serait arrivé sans le contexte et leur vie personnelle. Un enchaînement de coïncidence qui a rendu, pour une fois, quelque chose de possible. Une naissance incongrue dans un monde qui se meurt.
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