23. 23/04

9h, Sérignac

Les nausées d'Alix continuent, et ses règles ne viennent toujours pas. La jeune femme commence à se demander si elle n'a pas une maladie ou des complications. Et gérer ça en plus des blessures de sa grand-mère, ça l'inquiète un peu. Elle s'est faite opérer la veille après ses fractures aux genoux et col du fémur, et Alix n'a pas encore été la voir. L'hôpital est loin, et elle a prévu de faire l'expédition à vélo le plus rapidement possible. A la radio, qu'elle écoute presque toute la journée pour passer le temps, certains journalistes insistent sur les pénuries qui gagnent à toucher une partie de la France, et au black-out survenu en région parisienne. Alix sent, d'instinct, qu'elle doit récupérer sa grand-mère avant que la situation ne se gâte encore plus. Si il n'y plus d'électricité, et des pénuries, elle ne sait pas comment elle va survivre. Pour le bien de sa grand-mère, il vaut mieux qu'elle la sorte de là. C'est comme ça qu'elle se décide, presque sur un coup de tête, d'aller la chercher à l'hôpital, à peine remise de son opération. Mais elle n'a pas de voiture, uniquement son vélo, et sa grand-mère est en incapacité totale de marcher. Débrouillarde ,elle pense d'abord à quémander une voiture pour la conduire aux gens du village, puis se rend compte qu'avec le climat de méfiance qui règne et le prix de l'essence, elle ne retombera pas de sitôt sur des gens comme Nazaire prêt à faire des centaines de kilomètres sur un coup de tête. Après quelques minutes de réflexion, elle trouve l'idée d'accrocher une remorque à son vélo pour y installer sa grand-mère, à la manière des carrioles pour les petits enfants. Le problème, c'est qu'elle n'a ni remorque, ni attache pour la fixer à son vélo. La voilà bien partie.

Déterminée à ne pas se laisser abattre, elle descend la côte qui la sépare du village, prête à faire le tour du voisinage pour trouver une âme charitable qui pourrait lui léguer quelques heures une remorque. Elle commence par sonner à la porte des gens qu'elle connaît de vue, bien souvent des anciennes connaissances de ses grands-parents, qui seraient en mesure d'aider Paulette si ils le pouvaient. A plusieurs reprises, elle n'obtient pas de réponse et reste la bouche béate au portail des maisons, d'autres fois, elle voit des habitants méfiants l'intimant de déguerpir au plus vite. La joie de vivre du bourg qu'elle a connue autrefois semble à présent être un lointain souvenir. Alix termine sa tournée, désespérée, et se tourne vers la dernière maison à la lisière entre le village et la forêt. Elle commence à frapper aux portes d'inconnus, prête à tout pour récupérer sa grand-mère de l'hôpital.

Étonnement, la personne qui se présente au portail n'a pas l'air d'un naturel méfiant, et lui paraît plutôt jovial. C'est un ado à la figure souriante qui lui inspire confiance.

— Bonjour, débute Alix, pleine d'espoir. Ma grand-mère est à l'hôpital à Cahors, et je dois la récupérer, sauf que je n'ai pas de voiture et qu'elle ne peut pas marcher. Le seul moyen que j'ai trouvé pour qu'elle revienne à la maison, c'est d'installer une remorque à mon vélo et remonter jusqu'ici avec. Je me demandais donc si vous aviez ce matériel et si vous seriez prêt à me le prêter quelques heures ?

— Maman a une sorte de remorque en bois, si je me souviens bien, songe à voix haute l'adolescent. Je vais chercher mon père, je reviens.

Alix est excité d'avoir enfin quelqu'un prêt à l'aider, après tous ces refus. Le bonhomme revient quelques minutes après, un sourire collé au visage, sans doute heureux de pouvoir aider. Il est accompagné d'un adulte, plus vieux, qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Alix rééxplique son problème, et un peu méfiant, il autorise Alix à entrer dans son jardin pour lui présenter une remorque, une sorte de caisse en bois robuste montée sur des roulettes. Artisanale, mais ça peut faire l'affaire, se réconforte-t-elle. La nantaise explique sa situation en détails, et le père du gamin se présente comme étant en médecin.

— Votre grand-mère a besoin de se reposer, vous savez. Je ne pense pas que c'est une très bonne idée d'aller la chercher alors qu'elle vient de se faire opérer.

— Mais... Avec toute l'instabilité, l'électricité qui se coupe et les pénuries, c'est pas judicieux de la laisser là-bas non plus. Et puis, elle pourra bien se reposer chez moi, non ?

— L'hôpital ce serait mieux, mais je comprends votre point de vue. Je peux vous prêter la remorque pour la journée, ça vous convient ?

— Bien sûr ! Merci beaucoup, il y a quelque chose que je pourrai faire en échange ?

— Pas que je sache, mais je vais voir. Je laisse Olive vous aider pour installer la remorque sur votre vélo.

L'homme disparaît ensuite dans sa maison, laissant le gosse d'une quinzaine d'années avec Alix.

— Olive, c'est ça ? demande-t-elle pour murer le silence.

— Ouais. Comme une olive. Et vous, vous vous appelez comment ?

— Alix.

— Vous avez pas l'air du coin, en tout cas. Vous venez de loin ?

— Tout le monde me fait cette remarque... Mais effectivement, je suis venue pour aide rma grand-mère, mais je viens de Nantes.

— Vous êtes venue en vélo ?! Questionne le gosse, admiratif.

— Pas vraiment. J'ai fait une partie du trajet avec, mais des potes m'ont aidé en voiture sur la fin.

— C'est courageux.

— Mouais. Je l'ai fait parce que je devais le faire. Je sais pas si c'est très courageux.

— Bah, moi je l'aurais pas fait, et tout le monde non plus. Vous sous-estimez pas. Et puis, même aller demander à des inconnus si ils ont une remorque, tout le monde le ferait pas. Vous avez du courage.

— C'est... Gentil, je suppose ?

— Oui. Bon, je vais vous attacher la remorque, c'est pas bien compliqué.

Le gosse prend un malin plaisir à expliquer un truc à Alix, voyant qu'elle est concentrée et qu'elle l'écoute avec attention et estime. C'est rare que ça lui arrive. En général, ses parents l'écoutent d'une oreille distraite, et personne ne prend ses explications au sérieux du fait de son âge. Mais voir qu'une dame le considère comme son égal sans aucune condescendance, ça lui plait. Comme si il était enfin dans le monde des grands.

*

Cahors, 12h30

Aussitôt après avoir récupéré la remorque, Alix s'est dirigée vers Cahors, la grande ville de la région, où sa grand-mère est hospitalisée. Elle n'a pas une minute à perdre. Elle a pédalé toute la matinée durant, sous un soleil chauffant son dos et ses bras dénudés. A l'arrivée, la sueur perle sur dans sa nuque, sous ses seins et sous ses aisselles. Devant l'institut, elle attache son vélo contre un poteau, réunit ses forces et son courage, puis entre en trombe sur ce qu'elle localise comme étant l'accueil de l'hôpital. Ses mots se mélangent dans sa bouche, ses paroles s'accélèrent, elle perd presque ses moyens.

— Je veux voir ma grand-mère. Paulette Rombaud. Hospitalisée pour une fracture au col du fémur.

— Elle a eu son opération hier, fait l'hôtesse en scrutant son écran d'ordinateur.

On lui renseigne le numéro de chambre de Paulette, et Alix avale quatre à quatre les marches qui la sépare du service en question.

— Mamie ? Tu vas bien ? Commence-t-elle en entrant en trombe dans la chambre.

Sa grand-mère a le regard vide. Ses yeux bleus semblent se chercher. Elle est assise dans un fauteuil roulant manuel, devant la baie vitrée qui lui donne à voir des platanes et un peu de verdure. Le lit médicalisé est défait, Paulette est habillée d'une simple blouse.

— Ça... Ça peut aller, marmonne-t-elle, les yeux toujours plantés dans les jeunes feuilles des arbres.

— Je vais te ramener chez toi Mamie, OK ? On va faire ta valise, et on s'en va. Ça sert à rien de rester plus longtemps.

— Mais le médecin a dit que je devais rester me reposer encore un peu...

— C'est urgent, mamie. Fais-moi confiance. Je t'expliquerai. Je suis venue en vélo, je vais te mettre avec ton fauteuil dans la remorque.

Paulette ne réagit plus, Alix jette un petit coup d'œil au couloir pour vérifier que le personnel médical est absent, et profite d'une brèche pour conduire sa mère dans son fauteuil jusqu'à l'ascenseur, qui tarde trop à venir au goût de la jeune femme. Au rez-de-chaussée, elle essaie de paraître sereine, comme si ce qu'elle fait est parfaitement normal et coopté. Proche de la sortie, alors que ses muscles se tendent, une infirmière qui passe dans le hall l'alpague.

— Il veut mieux que Madame n'aille pas faire de balade, vu son état. Elle a besoin de se reposer, affirme-t-elle en s'approchant d'Alix.

Cette dernière fait mine de ne pas avoir entendu, et trace sa route sans faire attention aux multiples protestations du personnel médical derrière elle. Dehors, elle souffle, heureuse de voir qu'ils n'ont pas eu le culot de la rattraper. Elle se débrouille alors pour allonger sa grand-mère dans la remorque, qu'elle a aménagée avec des couvertures et des coussins, quand elle est repassée chez elle après avoir récupéré le fruit de ses recherches. Elle galère à replier le fauteuil roulant durant de longues secondes, puis quand elles sont toutes les deux parées, elle pédale avec force pour quitter cette ville qui n'est pas la sienne. L'allée était beaucoup plus simple. Le corps bourru et vieux de sa grand-mère pèse à l'arrière, et elle a du mal à garder un rythme stable, fait de nombreuses pauses sur le chemin, exténuée. Alix se demande plusieurs fois si cette solution est la meilleure, si elle n'aurait pas mieux fait de laisser sa grand-mère au personnel soignant. Mais les coupures d'électricité sont de plus en plus fréquentes, et un jour, le courant ne reviendra pas, et Paulette aura besoin d'être loin de l'effervescence hospitalière, tente de se convaincre la jeune femme. Ce qu'elle n'arrive pas à s'avouer, c'est que ce n'est pas sa grand-mère qui a besoin de sa petite-fille. C'est elle, Alix, qui a besoin de Paulette.

*

18h30, Paris

Alors ça y est, ils vont partir. Fatalement, si ils restent à Paris, la mort les attend à chaque coin de rue. Quitter la ville, c'est du bon sens. Ils n'ont sans doute pas plus d'avenir ailleurs, mais au moins ils auront essayé. Ils vont tenter leur chance, comme des milliers d'autres, avec l'idée de rejoindre les parents de Max.

— Tu verras, ce sera bien, lui répète-t-il. Mes parents ont une ferme, ils sont capables d'être autosuffisants. On ne manquera de rien. C'est la meilleure décision à prendre. Et puis, la Bretagne, c'est pas si loin. On peut trouver des vélos ou une voiture à voler en route. Tout ira bien. Il nous arrivera quoi de plus ?

— J'en sais rien, Max. Mais c'est un peu tard, et puis ce sera pas une promenade de santé, on aura pas à manger, rien... Et puis je veux avoir l'espoir que le black-out ne durera pas éternellement. Il y aura forcément une fin. Hein, que ça se finira, cette histoire ? Au moins un peu. Que ça s'effondre pas comme ça.

— Soline... Arrête, toi aussi t'y crois pas une seconde à toutes ces conneries. Partir c'est la solution la plus raisonnable, même si t'as plus qu'une conserve dans tes placards, même si on sera à pieds au milieu des pilleurs. Un pote, Julien m'avait proposé d'aller dans le sud avec lui. Je pense qu'il sera d'accord pour partir avec nous en Bretagne, à trois, ce sera mieux.

Soline acquiesce d'un signe de tête. Elle aimerait mettre de la musique, mais son portable est déchargé, et sa chaîne hi-fi est inutilisable, et elle en a marre de la musique classique que diffuse son post radio à piles. Elle ne peut s'imaginer les mélodies que dans sa tête, ne peut que chantonner sans accompagnement.

Ils se contentent donc de préparer leurs affaires en silence, Max réduit son nécessaire à un sac à dos, Soline commence un tri de toutes ses affaires, tranchant entre les choix utilitaristes et les choix sentimentaux. Ils récupèrent les quelques réserves qui restent dans la cuisine, la brune classant méticuleusement ses objets personnels, ses vêtements et ses restes de nourriture.

— C'est bon, termine-t-elle difficilement. J'ai fini, on peut y aller.

Soline s'est préparé un sac de randonnée énorme, même Max ne savait pas qu'un truc pareil existait.

— Il faut au moins vingt kilos, ton truc. T'es sûre que tu veux pas l'alléger ?

— Non, c'est bon je te dis.

Soline ferme son appartement à double tour après avoir laissé un mot à Layla sur la table de la cuisine. Au cas où, se dit-elle.

Les voilà alors partis pour une dernière fois dans les rues de Paris, Max menant la danse vers la petite ceinture où Julien les y attend.

Les deux compères débarquent alors dans le couloir désaffecté, accusant une demi-heure de retard.

Julien est fidèle à lui-même, accoudé contre le mur en béton qui délimite leur espace.

— Je pensais que tu viendrais pas, commence le gringalet.

— Ouais, désole. On a eu un contretemps. Bon, je te présente Soline du coup. Soline, Julien, Julien, Soline.

— Ouais, OK, j'ai compris. C'est donc elle ta nouvelle copine ?

— Pas vraiment. Bon, je vais pas y venir par quatre chemins, mais on a décidé de quitter Paris.

— Vu la gueule de vos sacs à dos, j'aurais pas deviné, cingle Julien. Vous venez avec moi ?

— Soit pas désagréable... On voulait plutôt te proposer de venir avec nous. T'en penses quoi ?

— Vous allez où ?

— On va essayer d'aller en Bretagne, chez mes parents. Ils sont agriculteurs.

— Vous comptez y aller comment ?

— A pieds.

— Sérieux ? C'est du délire !

— Sans doute. Tu viens, oui ou merde ?

— Vous êtes fous. Mais l'époque est folle. Je viens. Il y a des chances pour que je regrette, mais je viens.

Les trois nouveaux compagnons esquissent un sourire franc.

— Tu as des trucs à prendre du coup ? questionne Max.

— Non, j'ai rien. Je vis seul. Et j'ai rien à récupérer. On peut y aller.

Il est déjà tard, le soleil va disparaître bientôt, et pourtant les voilà partis, déterminés à quitter la capitale. Ils discutent joyeusement en se dirigeant vers le périph, la porte d'entrée vers le bonheur. Trois silhouettes plus ou moins uniformes, qui rient de temps en temps aux éclats, derrière un coucher de soleil qui les illumine de lumière. C'est presque une renaissance.

*

20h30, Porte d'Orléans

Ils sont des centaines à descendre en grappes sur voies, quelques voitures bouchonnent derrière des hordes de migrants. Max, Julien et Soline se fondent peu à peu dans la masse de ces réfugiés méfiants, aux sacs à dos bien attachés qui poussent des carrioles ou s'entassent les vestiges d'une vie passée. Sur les bords, des familles entières se restaurent, installent un campement pour la nuit et font griller de quoi manger un peu. C'est surréaliste. Voir des gens manger sur la rocade en faisant un feu, Max ne l'aurait pas imaginé quelques semaines plus tôt, à part pour les blocages des étudiants et grévistes en colère. Mais avec les pénuries et le black-out, tout prend une tournure différente, désormais. Rien n'est jamais acquis.

Eux aussi, ils avancent à pas feutrés dans les foules qui se mélangent. Ils veulent sortir le plus vite possible du périph. Ensuite, ils aviseront. Les migrants prennent d'assaut les autoroutes pour se déplacer. Plus aucune voiture ne circule on ne paie quoi que ce soit aux paysages. Mais c'est dangereux, d'être avec tout ce monde en permanence. Des fuyards cherchent à piller, et sur la route, il n'y a rien à acheter pour se rassasier. Privilégier les petites départementales semble être du bon sens.

Quand ils arrivent vers l'ouest, à leur sortie, ils sont déjà épuisés. Autour d'eux, c'est l'effervescence, un brouhaha surplombe la rocade, et les trois amis se font sans cesse alpaguer par des mendiants et par des gens plus ou moins bien intentionnés. Dans la cohue, il faut toujours être sur ses gardes et être attentif. Max a du mal à comprendre comment des gens peuvent se poser, faire un feu, manger et dormir sur le bord de la route, à quelques pas des marcheurs. Quitter le périph' est un soulagement, et un déchirement. C'est matérialiser leur fuite, quitter complètement Paris. Aucun d'eux n'auraient pu imaginer ce scénario, à trois compères qui se connaissent à peine, à randonner sur la rocade parisienne en portant son monde sur ses épaules. L'époque a dépassé l'ordinaire.

Max ne sait pas combien de temps ils continuent de marcher au crépuscule, en s'éclairant de la lune et des étoiles désormais visibles dans la métropole. Ils deviennent qu'ils sont en banlieue ouest parisienne, au milieu des pavillons bien rangés et des centre-villes friqués. Marcher n'a aucune saveur, à part celle de la fatigue. Épuisés, ils finissent par trouver un coin à peu près calme, derrière un quartier résidentiel inhabité, dans la lisière d'un petit bois. Max n'a pas fait l'effort de situer sur son plan Michelin leur position. Ils ont simplement déroulés leurs quelques couvertures par terre et se sont endormis rapidement à la belle étoile, le ventre vide.

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