20. 20/04
16h, Paris
Leur nuit se confond avec le jour. Soline et Max passent leur temps collés l'un à l'autre, à faire l'amour dans tous les recoins de l'appartement. C'est plus simple pour accepter leur réalité, c'est tendre et évasif.
— C'est beau, de vivre l'apocalypse, tu trouves pas ? demande Max.
— Tu penses que y'a des zombies en bas ?
— Nan, sérieux.
— Je sais pas. Tu les as entendus, cette nuit ?
— Qui ça ?
— Les pilleurs.
— Ouais, bien sûr.
La nuit, on entend les gangs organisés qui rôdent autour des habitations, prêts à gober des miettes et à braquer des immeubles pour récupérer de quoi subsister.
A l'instant, Soline reçoit un texto de La Noue, qui lui annonce clairement leur volonté d'incendier l'assemblée nationale le lendemain. Il n'y a plus besoin de cacher les plans insurrectionnels et terroristes. L'état est devenu une coquille vide. Il n'est plus qu'impuissance.
— Max ? Tu es prêt à faire un truc que tu n'as jamais fait ?
— Oula, tu veux dire, un truc plus palpitant que l'époque qu'on vit là ?
— Nan, je sais pas. C'est inédit, mais c'est ancré dans l'époque. C'est mes potes de la dernière fois, tu sais. Ils sont toujours à fond dans le mouvement, c'est fou la déter' qu'ils se tapent. Bref. Ils ont des plans pour demain, ils veulent brûler l'Assemblée Nationale.
— Ils sont fous, tes potes, rit doucement Max
— Comme tout, quoi.
— Mais t'as raison. Tu es folle, l'époque est folle, et vaut mieux couler en beauté. Je viens.
Soline lui sourit.
— Il faudra qu'on parle de Layla, un jour, reprend-elle
— Y'a rien à dire.
— Bien sûr que si. C'est ton ex, y'a quelques semaines tu me quémandais encore son numéro.
— Ouais, mais je suis passé à autre chose. Et puis, on est bien tous les deux, tu trouves pas ? On se prend pas la tête, on fait l'amour, et ça me suffit.
— Si tu le dis, ouais.
*
18h, Bruxelles
La folie les gagne, eux aussi. C'est une contagion. Après la France, c'est au tour de la Belgique de sombrer dans la guerre sociale. Un peu partout, des grèves sont déclarées en réaction aux prix bien trop élevés du carburant. Cette fois-ci, pas besoin d'inventer. Le modèle est connu, il suffit de s'appuyer sur les révoltes françaises. C'est toute l'Europe qui se réveille dans des braises. Un peu partout, des gens allument des feux dans la capitale, sous forme de braseros pour se réchauffer le soir, mais aussi pour protéger les manifestants. A Berlin, le mouvement se symbolise par une casse massive des vitres des voitures. Dorénavant, elles sont les fantômes du passé, elles ne servent plus à rien. Les rendre inutilisables, c'est matérialiser leur entrée dans une nouvelle époque.
Dès les premiers gros rassemblements, Morgane et Judith ont voulu traîné tout le squat en manif, arguant d'une persuasion hors-normes. Avec le flic qu'il avait éborgné, Ibrahima perd goût à ces foules déterminées à en découdre pour symboliser leur rage.
— Vous voulez pas venir ? demande innocemment Judith, lunettes de piscine et keffieh déjà vissé sur sa tête
— Non, ça ira. On a déjà fait les manifs en France, tu sais
— Ouais, bah justement ! Vous pouvez les refaire maintenant.
— Judith, intervient Anatole, je suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Une manif, c'est pas que un jeu. Faut y aller avec prudence.
— Non mais les gars je sais bien. Mais... Vous êtes sûr que y'a pas autre chose ?
— Le flic qui s'est fait éborgné en banlieue parisienne, celui avec toutes les chaînes de télé tournaient en boucle, c'est moi qui lui ait détruit l'oeil. Tu comprends maintenant pourquoi on est ici et pourquoi on veut pas y aller ?
— Wow les gars mais c'est incroyable ! Éborgner un flic, bien joué mon gars, c'est ce qu'on rêve tous de faire !
— C'est beau de vous voir avec l'euphorie des débuts, mais spoiler, ça sera pas toujours comme ça. Commencez pas à croire que les révolutions sont si simples. Nous aussi on a des camarades qui sont tombés blessés. Arrêtez de vous ériger en martyr. Anatole, il s'est pris un putain d'éclat de grenade dans sa jambe. Les révoltes, c'est pas ça. C'est du sang, de la tristesse, du désespoir. Ce n'est plus de l'euphorie.
Ibrahima arrête de fixer du regard la rousse, dont le malaise se fait de plus en plus persistant. Il décide de couper court à l'entrevue pour partir dans une autre pièce, talonné par son ami. Il se sent plus mature du haut de ses seize ans que le reste des habitants de ce squat.
— C'est normal, t'sais, Ibra. On était pas pareil nous aussi. Complètement aveugle. Jusqu'à l'univ'. C'est logique qu'ils aient cette joie des débuts, eux aussi. On peut pas les en priver. Et puis, le temps de la désillusion viendra.
Le squat est étrangement vide pour un vendredi soir. Habituellement, tous les fêtards du quartier se ramènent dans la cours du squat pour fumer un peu à la belle étoile et faire la fête sans avoir peur des voisins et des regards. C'est un endroit accueillant que les étudiants adorent. Mais ce soir, ils entendent les explosions des manifestants en centre-ville. Le temps n'est plus à la fête. Enfin, pas de cette manière. Ils le savent tous. Aucun paradis ne les attend. A présent, à eux d'organiser leur ultime fête.
Anatole a trouvé dans une pièce une trappe qui mène au toit du bâtiment, c'est Izzie qui lui a parlé de l'endroit.
— Ibra ? Viens voir !
Le jeune homme se ramène avec une radio vieillotte chourée dans les parties communes, et suit son ami. Du haut de son échelle, le blondinet arrive à ouvrir la trappe métallique avec un peu de force, les menant sur un toit de graviers inutilité. Le quartier est légèrement surélevé par rapport au reste de la ville, et les habitats sont bas. La vue n'est pas complètement dégagée, mais par certains angles, on peut apercevoir le centre-ville.
Le ciel est rouge. Le feu le ronge, les fumigènes dansent dans l'océan au dessus de leurs têtes habituellement si calme. Des explosions éclatent sporadiquement, ils retrouvent les mêmes mimiques et les mêmes stratégies que les leurs, quelques semaines plus tôt. Chaque pays a besoin d'imploser, se dit Ibra.
Le ciel est rouge, les pétards craquent partout dans la cité, les cendres se répandent. Il n'y a pas quelques jours sans une insurrection éclate dans un coin du monde.
C'est quoi, la suite ? s'interroge Anatole. Le monde se détruit, les oiseaux ne chantent plus, les rivières sont asséchées, les pluies détruisent des vallées entières, des feux ravagent des forêts primaires, le prix du pétrole est en roue libre, le système bancaire de certains pays est sur le point d'imploser, et qu'en est-il, d'eux, de leurs silhouettes posés sur ce toit, un peu de jazz dans leur radio à observer avec sérénité les affrontements entre les manifestants et la police ? Le devenir sans avenir. Qu'adviendra-t-il de leur monde qui se consume ? Ils n'en savent rien. Les institutions ont échoué, c'est à présent le chaos qui les gouverne.
*
23h, Paris
Max vit sur un nuage. Il traîne depuis plusieurs nuits dans l'appart de Soline. Il a dormi une nuit chez elle à cause de sa voiture en panne et il ne l'a jamais quitté. Rien ne l'attend au-dehors. Julien doit être dans un coin à fumer, Antoine est en prison, Léonard s'est réfugié à la campagne. Son travail ne l'appelle plus. La vie avec la brune ressemble à un rêve. Avant, il passait ses nuits dans la chambre gauche du couloir, maintenant, c'est dans la chambre droite qu'il se fait désirer et désire.
Il a tout oublié, l'appel hebdomadaire de ses parents pour qui le monde continue de tourner, sa vie habituelle dans sa piaule à Gentilly. Le monde s'est arrêté de tourner, ou alors il tourne différemment. Soline et lui restent cloîtrés dans l'appartement qu'il connaît si bien, ils n'écoutent plus la radio, se contentent de manger, d'observer les rues environnantes de leur fenêtre, et de discuter comme si tout autour n'avait pas cessé de fonctionner.
Max a couché avec Soline et il ne s'en rend toujours pas compte. Tout est parti d'un appel désespéré un soir quand il est retombé dans une mélancolie fourbe et que sans issu il l'a contacté. Depuis, le temps s'est arrêté. Ce n'est pas leur désir qui a pris le dessus, c'est simplement eux qui ont laissé leur désir s'exprimer. La dernière fois que Max a touché le corps d'une femme, c'était Alix après une soirée débauchée en boîte. Avec Soline, ça n'a rien à voir. C'est plus doux, moins prise de tête. C'est comme une longue virée en bateau au milieu de l'océan. Il n'y a personne autour pour les faire revenir à la réalité ou les juger. Ils sont seuls, dorénavant.
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