19. 18/04

00h15, Sérignac

Nazaire et Nell sont restés plus longtemps que prévus. Paulette les a gentiment invité à partager le déjeuner, puis ils se sont proposé à faire tondre une partie de l'immense jardin de la ferme, l'après-midi est passée en un éclair et il est devenu presque trop tard pour reprendre la route pour rejoindre le village natal de Naz', et il tombait presque sous le sens que les deux compagnons pouvaient dormir sur place. Sa grand-mère a insisté, alors Alix n'a pas bronché, même si elle n'a pas vu cette invitation du meilleur œil possible. Même si elle trouve ces deux troubadours sympathiques, elle ne peut pas avoir pleinement confiance en eux, et sait qu'elle ne dormira que d'un œil cette nuit.

Alix a eu le temps de longuement échanger avec sa grand-mère, qui a minimisé au possible sa chute et ses séquelles. Pourtant, sa petite-fille voit bien qu'elle ne peut pas se déplacer correctement, que parfois elle divague à cause de la douleur, et que se mettre debout est une véritable épreuve.

— Dis, mamie, tu penserais pas que ce serait une bonne idée d'aller à l'hôpital pour vérifier que tout va bien pour tes jambes ? J'ai peur qu'après, ce soit trop tard...

Alix n'a pas peur que ce soit trop tard uniquement à cause de l'aggravation des blessures de sa grand-mère. Elle sait aussi qu'attendre est une folie dans un monde où ils doivent vivre au jour le jour. Qui sait, les hôpitaux seront peut-être fermés ou pris d'assaut d'ici quelques jours.

— T'en fais pas, ça ira bien. Et puis, j'ai fait mon temps, c'est normal que je m'en aille, à un moment. C'est la vieillesse, on y peut rien.

— On peut vous emmener, avec la voiture de Naz' à Cahors demain, si vous voulez, temporise Nell qui passe par-là.

— On va pas vous embêter tout le temps, va falloir que vous rentreriez chez vous, réplique Alix. On se débrouillera.

— Comme vous voulez, mais hésitez pas, il nous reste suffisamment d'essence.

La nantaise leur offre un sourire un peu forcé, puis Cannelle demande si elle peut prendre une douche malgré l'heure tardive, Paulette décide d'aller se coucher, et Nazaire traîne sur son portable dans la cuisine. Alix montre avec minutie la manière de régler la température pour ne pas pomper toute l'eau chaude du ballon, puis laisse Nell se lave tranquillement.

Quelques minutes plus tard, alors qu'elle se prépare à aller dormir dans sa chambre, elle entend ses exclamations depuis la salle de bain.

— Il y a un truc qui va pas ? demande Alix, confuse.

— Oui... L'eau est froide, pourtant j'utilise pas l'eau chaude depuis longtemps, je comprends pas...

— Y'en a peut-être simplement plus, faudra réessayer demain, à moins...

Alix se fait couper dans ses explications par les néons qui crépitent plusieurs fois au-dessus de sa tête, jusqu'à ce que la lumière du corridor se coupe complètement.

— Y'a plus de courant, baragouine Nell, c'est malin, je me suis pas rincée.

— T'as qu'à essayer de faire ça dans le noir à l'eau froide, ça a l'air fun, débarque Nazaire.

— Ta gueule !

L'occupante de la salle de bain termine non sans ronchonner sa douche dans des conditions précaires, puis alors qu'elle a peine terminé d'enfiler une chemise de nuit prêtée par son hôte, les deux compagnons qui squattaient dans le couloir entre naturellement dans la petite pièce. Nazaire éclaire les autres femmes avec le halo de son téléphone portable, qui se vide peu à peu de sa batterie.

— Ça coupe souvent, comme ça ? interroge Nell.

— Non, à part quand y'a des orages. J'ai jamais vu un truc comme ça inexpliqué. Ils font peut-être des travaux et mamie me l'a pas dit. Y'a forcément une explication rationnelle. Ou alors, c'est le disjoncteur...

— Ça m'étonnerait, arque le brun, qui semble en pleine réflexion.

— Ah ouais ?

— Ouais. Ça m'étonnerait pas avec tout ce fouillis, entre les grèves et les pénuries, il y ait des centrales à l'arrêt. Ce qui est inquiétant, c'est que malgré ces fermetures, on achète pas d'électricité à l'Allemagne pour masquer le manque de production ici... C'est vraiment louche.

— T'es sûr que ça peut-être ça ? Je vais aller vérifier le disjoncteur, quand même, arque Alix, peut convaincue.

La jeune femme repart en direction de la cuisine, utilisant le portable de Naz' généreusement prêté pour qu'elle fasse le voyage. Elle trifouille alors la boite électrique, située sur un des murs de la cuisine, mais tout lui paraît normal. Le brun a sans doute raison, et ça la terrifie.

Elle retourne dans la salle de bain pour trouver le soutien de ses nouveaux amis, qui semblent en pleine discussion.

— C'est maintenant que ça va partir, argumente Nazaire. A paname, ils ont fait appel à l'armée pour virer des manifestants de la Sorbonne. Il paraît qu'ils ont plus rien à manger, que les liaisons routières sont complètement paralysées. C'est le moment parfait pour que tout vacille. Ici, du moins. Le courant va sans doute revenir, mais c'est le début. Va falloir s'attendre à ce que ça coupe définitivement d'ici quelques jours.

— Ca peut pas arriver comme ça, si ? S'inquiète Nell, ce qui fait frémir sa peau d'ébène.

— Je sais pas. Peut-être bien que si.

— Ma grand-mère. Faudrait qu'elle aille à l'hôpital avant que ça arrive.

— T'as raison. Faudrait l'emmener dès demain matin, affirme Nazaire.

— Depuis quand t'as envie d'aider, toi, demande Cannelle en rigolant, pour détendre un peu l'atmosphère.

— Depuis que j'ai compris que dans les jours qui viennent, on allait sans doute devoir sauver un max de gens avant de tomber dans la barbarie et le chaos, Cannelle.

Le discours du brun fait froid dans le dos à Alix. Évidemment, elle s'est plusieurs fois imaginé ces scénarii, en voyant la SCNF stopper complètement ses services, en apprenant la fermeture des frontières et les ruées vers les banques des gens souhaitant récupérer leurs épargnes. Forcément, que les effets plus graves se feraient sentir ensuite. Alix observe un à un le deux visages de ses amis, grâce au clair de lune et à la faible lueur qu'émet l'écran de téléphone de Nazaire.

— Vous faisiez quoi avant ? demande l'hôte, pour briser le silence.

— Chômeur. Enfin, j'ai fait quelques boulots ici ou là, pour gagner un peu de thunes et aider ma sœur et son copain pour la ferme. Mais bon, vu que j'ai décroché en seconde et que j'ai pas d'autres diplômes, c'est pas facile. Mais là je bossais dans une boîte d'intérim.

— Moi non plus, je fais pas grand chose. Avec Lill et Yvan, on passe l'essentiel de notre temps à organiser des free party, parfois on bûche un peu dans les festivals, Lill est ingé du son, et moi et Yvan on aide pour faire les muscles, ça nous rapporte de quoi bouffer et se déplacer. C'est grave précaire, mais on survit. Et toi, Alix ? T'es la plus stable d'entre nous, ça se voit.

— Y'a trois mois, j'aurai répondu non. Je vivais un peu en itinérance, en bossant un peu quelques moins à un endroit dans un truc de merde, puis en me reposant sur les économies, en déménageant sans cesse... C'était marrant, mais j'ai fini par faire une formation à Nantes pour réparer des vélos, puis on m'a pris dans une boutique de bobos écolos un peu trop chiant. Ca fait bizarre d'être stable avec un vrai salaire, on se sent un peu trop adulte. Dommage qu'il me manque le pavillon, le labrador, le mari et et les deux gosses.

— T'as vachement imaginé ta vie dans ce cliché quand même, taquine Nell.

— Faut croire que ça a été mon cauchemar pendant hyper longtemps. C'est pour ça que je voulais pas me fixer.

— Ouais, je comprends. J'ai fait ça quand j'avais dix-sept ans. J'ai fuit le foyer, mes vieux ont failli me mettre à la porte, et pendant neuf mois j'ai bossé un peu dans des plans au black, j'ai fait du stop, j'ai rencontré des gens. Ça reste une des meilleures expériences de ma vie je pense.

— C'est loin, n'empêche. Moi, là, j'aimerai juste rentrer en Guyane pour voir mes parents, oublier la vie en métropole... Mais c'est pas possible... Et avec cette putain d'instabilité, je les reverrai pas avant hyper longtemps, s'insurge Nell.

— Si tu les revoies un jour, remarque Nazaire.

Cannelle n'ose pas relever la réplique cinglante de son ami. Peut-être parce ce qu'elle sait qu'au fond, rien n'est sûr, et qu'il a peut-être raison, même si elle refuse encore d'y croire.

*

1h, Paris

Aux petites heures de la nuit, Soline finit par se dire qu'il serait mieux qu'elle rentre chez elle.

— Je te raccompagne, j'ai ma voiture, lui propose Max

— Euh, ouais, je veux bien. J'ai un peu la flemme de traverser tout Paris à pied là.

— Ouais, je comprends.

Soline a bu plusieurs verres, mais elle a encore parfaitement les idées claires. Elle s'engouffre rapidement dans la citadine rouge, puis Max se met en route dans les rues désertes de la capitale. Il essaie de faire la conversation pour éviter les blancs gênants, et la brune lui en est reconnaissante.

A l'arrivée, Max lui fait un sourire, ils sont en pleine discussion. Elle ne savait pas qu'il pouvait être aussi cool. Le blond coupe son moteur le temps de se garer quelques instants, Soline se dirige vers son immeuble après un dernier signe de la main, et Max rallume sa voiture, en vain. Elle ne démarre pas.

— Putain !

Soline se retourne alors, ayant entendu le juron.

— Y'a un truc qui va pas ?

— C'est la caisse. Le moteur ou la batterie doit être morte. C'est le dernier truc qui devait m'arriver ça.

— Merde. Tu... Tu veux venir dormir chez moi ?

— Ouais, si ça te dérange pas.

— Nan, t'inquiète pas. Le canapé est vide.

Soline tape méticuleusement son digicode à l'entrée, puis les deux montent rapidement les escaliers jusqu'à l'appart.

— Bon, je te laisse te changer dans la salle de bain, fait Soline en partant vers sa chambre. Bonne nuit.

— Attends.

— Oui ?

— Merci d'avoir bien voulu que je vienne à ta soirée avec tes potes, j'avais besoin de me changer les idées. Et de me dépanner pour cette nuit, aussi. Bonne nuit Soline, à demain.

La brune s'approche de lui dans un sourire, lui colle une bise sur la joue. Le blond la rapproche un peu de lui, puis, sans prévenir, elle l'embrasse quelques instants, goûtant aux lèvres de l'ex de sa meilleure amie. D'abord étonné par le baisé, il finit par y répondre avec passion, puis s'entraînent mutuellement vers le canapé, Soline chevauchant le corps de son amant. Bientôt leurs habits sont envoyés à l'aveugle dans la pièce et leur corps nus se collent l'un à l'autre. Dans l'obscurité, leurs traits se mélangent, se nouent et se dénouent, leurs lèvres se scellent et se débordent.

Cette nuit, alors que le monde tombe, que les pilleurs commencent à fouiner dans les commerces fermés, que les réserves alimentaires s'amenuisent, et que leur ville n'est plus que le réceptacle de quelques individus démunis, à la recherche de leur devenir, Soline et Max s'emportent dans le contraire de ce que prône l'époque. C'est une résistance, les antipodes de la logique guerrière voulue contre les crises. C'est l'amour.

*

9h, sur la route de Cahors

L'électricité est revenue dans la nuit. Alix a entendu un clic généralisé vers quatre heures du matin, et les ampoules du couloir se sont illuminées. Elle est partie les éteindre, sourire aux lèvres. Ce n'est pas encore aujourd'hui que ça s'arrête, se rassure-t-elle.

Le matin, les trois compères ont omis la coupure à Paulette, pour éviter de l'inquiéter. Alix a insisté pour qu'ils l'emmènent à l'hôpital, prétextant un contrôle de routine, « pour vérifier que tout va bien » l'a-t-elle rassuré. Paulette n'était pas particulièrement partante, mais à son âge, son avis n'a plus vraiment de valeur. Elle est vieille, après tout, il faut prendre soin de son être. La vieille dame se sent comme une relique, précieuse sans savoir vraiment pourquoi, mais qui n'est plus vivante, et ça l'attriste. Rien que pour ces non-choix, elle aimerait se laisser mourir.

Pour éviter tout questionnement de la part de la vieille dame, Nazaire a évité de mettre la radio sur une chaîne d'informations, la branchant sur une des innombrables radios diffusant de la musique classique, se disant que ce choix neutre plairait à Paulette.

Alix se sent désespérée de voir sa grand-mère aussi mélancolique, avec un envie de se laisser aller un peu trop présente. Plusieurs fois, elle se demande même pourquoi elle est venue jusqu'ici pour l'assister, si son envie de se foutre en l'air est aussi intense. Alix essaie de l'excuser, prétextant la vieillesse et ses idées obscures.

Mais Paulette n'a pas envie d'aller à l'hôpital. A son âge, son seul rêve, c'est de mourir dans son lit, loin des blouses blanches, des médecins hautains et des infirmières qui la traitent comme un enfant car elle n'arrive pas à faire ses besoins seule. Cette humiliation, on lui a raconté, et elle n'a pas envie de la vivre.

— Je veux pas y aller.

— Mamie... Fais-moi confiance, OK ? On parle juste d'un contrôle pour vérifier que tes jambes s'en remettront. Ça se trouve, tu t'es cassée un os.

— Bien possible, et alors ? Ils vont quand même pas me foutre un plâtre ? Ils veulent pas me laisser mourir ?

— Mamie...

Nell et Nazaire les observe, compatissants. Le brun aussi, a vécu cette situation délicate, avec ses grands-parents poussés par l'envie de quitter ce monde, et il ne peut que comprendre la douleur silencieuse d'Alix. Il pose alors sa main sur l'épaule de la citadine, qui sursaute légèrement.

— Ca va aller, tu vas voir, chuchote-t-il.

Il entraîne ensuite Paulette en lui prenant la main, l'autre épaule étant soutenue par Nell. Paulette finit par se résigner, elle adresse un regard vide à sa petite-fille, puis la petite troupe pénètre dans l'hôpital silencieux, et rapidement, les médecins embarquent la veille dame pour des analyses. Alix a honte de faire subir un traitement que sa grand-mère ne veut pas. Elle ne sait pas quelle posture adopter. Dans l'histoire, elle sera toujours la méchante, soit celle qui force sa grand-mère à voir des médecins, soit la celle qui laisse sa grand-mère mourir, et cette binarité, ça la démange.

— Ça ira, finit par dire Naz.

Et Alix ne sait pas si il dit ça pour elle, pour sa grand-mère ou pour se convaincre lui-même.

*

10h, Paris

Soline a du mal à comprendre d'emblée ce qu'il se passe autour d'elle. Le canapé est défait, et elle est blottie contre Max qui semble encore dormir. Autour d'elle, tout paraît normal, sauf la présence du garçon aussi proche. Elle se lève, défait ses membres engourdis puis s'en va à la cuisine se chauffer un café. Habituellement, elle aime bien mettre la radio pour un peu de compagnie, mais elle n'a pas envie de réveiller Max et elle doit réfléchir. Ce qu'il s'est passé la veille ressemble à un rêve un peu trop romancé, elle a du mal à distinguer le vrai du faux, et l'alcool y est pour beaucoup. Elle s'en veut, aussi. De coucher avec l'ancien mec de sa meilleure amie, coincée dans un village catalan sans avoir de nouvelles depuis des semaines. Elle ne mérite pas Layla. Max s'est comporté comme le pire des connards avec son ex, il l'a trompé, Soline a passé des heures à essayer de réconforter son amie sur le canapé, pour qu'elle finisse par baiser avec lui. La brune se dégoûte. Elle n'aurait jamais dû faire ça. Max avait forcé, aussi. Pour venir chez ses potes, pour passer la nuit dans son appart, même si c'était elle qui avait fait le premier pas en l'embrassant. Elle le regarde dormir quelques instants, avant de se rendormir elle-même.

*

11h, Paris

Soline se réveille doucement. Elle ne sent plus la présence de Max dans le canapé. Elle se lève, enfile ses vêtements posés à terre, puis repart en direction de la cuisine, se maudissant de s'être rendormie malgré son café.

Elle tombe nez à nez avec lui dans la cuisine, il est affalé sur une chaise et semble en pleine réflexion, son regard posé sur la fenêtre.

— Salut, articule Soline.

— Salut.

Max est impassible, ses yeux fixent un point dans le vide, il ne la regarde pas.

— Y'a un truc qui va pas, demande la brune, inquiète.

— Non, ça va. C'est juste que... Je viens de réalisé qu'on est coincé en fait. On va être obligé de rester ici, c'est du suicide. A Rungis, y'a plus rien, c'est pire que ce qu'ils disent à la télé, quand elle fonctionne. Et puis, pour le reste de la bouffe, y'a des pénuries de pâtes parce que les gens se ruent dessus, mais faut pas croire, les industries d'agro derrière, elles tournent plus avec les grèves. Et avec le prix du pétrole, les importations, c'est impossible que ça fonctionne.

— Je sais tout ça Max. Tu crois qu'on a décidé d'occuper la Sorbonne pour quoi ? Parce qu'on avait plus rien à perdre. C'est quand les perspectives d'avenir deviennent des cendres que les gens sont le plus prêt à en découdre. Si le mouvement est aussi violent, c'est que les gens ont peur. La non-violence, c'est pour ceux qui n'ont pas la nécessité de la révolte. La plupart de ces écolos bobos, sans la crise, ils auraient jamais osé lancer un pavé sur les flics, beaucoup d'entre-eux faisaient ça pour déconner, se sentir vivants, comme des ados. Mais rien ne les arrête, le point de non-retour est passé depuis longtemps.

— Ouais, t'as sans doute raison. On est mal barré.

Prendre conscience que la ville devient une morgue, ça fait mal. L'urbanisation sauvage, dévastatrice, prend un autre visage. La métropole devient alors l'incarnation du système moribond.

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