18. 17/04
8h, Annezay
Alix s'est réveillée aux aurores, inspirée. Elle a mangé quelques confiseries mal rangées de la veille, puis a attendu que ses compères endormis se réveillent eux-aussi. La nuit lui a porté conseil, pour une fois. Ses insomnies ont disparues, mais au réveil, c'est comme si sa décision tombait sous le sens. Elle va accepter l'aide de Nazaire. Tout ce qu'elle veut, ça reste de pouvoir retrouver sa grand-mère le plus rapidement possible — et si elle en avait l'énergie, elle sait qu'elle pédalerait nuit et jour. Elle attend alors, impatiente, qu'il se lève pour qu'ils puissent rallier le petit village perdu de sa grand-mère.
Dans ses pensées, elle ne le voit pas surgir derrière elle, un sourire collé à son visage. Ils se saluent tous les deux silencieusement, respectant la tranquillité du lieu à l'aube.
— J'accepte, pour ta voiture, finit par lui chuchoter Alix, en plus d'un sourire malicieux plus ou moins implicite.
— Cool. Je le savais. Tu veux partir quand ?
— Le plus tôt possible. Maintenant, en fait.
— OK. Bon, Cannelle, Lill, Yvan ! On y va ! Fait-il, en haussant fortement le ton de sa voix
— Eh, le rembarre-t-elle, t'étais pas obligé de crier. Je savais pas qu'ils venaient, sinon j'aurai attendu qu'ils se réveillent.
— Tu préférerais être seule avec moi ?
— J'en sais rien. Je veux juste être chez ma mamie le plus rapidement possible. Pour le reste, si tu savais comment je m'en fou.
Cannelle la regarde, interloquée. Elle caresse sa peau ébène de sa main, se redresse et rassemble ses cheveux crépus en une couette plus ou moins diffuse.
— Y'a quoi Naz ? Pourquoi tu me tires du lit à six heures du mat' ?
— Il est huit heures, de un. De deux, on a une dame à conduire chez sa grand-mère.
— Alix ? C'est vrai ? Cool que tu acceptes, avec Nazaire en conducteur tu seras chez ta grand-mère pour le déjeuner.
— Super. On y va ? Qui vient ?
Lill et Yvan qui viennent d'émerger s'échangent un regard. Pour eux-aussi, la vie se vit au jour le jour, même c'est le cas depuis longtemps. La plupart des gens apprennent peu à peu à vivre avec un avenir proche toujours un peu plus incertain. S'habituer à l'incertitude comme cette bande de troubadours l'a toujours fait, ça relève d'un mécanisme psychologique pas facile à adopter.
— Je sais pas si je viens, avoue Lill, perdue. J'attends mon copain qui doit arriver et...
— T'inquiète, lui sourit Nell. On sait tous que t'attends ton Thom depuis des lustres. Laisse, ça va bien se passer.
Yvan suit l'avis de Lill, et ils ne sont que trois à abandonner le terrain acquis à la free party. Alix récupère ses affaires et prend son vélo à la main, soucieuse de savoir si il tiendra dans la petite voiture de son chauffeur.
Ils marchent plusieurs dizaines de minutes, dans un silence reposant. Alix ne dort plus beaucoup, depuis quelques jours, malgré l'arrêt de ses insomnies, ses nuits sont beaucoup trop courtes pour lui permettre un discernement correct et une réflexion pleine. Elle se demande plusieurs fois pourquoi ils font ça. Qu'est-ce que ça peut bien apporter à ce type d'emmener une inconnue chez sa grand-mère, alors que l'essence est trop chère pour être achetée en quantité raisonnable et que tout le monde se rationne jusqu'à la moindre goutte de carburant ? Peut-être que ce type a d'autres idées en tête que de la conduire réellement, rien que d'y songer, ça la fait frémir. Peut-être que si il a proposé et accepté si promptement, c'est qu'il en tire des bénéfices non-négligeables derrière, et ça lui fait froid dans le dos que ce soit possible.
— Pourquoi t'as proposé de m'emmener, en fait ? L'essence est chère, et on se connaît pas, pourquoi tu fais ça ? questionne Alix un peu trop agressivement, un point de méfiance dans la voix.
— Je sais pas. Parce que j'ai rien d'autre à faire je pense. Et puis pourquoi pas ? Autant aider les gens si j'peux, tu crois pas ?
— Ouais. Je trouve juste louche que tu me proposes juste comme ça. C'est un peu bizarre, quoi.
— OK... Désolé d'essayer d'être sympa.
— Non mais merci, hein. C'est juste que je me pose des questions quant à tes motivations. On se connait pas.
— T'en fais pas, embraie Nell. On va pas te kidnapper ni rien. C'est juste qu'on a rien d'autre à faire, que Nazaire a encore une voiture fonctionnelle, et qu'on s'en veut un peu de t'avoir empêché de dormir hier. On se rattrape comme on peut.
— Ah. Je dois vous dire merci, du coup ?
— Non. Tu fais comme tu veux. On s'en fout.
Alix se met à rire d'un rire franc, et bientôt Nell la rejoint, puis Nazaire, ce qui fait apparaître ses fossettes.
Ils avancent sur les routes de campagne désertes, que les voitures à l'arrêt n'arpentent plus. Les champs continuent d'être entretenus, mais pour combien de temps, se demande Alix. Le monde se meurt autour d'eux, et chaque jour qui passe l'inhumanité s'en empare et impose un peu plus son hégémonie. Dans ces moments de rupture, Alix ne retrouve coincée dans l'avenir sans devenir, le temps ontologique se disloquant peu à peu.
Au terme d'une marche matinale entre forêts et champs, les trois compagnons de route arrivent dans le bourg du village encore à peine endormi. Dans les cours des maisons, on croise le regard bref et méfiant des habitants, reconnaissant la bande de fêtards connue dans le coin. Nazaire les conduit jusqu'à une ferme un peu à l'écart, où du matériel agricole s'entasse aux côtés de bâtiments qui ne sont plus utilisés.
— Voilà ma baraque, montre Nazaire en écartant les bras.
— Tu vis seul ? demande Alix, soudain curieuse
— Non, avec ma sœur et son copain, ils ont repris la ferme. Bon voilà, la voiture, montre-t-il en pointant une Citroën familiale grise plus ou moins usée.
Alix observe avec considération le bolide devant elle, puis s'engouffre à l'arrière, prête à partir. Nazaire prend le volant, et Nell se place à l'arrière.
— Tu connais la route ? demande le brun, en allumant le moteur.
— Oui attends, fait la voyageuse en sortant son téléphone qui lui sert en GPS. Tiens, lui dit-elle en lui filant le portable entre les doigts.
— Merci. Je mets un peu de musique ?
— On peut écouter les infos ? Ca fait hyper longtemps que j'ai pas entendu les actualités. Enfin, trois jours, mais dans ce contexte, c'est comme si ça faisait un siècle.
— T'as raison, rigole Naz. Bon, je mets ça vite fait. Mais pas plus de cinq minutes s'teup, après c'est trop déprimant.
— C'est vrai, concède Alix. Va pour cinq minutes.
Le conducteur trouve une station à peu près entendable en cette rase-campagne, et pour trouver une chaîne qui ne grésille pas trop et ne diffuse pas de la musique classique à cause des grèves, il met plusieurs minutes.
— Ca me gave. Je jette l'éponge, y'a rien.
— Attends, deux secondes.
Alix s'attarde sur l'autoradio, trifouille quelques boutons, change de stations, puis on finit par entendre la voix nasillarde d'une présentatrice. C'est comme si elle est déjà préenregistré, son ton sonne comme un énième spot de publicité qui doit tourner en boucle pour informer la population. Elle n'apprend pas grand chose de plus, si ce n'est la fermeture des frontières de la France avec ses états frontaliers et la ruée sur les banques de l'avant-veille, les travailleurs qui ne reviennent pas au travail, les dizaines de morts et disparus que font les inondations, et les villages du sud-est qui peu à peu retrouvent le reste de la civilisation. Alix espère avoir des nouvelles de sa mère dans les heures qui viennent. La présentatrice évoque rapidement le cas de la capitale parisienne, martelant que la situation serait sous-contrôle. Alix veut y croire, mais pourtant, elle sait au fond d'elle que Paris a beaucoup de chances d'être livré à la barbarie.
*
11h, Bruxelles
Les deux amis commencent à prendre leurs marques dans le squat bruxellois. Une bonne ambiance y règne, et peu à peu, ils oublient leurs soucis. La situation semble vraiment critique en France, des appels à retirer tout son argent des banques foisonnent, et cette fois-ci, ce n'est pas qu'un appel dans le vent. Les gens n'ont plus rien à perdre. Le slogan « si l'on coule vous coulerez avec nous » n'a jamais été aussi véridique. A côté, Ibra qui éborgne un flic à Bobigny, ça semble presque dérisoire, anecdotique. Une goutte d'eau dans l'océan de l'anormalité.
— Salut les gars, je vais au marché, ça vous dirait de venir ? Leur demande Judith.
— Ouais, pas de souci.
Anatole et Ibrahima suivent alors la rousse dans un dédale de rues dont elle seule a le secret, pour arriver sur une place avec quelques skateurs et quelques étales de fruits et légumes.
—D'habitude, ils sont plus nombreux. Mais là, avec la crise, beaucoup se déplacent plus, l'essence c'est trop cher.
Ibrahima regarde un peu les prix, et c'est bien plus cher qu'en France. Avec la hausse du prix du baril et la rareté des ressources, l'augmentation des prix est fulgurante. Au moins, ici, pense Anatole, ils ont des produits frais. A Paris, ça n'existe plus. La RTBF les met au courant sur la situation de la capitale parisienne, et c'est glaçant. Les transports ne fonctionnent plus, tous les habitants qui le peuvent sont partis de la ville, tous les commerces sont fermés et la ville est en proie aux pilleurs. Ibra pense à sa famille, restée coincée à Bobigny, tous n'ont pas eu la chance de partir en Auvergne chez des aïeuls comme la famille d'Anatole. Même dans la catastrophe, la classe sociale compte.
Judith paie les quelques kilos de légumes frais, grimaçant en entendant le prix du marchand.
— Vous avez visité la ville, un peu ?
— Un aprèm avant d'arriver ici, ouais, on est allé sur le canal. Mais sinon, non.
— Vous avez rien vu, quoi. Izzie va absolument vouloir vous emmener dans des vieux musées nuls, là. Pour les coins cools, vous pouvez compter sur moi. On se fait ça cet aprèm ?
— Ouais, OK.
Judith mène la danse, les emmène un peu partout dans les rues du quartier. Anatole et Ibra prennent leurs marques dans ce nouvel environnement, ils ne savent pas combien de temps ils resteront à squatter sans aucune ressources, mais ça ne les angoisse plus, vivre au jour le jour est habituel. Les potes du squat leur tiennent compagnie, ils se serrent les coudes dans l'époque extraordinaire.
— Hey, les salue Morgane.
— Salut, on a ramené de quoi faire un bon tajine pour se midi, lui répond Ibra.
—Super !
— C'était pas trop cher ?
— Nan, t'inquiète, ça passe, lui crit Judith depuis une pièce attenante.
Morgane fait la vaisselle, tandis qu'Anatole commence à éplucher des carottes pour leur repas du midi.
— On va se balader cet aprèm ? questionne Izzie en entrant dans la pièce.
— Carrément !
— Ouais, je leur ai dit qu'on irait se balader un peu. Mais hors de question de que tu nous traînes dans tes vieux musées, mec, rembarre la rousse.
— T'es sérieuse là ? Je suis pas chiant à ce point.
Les cinq partent alors dans des discussions improbables, rigolent en préparant un repas avec quelques légumes fraichement achetés et des restes de pâtes. Anatole a l'impression de trouver enfin sa place. Jamais il ne s'est autant senti à l'aise que dans ce squat, loin de sa famille.
La petite bande de bras cassés déambule dans les rues de la capitale belge, Judith s'attelle à sa tâche avec enthousiasme, passant par les endroits les plus connus de la ville aux quartiers underground dont seule la rousse a le secret.
*
13h, Sérignac
Ils ont roulé cinq heures durant, sans pause, sur des routes départementales désertes, Nazaire tenant à éviter les autoroutes. Alix a du mal à se rendre compte qu'elle est enfin arrivée chez sa grand-mère, dans son hameau natal, constitué de deux seuls maisons pratiquement inhabitées. Elle a beaucoup discuté avec ses deux compagnons pendant le voyage, écoutant l'histoire de Nell, originaire de Guyane et débarquée en métropole pour ses études, dans la découverte du continent européen. Les heures ont filées sans qu'elle ne s'en rende compte, Alix a elle aussi raconté une partie de sa vie si atypique, le travail de sa mère qui la faisait déménager sans cesse, la séparation hâtive de ses parents, son demi-frère... Ce n'est pas spécialement dans ses habitudes de se livre à des inconnus, mais qu'est-ce que l'habitude dans un océan d'exceptionnalité. Leur chauffeur s'est contenté de surveiller la route et de conduire, et ses interventions dans la discussion des deux femmes étaient rares.
La voiture monte l'ultime côte qui sépare la grand-mère et sa petite-fille, la nantaise ne peut pas empêcher son excitation de prendre les dessus. Elle se jette dans les bras ballotant de sa mamie, arrivant vers l'entrée dans son fauteuil improvisé, se tenant les jambes avec douleur. Alix est heureuse d'être enfin arrivée, mas découvrir sa grand-mère dans un tel état, ça lui fait mal. Elle ne l'a jamais vu ainsi, à ce point faible, comme si ses jambes allaient se flageller à tout instant. Paulette a toujours tenu à mentir sur son état pour ne pas inquiéter ses proches. Et quand elle a appelé sa petite-fille après sa chute, ça lui a coûté de lui demander de l'aide dans un contexte si précaire, de lui demander autant d'effort pour son vieux corps bientôt mort. Avant de passer son appel, elle a envisagé le suicide, savant pertinemment qu'elle ne resterait pas vivante sans ses membres.
— Tu es arrivée vite, Alix. C'est parce que tu es venue avec cette voiture grise que je vois derrière ? Tu as eu ton permis de conduire ?
— Non mamie. C'est des amis que j'ai rencontré en route, ils m'ont proposé de m'emmener chez toi, et je me suis dit que c'était une opportunité géniale pour que j 'arrive chez toi. Ta chute m'a fait énormément stresser. Ça va un peu, quand même ? Tu as eu Maman au téléphone ? Depuis les pluies, je n'arrive presque pas à la joindre.
— Vu là où elle habite, ta mère doit juste être coincée... Rien de bien grave.
— C'est ce que mon pote a dit. Mais je m'inquiète quand même pour ses réserves, et son état physique et moral.
— T'en fais pas, je te dis. Ta mère est forte, tant mentalement que physiquement. On dirait pas, mais c'est pas quelques inondations qui la feront renoncer. Bon, tu me les présente, ces amis ?
Alix part chercher ses compagnons, restés à côté de la voiture par politesse. Alix les invite à prendre place dans la pièce à vivre, pour saluer la grand-mère invalide.
— Vous voulez que je vous serve de quelque chose ?
— Euh, oui, je veux bien une bière, quémande Nazaire.
Paulette fait bouger sa chaise bricolée avec difficulté, s'avance jusqu'au frigo, détaille les bouteilles qui ornent le bas des étagères, en sort une fiole en verre à peine ouverte, déterminée à servir ses invités, elle en propose à Nazaire, Nell et Alix.
— Alors, comme ça, vous connaissez ma petite-fille ! Elle ne vous a pas trop embêté ? C'est cher à la pompe maintenant, j'ai vu ça à la télé. J'espère que tu n'as pas forcé pour qu'on t'emmène, hein, Alix.
— Vous inquiétez pas, rigole doucement le brun. C'est moi qui lui ai proposé. On a fait la fête à côté du hangar où elle dormait, cette nuit, alors fallait bien qu'on se rattrape, on lui a fait passer une mauvaise nuit.
— Vous êtes drôlement gentils. Je peux vous remercier comment ?
— Y'a pas besoin de remerciements, intervient Nell. On a fait ça parce qu'on lui était devable.
— Vous voulez rester dormir ? demande Paulette.
— Euh.. Je sais pas, on voudrait pas déranger...
— Vous ne me déranger pas, en plus j'ai bien trois chambres inutilisées dans cette maison... Vous allez pas refaire toute la route jusqu'à chez vous aujourd'hui... D'ailleurs vous êtes de quel coin ?
— Je vis un peu en nomade, moi, maintenant, mais... Je suis de Poitiers, on va dire. Mais avec Naz', on était dans un village en Charentes Maritimes.
Ils continuent de crever l'absinthe en conversant, Alix se trouve de plus en plus d'affinités avec Nell, elle aime sa franchise, sa gentillesse, sa manière de raconter les histoires, sa non-prise de tête. L'archétype de l'amie idéale, de dit-elle.
— Vous voulez de l'aide quelque part, Paulette ?
— J'aurai tant de chose à réparer et trier dans les écuries, mais enfin, c'est pas pour aujourd'hui. Alix, faudrait qu'on fasse le potager. Avec toutes ces histoires j'ai pas pu planter de patates mais Augustine m'en avait passé avant de partir, il faudrait qu'on s'occupe de ce jardin rapidement.
— On peut vous aider si vous voulez.
— Vous êtes bien gentils. Il faut déjà que je prépare la terre et que je coupe un peu l'herbe qui commence à être trop haute, mais c'est pas avec ces jambes que je vais y arriver.
— Vous auriez pas une tondeuse, je pourrai essayer, peut-être, intervient Nell.
— Je sais pas si elle fonctionne encore, et puis elle doit être poussiéreuse. Mais sinon, j'ai ma faut, avec les autres outils, dans le garage.
— Je suis chaud pour faire ça, moi, se décide Nazaire. J'aime bien faucher.
— Super. Alix, tu veux bien les emmener au garage ?
Cette dernière trouve que les événements tournent un peu trop rapidement. Elle ne connaît à peine Nazaire et Nell, et malgré leur gentillesse, elle ne peut pas s'empêcher de penser que ce sont des inconnus, envers qui il est hardu d'avoir confiance. Les voir prendre ainsi leur marque dans la maison de ses ancêtres, ça lui fait un truc, comme si elle était peu à peu remplacée. C'est un peu égoïste comme sensation, reconnaît-elle, mais elle se dit aussi qu'elle a raison d'être sur ses gardes. Elle ne reconnaît plus l'époque qui plonge jour après jour dans un chaos toujours plus indescriptible. Alors pourquoi ces gens viendraient l'aider sans exiger quoi que ce soit en échange, gratuitement, sans arrière-pensées ? Ça lui paraît presque impossible. Ou alors, c'est juste elle qui a rayé toute possibilité altruiste dans un monde barbare.
*
17h, Paris
Soline a vingt-deux ans aujourd'hui. Ce n'est pas une époque pour grandir. Elle fête son anniversaire dans un monde où l'avenir est trop incertain pour être débattu. Depuis plusieurs jours, les bouchons bloquent le périphérique et les autoroutes qui mènent à la capitale. Tous les parisiens s'en vont, l'avenir n'est pas en ville, c'est bien la seule certitude. Depuis la nuit d'émeute à Bobigny, Soline a l'impression de flotter dans son propre corps, de ne pas réussir à être pleinement elle-même. Elle passe ses journées chez elle, dans son lit, à regarder des séries sur son ordi et à cogiter en se demandant quand est-ce qu'elle aura des nouvelles de Layla.
L'avant-veille, la SNCF a cessé complètement d'opérer, à cause des grèves et des pluies, plus aucun train ne fonctionne, avant, c'était par intermittence, quelques lignes étaient maintenues. A présent, elle est bloquée à Paris, elle ne peut pas rejoindre ses parents. Avant, elle n'aurait jamais pensé ça, mettre de la distance avec sa famille a été une de ses meilleures décisions. Mais se voir à ce point coupée, ça lui fait drôle. Désormais, il n'y a pas d'alternative, qu'elle le veuille ou non, elle devra survivre à Paris. « Joyeux Hunger Games » se murmure-t-elle alors que son téléphone sonne. Un instant, elle espère que ce soit Layla, ou bien Anatole, mais il a dû se débarrasser de son portable. Désemparée, elle regarde l'écran s'allumer, et elle voit deux textos et un appel manqué. Les deux messages proviennent d'une cousine et de son frère, elle y répond rapidement, puis remarque que l'appel provient de La Noue. Intriguée, elle rappelle.
— Salut, décroche finalement son amie au bout de quelques secondes.
— Coucou, murmure Soline en réponse.
— Joyeux anniversaire So' ! Ça te fait quoi, vingt-deux ans ?
— Oui, c'est ça. Merci en tout cas. Tu vas bien ?
— Ouais, ça va. Notre immeuble s'est littéralement vidé, y'a plus un chat. Tu veux passer un de ces jours ? Ça fait presque une semaine que j'ai pas vu une tête, les contacts sociaux me manquent trop !
— T'as Jian, au moins. Moi, Layla, j'ai plus de nouvelles...
— Elle va bien rentrer un jour. Elle doit juste être coincée à cause des inondations, rien de très grave.
— Elle répond pas non plus à mes appels...
— Logique, le réseau doit être coupé. T'en fais pas trop, tu sais, ça m'étonnerait qu'il lui soit arrivé quelque chose. Bon, ça te dit de passer ce soir ? Dernier apéro avant la fin du monde, rit La Noue
— OK, si tu veux. T'as raison, j'ai besoin de voir du monde.
Soline enfile sa veste kaki, récupère ses clefs dans le bol fourre-tout de l'entrée puis sort dans la rue. La ville est calme. On entend les oiseaux qui chantent, mais malgré cette teinte verdoyante, le silence est pesant. La RATP a aussi cessé de transporter des voyageurs. Les grèves s'intensifient à cause du prix à la pompe qui ne fait que flamber. Les gens ne voient plus l'intérêt de venir travailler. Ce désintérêt soudain pour le travail, rend tous les magasins de la capitale vides, à l'exception de quelques supérettes avec des produits qui se font de plus en plus rares. La radio marche par intermittence, et mis à part avec les réseaux sociaux, s'informer devient un véritable casse-tête. La brune se demande ce qu'il peut se passer en province. Les pénuries doivent être moindre, comparées à celles subies par Paris et sa banlieue.
Dehors, tous les magasins semblent avoir mis la clef sous la porte, des rideaux de fer barricadent chaque commerce. Devant quelques banques aux devantures fermées, elle aperçoit des fils de clients aux mines renfrognés. Depuis quelques jours, les appels à sortir son argent des banques foisonnent sur les réseaux, et les banques ont établi des quotas de retrait par personne et par jour plus restrictifs. La bourse dégringole comme jamais, à côté la crise de deux-mille huit semble être une répétition sans goût. Soline n'a jamais connu Paris ainsi, vidé autant de ses habitants et de ses touristes, sans transports en commun, sans vie.
Après une heure trente de marche à traverser la capitale du sud au nord en l'observant vidé des touristes et des habitants, Soline arrive devant chez son amie et sonne. Elle est impatiente de les retrouver. C'est Jian qu'elle a à l'interphone, et il l'a fait rapidement entrer. Elle déboule les trois étages de l'immeuble haussmannien avant de toquer avec frénésie à la porte des deux amoureux.
— Salut, commence simplement la brune dans un immense sourire.
— Coucou, lui répond son amie en lui claquant la bise, son traditionnel chignon de cheveux en pétards relevé sur sa tête.
Soline se met rapidement à l'aise dans l'appartement. Retrouver ses amis lui fait un bien fou. Elle se détend, prend plusieurs bières, rigole un coup, ça ne lui est pas arrivé depuis longtemps. Jian ouvre l'album photos de son portable, ouvre le dossier des photos gênantes de la brune. Elle entend son téléphone vibrer contre la poche de son jean, et intriguée, elle répond.
— Allô ?
— Salut Soline, tu vas bien ?
— Oh, Salut Max. Ouais, ça va et toi ?
— Tranquille. Je t'appelle parce que je travaille pas ce soir, et vu que la dernière fois t'avais pas l'air vraiment dans ton assiette, ça te dirait qu'on se voit ?
— Bah, là je suis chez des potes mais peut-être que tu pourrais venir ?
— Ouais, si tu veux, envoie-moi l'adresse.
Soline fait de rapides signes à La Noue pour lui demander si elle peut ramener un pote. Bizarrement, la présence de Max ne l'indispose pas, au contraire. Elle n'oublie pas ce qu'il a fait à Layla, mais depuis qu'il est seul, elle lui porte plus d'attention. Quand il était encore en couple avec son amie, il n'avait pas d'attrait particulier, c'était un mec comme un autre qui venait squatter à la coloc de temps en temps.
— Bon, du coup, j'ai dit à un pote de passer boire un verre ici, ça dérange pas ?
— Non, t'en fais pas, lui sourit la blonde.
— C'est pas une raison pour pas continuer à regarder ta bouille à notre dernière soirée, rit Jian en rallumant son téléphone.
Max arrive une demi-heure plus tard, un pack de bières dans les bras.
— Il me restait ça chez moi, je me suis dit que ça pourrait être cool de le ramener. Du coup, moi c'est Max.
— Salut. Moi, c'est la Noue et lui c'est Jian, réplique la blonde en jetant un bref coup d'oeil à son copain.
— Vous faites ça pour une occasion particulière ? demande l'invité en retirant sa veste.
— C'est l'anniv de Soline aujourd'hui, tu savais pas ?
— Ah ouais, stylé ! Joyeux anniversaire ! Je savais pas du tout.
— T'inquiète.
La petite bande continue de discuter toute la soirée, ils se détendent en oubliant la dure réalité, les magasins aux étales vides, les gens qui se ruent vers les stations-services pour acheter de l'essence hors de prix, les urbains qui partent tant qu'il en est encore possible vers des contrées provinciales plus accueillantes, laissant dans les villes des prolétaires qui tentent de faire tourner tant bien que mal la machine.
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