17. 16/04

9h, Bruxelles

Ibrahima est réveillé par des bruits qu'il n'arrive pas à clairement distinguer. Le brouhaha l'agace et il finit par émerger, froissant son sac de couchage. Il met quelques temps à assimiler l'endroit où il se trouve. Depuis le drame, tous les matins se ressemblent, il est complètement perdu dans l'espace et le temps pendant quelques minutes. A côté de lui, la couchette d'Anatole est vide. Le jeune garçon se lève, enfile un jean et un sweat puis sort de la chambrée. Dans la cuisine, il découvre Judith, Izzie et Anatole qui semblent en pleine discussion, la rousse rigole un peu en buvant dans sa tasse. Ibrahima les salue, et encore endormi, s'assoie sur un siège en métal, le genre de chaises des années soixante un peu rétro. Distraitement, il écoute la conversation entre les trois.

— Quoi ? Vous faites partie du mouvement étudiant français, mais mec c'est génial ! On vous suit depuis le début, mais l'incendie de l'univ', c'était un coup de génie.. Dis-nous tout, alors ? Vous vous organisez comment ?

— C'est pas incroyable, en fait. Avec la hausse du prix des pétroles, on a juste eu des révoltes et des grèves, et puis le mouvement étudiant s'est un peu réveillé. On essaie de fonctionner de manière horizontale et tout, mais l'incendie, de base, on l'avait pas décidé.

— J'en reviens pas, reprends Izzie, c'est incroyable, c'est tellement inspirant...

— C'est surtout un mouvement d'étudiants blancs qui trouvent ça stylé de faire la révolution pour se battre contre papa-maman. C'est quasiment que des fils de bourges qui veulent un peu se rebeller contre leurs darons, des ados en manque d'attention quoi, réplique Ibra.

— Ouais, on a un peu les mêmes ici, rassure-toi, reprend le garçon, mais ça empêche pas que ce soit stylé. L'enjeu, c'est de composer avec en ajoutant quelques autonomes dans le coup.

La cuisine se remplit peu à peu de tous ses habitants, les squatteurs sont rapidement au complet, rassemblés dans un espace exiguë. Judith, Morgane et Izzie proposent aux deux nouveaux arrivants de leur faire visiter le quartier, ce qu'ils acceptent avec joie.

— Dites, demande subitement Anatole, je suppose que vous avez pas de téléphone fixe ici ?

— Non pourquoi ? Tu veux joindre quelqu'un ?

— Ouais. Mais j'ai perdu mon portable et Ibra n'en a pas, ment le blond.

— Je peux te prêter le mien si tu veux, lui répond la rousse dans un petit sourire

— Merci.

Anatole s'isole un peu dans une pièce voisine, puis compose en tremblant le numéro de sa soeur. On est dimanche, il est sûr qu'elle va lui répondre.

— Allô ?

Le blond reconnaît la voix agacée de sa sœur qu'elle prend quand des centres d'appels téléphonent pour de la pub.

— Salut Romane. C'est Anatole.

—Tu déconnes ? T'es où putain ? Lui répond-elle après quelques secondes.

— T'en fais pas. Vous allez bien ?

— Mis à part le fait qu tu t'es barré on sait pas où, que l'avis de recherche ton pote passe en boucle aux infos et que y'a plus rien à bouffer à Paris, tout va bien, remarque-elle avec ironie.

— Vous êtes partis ?

— Oui, on est chez mamie. C'est devenu n'imp à paname.

— Ecoute Romane, rends-moi service pour une fois s'il te plaît. Faut que tu contactes une fille qui s'appelle Soline, je vais te donner son numéro. Dis-lui juste que je vais bien. Et parle pas de tout ça aux parents.

— OK, capitule-t-elle. T'as intérêt à m'être redevable pour plus tard. Et tu peux pas l'appeler toi-même ?

— Ouais, t'inquiète. Et non, je te dis, c'est compliqué.

— Tu saoules grave. D'ailleurs, Anatole ? Tu es où ?

— Je peux pas te dire.

—T'es pas en France ?

— Non.

— Pourquoi t'appelles pas avec ton portable ?

— T'occupes. Tu peux la contacter oui ou merde ?

— Oui.

— Super. Salut.

— Salut. Rappelle-moi rapidement s'il te plaît, fait sa sœur d'une petite voix

Anatole raccroche après quelques minutes de conversation. Avoir au téléphone sa petite sœur lui fait un pincement au cœur. Il se remémore sa vie d'avant, beaucoup plus simple et classique, le lycée dans lequel il est scolarisé, un des meilleurs de la capitale. Il avait tout pour réussir dans leur monde. Mais ceux qui l'ont employé voient leur monde s'effriter, et la doctrine qu'ils ont créée se morceler peu à peu. Plus rien ne tient.

*

21h, La petite Ceinture, Paris

Paris est encore plus ravagé que ce qu'il redoutait. C'est presque un paysage d'apocalypse qui se dessine devant lui. Il comprend que les pays frontaliers aient fermés leurs frontières terrestres avec la France métropolitaine quelques jours plutôt.

Revoir Soline, s'accrocher à son ancienne vie, ça lui fait du bien. Auparavant, quand il était trop aveuglé par la lumière de Layla pour voir le reste, il ne faisait pas attention à Soline. Mais depuis que son ex est partie pour oublier, il se rend compte de son charme. Ses cheveux bruns mi-long, ses petites tâches de rousseurs, sa bibliothèque remplie, sa timidité. Max a bien envie de la revoir pour se changer un peu les idées.

Max s'ennuie, alors il s'est décidé à faire un tour dans cette ville qu'il a tant arpenté, qu'il idolâtrait quand il était gosse. Depuis plusieurs jours, la Tour Eiffel est éteinte, les musées sont fermés depuis plusieurs semaines à cause des grèves, et les touristes désertent la ville. C'est lugubre. La SNCF a cessé de fonctionner, les gares sont toutes fermées, et la RATP a annoncé son arrêt pour le jour même. Quelques métros errent encore dans la ville, à la recherche de voyageurs qui ne viennent pas. Ce sont sans doute ses derniers moments.

Tous les commerces sont fermés sauf ceux indispensables pour l'alimentation ou la santé. Dans les supérettes, les gens s'empoignent pour un paquet de riz, les rayons sont vides. La veille, il a croisé Soline, la coloc de son ex au détour d'une rue, des sacs de courses dans chacune de ses mains qui paraissaient ridiculement vides. Il l'a invité chez lui car il manquait trop de compagnie, et puis, il pense avoir tiré enfin un trait sur Layla. Elle appartient au passé maintenant. Une figure qui hante encore toutes ces années passées à bosser la nuit à décharger des palettes à Rungis, tel un forçat du travail. Il s'y est accroché, à son job. Il a rendu son dos en compote, s'est pris des arrêts de travail pour raisons de santé, parce à même pas vingt-ans il se plaignait déjà de douleurs comme son père de cinquante. Max n'est pas comme Layla, il n'a pas lu Bourdieu et Marx, toute sa vie il s'est juste contenté de suivre ce qu'on lui disait de faire, en investissant pour l'avenir « ce sera mieux plus tard, tu verras » lui répétait sans cesse sa mère. Le chaos parle de lui-même, toutes ces promesses s'envolent. Comme la veille, il se balade dans le Sud de Paris, vers Montsouris, entre place d'Italie et la Porte d'Orléans. C'est le quartier de son ex, il connaît comme sa poche, et puis il a quelques amis dans le coin. Il a passé énormément de temps à zoner dans la Petite Ceinture, à fumer des gros bédos avec des connaissances ou à dealer pour ramener un peu plus d'argent chez lui.

Ils fumaient avec Mehdi et Julien au milieu du chemin de fer abandonné, la nuit sans un bruit, dans un Paris calme, un peu comme aujourd'hui. C'était leur enclave, leur paradis. Parfois Antoine les rejoignait, ils aimaient transgresser les règles, explorer, fumer jusqu'à pas d'heure en voyant le soleil se lever. En revenant dans ce coin, rien a changé. C'est peut-être le seul endroit de la ville encore intact, baigné dans l'éternité.

— Salut mec, entend-il dans son dos.

Max a pour premier réflexe de s'éloigner. Même si les flics ne sont plus en état de patrouiller et qu'il ne risque rien à rester planter sur ces rails, mieux vaut être prudent.

— Bah, qu'est-ce qui va pas ? C'est moi, Julien ! Tu me reconnais pas ?

— Si, si, c'est juste que...

— Comment tu vas ? le questionne-t-il en s'allumant un joint

— Tranquille, pour le moment. Mehdi va bien ?

— J'ai pas de nouvelles. Je vais chercher de la beuh chez Kes ce soir, ça te dit de venir ? Ca nous ferait de quoi se faire un peu de thune.

— Je sais pas si ça sert à grand chose l'argent maintenant.

— Ouais, c'est vrai, on lui demandera de nous payer en nature sinon ! Rigole à moitié le blond.

— OK, je marche.

Max n'a rien d'autre à faire de toute façon, et s'amuser un peu le temps d'une soirée ne pourrait lui faire que du bien. Il suit Julien qui arpente les grillages pour sortir de leur petit coin de paradis, s'agrippe aux arbres, trouve des prises contre le béton, ça lui fait penser autre chose. Il manque de tomber à plusieurs reprises, l n'a plus l'habitude de ces escapades, et puis les ténèbres ne l'aident pas vraiment à se repérer. Julien est déjà en haut et il l'attend avec impatience. Quand il finit enfin par se hisser, il atterrit dans un bosquet, où son copain l'éclaire à la lumière de son téléphone mobile.

Kes gère un trafic de drogue dans le sud de Paris, il a une planque vers les Olympiades où ils vont toujours récupérer la marchandise qu'ils redistribuent ensuite à des guetteurs. Ils font partie d'un système fait de plusieurs maillons, ne sont pas indispensables à la chaîne. Ça leur permet de se faire un peu d'argent de temps en temps, et d'acheter leur propre drogue à un prix un peu plus bas. Et puis, c'est drôle de se promener dans la nuit en ayant l'impression de commettre un délit. Cette poussée d'adrénaline les fait se sentir vivant.

Ils marchent coude à coude dans la rue déserte, tous les habitants sont recroquevillés dans leurs petits appartements aux lumières tamisées qui se remarquent derrière les volets fermés avec méfiance. Paris se transforme, tout se disloque jour après jour. Bientôt, il ne restera plus rien, seulement quelques silhouettes déformées par la faim et le harassement, des futurs rats qui courront dans une ville sans avenir. Un cadre de science-fiction que personne n'aurait imaginé autrement que dans les films à gros budget au cinéma. Non seulement d'être enfin gratuit, ils pourront bientôt vivre pleinement cette atmosphère complètement apocalyptique.

*

21h30, Annezay

Alix termine tranquillement sa deuxième journée de vélo. Elle ne sent plus ses pieds, et les dernières heures ont été un enfer, mais elle a réussi à tenir, tant physiquement que mentalement. A présent, son seul désir, c'est de pouvoir se reposer un peu, ménager ses membres douloureux, dormir, oublier les courbatures de la veille pour en avoir de plus puissantes le lendemain. Ses mains sont douloureuses à force d'avoir accroché au guidon, la journée a encore été plus longue que la veille, mais elle est contente du chemin parcouru, elle avance peu à peu. Tous les soirs, tant que le réseau téléphonique tient encore, elle prend le temps d'avoir sa grand-mère au téléphone, mal en point, qui lui rapporte ses douleurs articulaires, sa toute nouvelle invalidité, ses jambes qui l'empêchent de tenir debout et qui ne bougent plus. Elle s'est constituée une chaise roulante de fortune, récupérant les roulettes d'une table en les fixant sous les pieds d'une chaise, avec beaucoup de colle forte et d'ingéniosité. Alix a toujours admiré sa grand-mère pour sa détermination et son refus de l'abandon.

Elle longe la ligne à haute-tension qui transcende la commune, alors que la nuit s'installe peu à peu. Elle ne voit pas très claire à présent, elle doit absolument trouver un endroit où s'installer pour la nuit. La baroudeuse finit par tomber sur un hangar posé au milieu de rien — si ce n'est quelques cultures — il n'y a pas de ferme, de grange ou de quelconque bâtiment à proximité. C'est l'endroit parfait pour passer une nuit, se dit-elle. Motivée, elle s'installe donc à côté des bottes de foins, avale un truc tout fait récupéré dans une rare supérette du coin encore ouverte, puis, lessivée, ouvre son sac de couchage et s'engouffre dedans, après avoir fait son court appel routinier avec sa grand-mère. Le crépuscule la berce, et elle s'endort en quelques minutes, un record pour l'habituelle insomniaque qu'elle est.

Quelques heures plus tard — ou quelques minutes, Alix a perdu la notion du temps et a oublié sa montre — elle entend des bruits qui la mettent en éveil. Emmitouflée en haut d'une pile de bottes de foins rectangulaire, elle a une vue plongeante sur la dalle du hangar, et en ouvrant correctement les yeux dans la nuit baignée par la lumière du clair de lune, elle aperçoit des silhouettes, en pleine discussions animées. D'abord quatre ou cinq, puis c'est des dizaines de personnes qui arrivent par grappes, à la lumière de leur téléphone portable. Alix a d'abord l'impression d'être dans un rêve. Les gens s'activent, comme si ils préparent un événement grandiose. Un groupe part rassembler des branches qu'ils entassent au centre, d'autres déballent de leur sac à dos des chips, chamallow et autres alcools plus ou moins forts. De là où elle est, elle ne les trouve pas offensif, sa flemme prend le dessus et elle décide de ne pas se préoccuper du rassemblement qui a lieu à ses pieds. Elle arrive à tenir quelques minutes, jusqu'à ce qu'un mec sorte des enceintes d'un C15 abîmé, bricole quelques fils électriques dans la camionnette, puis la musique se fait entendre, à la plus grande joie des fêtards revigorés. Enervée, Alix rassemble ses affaires dans son sac, plit son duvet, comprenant qu'elle va devoir trouver un autre endroit où dormir. Elle descend de son perchoir, un cocon où elle aurait préféré rester, pour se retrouver sur la terre battue, à quelques mètres des fêtards, qui commencent déjà à boire, danser et manger autour du grand feu. Elle se dit que ce n'est pas très prudent, un si grand feu à quelques mètres à peine d'herbe séchée et rassemblée, ça ne fait pas bon ménage. La jeune femme se fait tout de suite remarquer par quelques paires de regards, zieutant sur sa silhouette venue de nulle part.

— Y'a un truc qui va pas ? demande-t-elle, incrédule, face à l'assemblée qui la scrute.

— Euh non... Tout va bien ?

— Ça irait mieux si vous étiez pas là, j'avoue, bougonne Alix. Je dormais, moi. Mais bon, j'ai bien compris que ça va pas être possible, alors ciao.

— Attends, la rattrape la fille, on est désolé, on savait pas que tu étais là, sinon on serait pas venu. Tu veux te joindre à nous ?

Alix scrute son interlocutrice, interloquée. Elle a vraiment la flemme de devoir trouver un nouveau lieu où s'installer pour terminer sa nuit, alors elle accepte, sans enthousiasme. Ils sont plusieurs dizaines, à danser comme si leur vie en dépend, sur des sons de techno et d'électro qui s'enchaînent sans la moindre logique. L'alcool coule à flots, le feu prend de l'ampleur, les fêtards font griller tout et n'importe quoi dessus.

Alix s'installe dans un coin, aux côtés d'un gars pas très parleur aux longs cheveux blonds et de la fille qui lui a adressé la parole.

— Je suis Cannelle, mais on m'appelle Nell, et toi ?

— Alix.

— Tu faisais quoi à dormir dans les bottes de foins ?

— Ça t'intéresse vraiment ?

— Je sas pas. J'essaie de faire la conversation.

— Je me reposais. Je viens de Nantes, je vais chez ma grand-mère qui va pas bien, elle est dans le Lot. Et le vélo c'est un peu ma seule solution pour y aller.

— Oh dur...

— Et vous, vous faites quoi, au milieu de nulle part dans des champs, en pleine nuit ?

— On fait la fête. Des free party, quoi.

— Ouais, je vois le genre. Vous êtes pas une bande de teufeurs du coin, ça se voit.

— Nan, c'est vrai. On est une partie à vivre en camtar, d'autres vivent en ville à l'année. Je suis de Poitiers, perso. Mais lui, il habite avec ma pote Lill en région parisienne, avance Cannelle en pointant du doigt le blond silencieux.

— Il s'appelle Ivan, il a immigré du Monténégro l'an dernier, c'est ma pote qui l'héberge.

Alix lui fait un bref signe de la main, puis la fille reprend :

— On est un peu l'underground du coin, quoi. Fallait bien remettre au goût du jour les teknivals des années deux mille, et on est une petite bande de potes déter' pour ça. Et puis avec la crise, c'est sans doute la dernière qu'on fait avant longtemps. On va tous se disperser dans des horizons différents. Perso, je sais pas ce que je vais faire. J'ai des potes qui m'ont dit que c'était vraiment la merde à Paname, ça risque de se propager comme une traînée de poudre dans les autres grandes villes, alors vaut mieux rester à la campagne, et puis honnêtement, j'ai rien qui m'attend à Poitiers. Ma famille vit en Guyane.

— Ouais. C'est ce que je me dis aussi. Comment vous êtes arrivés dans ce bled, en fait ?

— C'est Nazaire, le mec que tu vois là-bas, pointe Cannelle en lui montrant un brun aux boucles brunes qui peuplent toute sa tête. C'est un type d'ici, il habite dans le village d'à côté. Et puis, le champ, il avait juste l'air cool depuis la route. Ca a pas l'air d'être de la culture très importante, de toute façon. Tu veux boire un truc ?

— Euh ouais, pourquoi pas.

Cannelle l'entraîne alors faire un bar de fortune où s'entassent des cagettes plus ou moins défoncées, dont certaines sont remplies de bières et autres alcools.

— Je te sers quoi ?

— Une bière ça ira.

Alix rassemble ses courts cheveux auburn ondulés en bataille en une vulgaire couette, le temps que Cannelle lui décapsule sa boisson. Elle croise le regard de Nazaire qui discute avec cette dernière, et il vient ensuite s'asseoir à côté d'elle.

— Salut, débute-t-il.

La nantaise lui répond à peine.

— Nell m'a dit que tu descendais à vélo toute la côte pour aller dans le Lot.

— Ouais. Faut bien aider ses vieux.

— J'ai une voiture, si t'es intéressée.

— Je..

— Y'a du carburant dedans, si ça te rassure.

— J'ai pas le permis. Mais c'est gentil. Merci.

— On pourra t'y déposer, si tu veux. Lill a de la famille à Cahors, elle pourra aussi nous aider. Tu vas pas descendre jusqu'au bled de ta grand-mère comme ça, si ?

— Je suis partie hier matin et j'ai déjà fait deux cents kilomètres. Je vais m'en sortir.

— Comme tu veux, concède Nazaire. Mais je te propose mon aide. J'ai que ça à faire de toute façon. Ma boîte vient de fermer, alors à part aider les gens et zoner dans les teufs de mes potes, j'ai rien à faire de ma vie.

— Je réfléchirai, lui sourit Alix.

La proposition de ce type est un peu trop spontanée, et elle trouve ça louche. Elle le connait à peine, et ne veut pas lui être redevable de quoi que ce soit, ni faire un trajet de voiture avec un inconnu.

La soirée continue, quelques fêtards sortent des joints qui tournent dans toutes les mains, la musique continue de souffler, et leur feu garde son intensité. Alix discute avec Lill, la pote de Nell et Nazaire, elle sympathise, échange sur son vécu. Au milieu de la nuit, elle tombe de fatigue, comme une bonne partie des participants. Ils finissent par couper la musique et éteindre le feu. Des groupes affinitaires se forment, certains continuent de danser un peu plus loin, d'autres se couchent, prêts à s'endormir. Alix ne retourne pas dans son coin en haut des bottes de foins, elle reste avec la petite bande aussi atypique qu'attachante, avec Nell, Nazaire, Lill et Ivan.

*

22h15, Les Olympiades, Paris

Kes est surprit de les voir débarquer à l'improviste sans lui avoir envoyé de message sur Signal. Depuis les problèmes d'approvisionnement de la capitale, le trafic a un peu ralenti. Les gens sont plus occupés à trouver de quoi se nourrir que de quoi fumer. Mais bientôt, avec le manque de vie sociale et de vie normale, les toxicomanes réclameront encore plus de marchandise, et des nouveaux clients en quête de soulagement et de fuite viendront toquer à leur porte.

Max et Julien ne sont pas restés trop longtemps à la fenêtre du rez-de-chaussée de la planque du trafiquant par peur de se faire remarquer par les habitants. Ce n'est pas le meilleur moment pour découvrir que son voisin planque de la drogue chez lui. Les deux amis ont alors pris le chemin de la station de métro la plus proche pour prendre un des derniers métros qui circulent dans la capitale. Entre les grèves et les abandons de poste des travailleurs ralliant la province, la compagnie de transports n'a plus assez de moyens, et ses clients ont eux aussi désertés.

Prendre les souterrains dans cette atmosphère, c'est tellement extraordinaire dans un contexte pourtant si banal, pour un dimanche soir il n'y a personne dans la rame, pas d'étudiants revenus à la fac pour la semaine, pas de gars pas très net zonant dans les wagons. Ils n'ont pas croisé un chat, comme si le métro était soudain devenu un objet pestilentiel. Dehors, les gens se déplacent de plus en plus à vélo, les voitures sont presque absentes sur la chaussée, Les rares bus qui fonctionnent sont vides, chose impensable dans un paris encore attractif, connecté au monde il y a de cela quelques semaines. Les temps changent, Max aussi.

Les stations défilent une à une, certaines sont déjà fermées à cause de l'affluence trop basse. Les deux potes traversent Paris jusqu'aux beaux quartiers du septième, ils ont de la marchandise à vendre à des fils de bourges capables de payer leur drogue un peu plus chère que d'habitude. Eux, ils se contentent de faire l'intermédiaire contre un peu de thune symbolique, mais ça leur permet surtout d'avoir une occupation. Dealer du shit se confond alors dans la kyrielle d'activités possible, on y pense autant qu'à mater des films, acheter un nouveau jeu vidéo ou traîner dehors avec des potes.

Les quartiers bourgeois sont vides. C'est la première chose qui les frappe, cette absence de présence humaine, les appartements barricadés sans présence dans ces immeubles haussmanniens imposants, les volets fermés dans ces maisons qui peuplent les villas privées. Ils ont rendez-vous avec un type d'une vingtaine d'année à l'angle d'une rue, loin des lampadaires et des regards réprobateurs des voisins.

Après leurs escapades dans les quartiers fermés de la capitale, leurs pas les mènent immanquablement dans cette friche de la petite ceinture, Julien sort un peu de shit de sa sacoche et en propose poliment à Max, qui accepte volontiers. Comme toutes ses activités, c'est sans doute la dernière fois qu'il fume avant longtemps.

Les deux s'assoient alors contre la paroi en pierre qui structure le passage de verdure en friche, Julien prend soudain un ton mélancolique. Il a envie de se confier à Max.

— J'ai quitté ma meuf.

— Qui ? Margaux ?

— Non, putain t'es con, Margaux c'était y'a beaucoup trop longtemps... Je parle de Myriam.

— T'étais avec elle depuis longtemps ?

— Six mois.

— Et pourquoi ?

— Parce qu'elle me saoule. Que j'ai envie d'aller voir ailleurs. Et puis je suis sûre qu'elle m'a trompé avec Mehdi.

— Pas de bol de perdre ton meilleur pote en même temps...

— Ouais. Il m'a assuré qu'ils avaient rien fait et tout, mais je les ai vu proche, et ça a rien « d'un ami » pour Myriam. Et puis je te jure, les nanas, c'est compliqué.

— Ouais, je confirme. La mienne m'a quitté parce que j'ai couché avec une fille après une soirée arrosée.

— Bah gros t'as merdé en même temps !

— Ouais mais c'était l'alcool.

— C'est l'excuse des mecs lâches ça, balança Julien en tirant une nouvelle fois sur son joint

Max lève les yeux vers le ciel. Normalement, dans ces moments un peu clichés, le héros est censé apercevoir les étoiles, trouver ce moment poétique et remettre en question son existence. Sauf que Max n'a rien d'un héros, les étoiles sont cachées par la pollution lumineuse de la métropole, et il a désespérément envie d'une bière. Le joint de Julien le détend un peu, mais rien de mieux qu'une bonne bière pour les confessions.

— Te prends pas la tête, Maxime. Couche à droite à gauche si ça te chante, reste pas bloqué à cause d'une nana. Si t'es allé voir ailleurs, y'a une raison, écoute-là.

— Mec, c'est Maximilien, pas Maxime, respecte moi un peu !

— C'est un prénom de bourges quand même.

— Ouais, t'as sans doute raison. Mes parents sont des gros bourges.

— Sérieux ? Ils te donnent de la thune et tout ? Le questionne soudainement Julien en se redressant

— Mais non, t'es bête. Je déconnais. Ils ont une petite ferme en Bretagne, ils risques pas de faire fortune.

— Pourquoi tu vas pas les rejoindre ? Ça sert à rien de rester ici non ?

— J'ai plus d'argent à mettre dans la bagnole pour payer l'essence. Et puis je bosse encore.

— Si tu savais comment je m'en battais les couilles d'une force de mon taff moi maintenant...

— Tu bosses où déjà ?

— Je fais des livraions Uber Eats. C'est chiant mais ça rapporte un peu. Avec le shit ça me fait de quoi payer le loyer, ma mère me file le reste.

Ce jour-là, Max se rend compte que Julien est passé du stade de « pote » à celui « d'ami » et ça fait du bien, de pouvoir discuter pleinement, dans ce monde nouveau sans repère, où ses deux meilleurs potes sont respectivement en prison et en province. Il a besoin de ça, désespérément, de lien social. Avec Julien et Soline qu'il a invité à boire un verre chez lui la veille, peut-être qu'il aura des gens avec qui surmonter ces épreuves finalement. Des gens pour se relever de ces vagues un peu trop brusques. Ramollis par les effets de la drogue et fatigués de leur journée, ils finissent par s'endormir tous les deux dans ce paradis en pleine ville où l'on discerne aux dessus d'eux les silhouettes aux balcons des immeubles vertigineux.

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