16. 15/04

8h, Carquefou

Alix se met en route un matin de printemps. La nature impassible semble calme et sereine, aux antipodes de ses pensées. La veille au soir, elle a préparé ses valises : deux sacs à dos aux denrées finement choisies : un nécessaire d'hygiène, quelques vêtements, et beaucoup de nourriture. Elle n'a pas eu de dilemme pour choisir des objets auxquels elle porte une valeur sentimentale, puisque avec ses nombreux déménagements, elle a appris à vivre avec peu, se contentant d'objets fonctionnels pour vivre, pratiquant un minimalisme à peine conscient. Elle a été méthodique dans le choix de ses bagages, et en quelques minutes, c'était plié. Elle a empaqueté le tout sur son porte-bagage aux tendeurs abîmés, puis prend la direction de Nantes. Son vélo est usé et ses sacoches sont trop petites, alors elle ne va pas se gêner : puisqu'elle travaille dans une boîte qui répare des vélos, autant qu'elle puisse en jouir, et elle n'a aucun problème moral à voler, elle joue la survie de sa grand-mère.

Arrivée à l'atelier, en ce samedi matin très calme pour une ville comme Nantes, elle n'a aucun états d'âme, récupère le vélo qui lui semble le meilleur — qui devait être redonné à un client — puis pénètre dans l'espace boutique, dans des ténèbres qu'elle chasse avec la loupiote de son téléphone portable, pour s'octroyer une paire de sacoches plus grande et résistante, qu'elle installe ensuite sans scrupule et avec méthode sur sa nouvelle bicyclette. Elle rebrousse ensuite le chemin, quittant le centre-ville de la métropole pour rejoindre les nationales qui apparaissent dans les villes péri-urbaines. Elle active son GPS sur son portable accroché à son guidon, déterminée à parcourir un maximum de kilomètres en cette journée ensoleillée. Alix n'a jamais vécu une situation pareille. Une ville à moitié bloquée, mais qui fonctionne encore, des gens perdus qui hésitent entre faire des stocks de bouffe, partir à la campagne, ou ne pas céder à cette folie. Dans les rues les gens délaissent leurs traditionnels écouteurs, les portables sont soigneusement rangés dans les poches, on se met enfin à se regarder, appréhender, calculer, réfléchir. Des yeux se croisent, des sourires, des visages. Alix trace, à vélo, elle fait ses au revoir à cette ville qu'elle a si peu connu, sans nostalgie ni quelconque sentiment d'amertume. Elle finit par atteindre les lisières de la ville, là où les entrepôts s'entassent en bordure des routes, où les lignes de tramway se terminent et où les maisons pavillonnaires deviennent légions. Elle continue vers le sud, traverse la Loire, déterminée à faire ses cent kilomètres quotidien. Sa grand-mère est dans toutes ses pensées. Elle hésite à l'appeler chaque seconde, tant que le réseau marche encore et qu'elle a de la batterie. Elle s'est munie de ses deux batteries externes chargées au maximum, mais ayant besoin de son portable pour se repérer, elle ne sait pas combien de temps elles dureront. Sur les routes, les voitures se font de moins en moins présentes à mesure qu'elle quitte l'agglomération nantaise. Elle pédale comme si sa vie en dépend, mettant à profit toutes ces années de sport où elle a renforcé son endurance et sa force sans trop savoir à quoi ça pourrait lui servir, et aujourd'hui, elle remercie intérieurement la Alix d'il y a quinze ans d'avoir persévéré dans l'athlétisme, discipline qui lui plaisait peu, adolescente.

Ce n'est qu'en soirée qu'Alix a enfin posé ses bagages dans un petit coin de forêt d'une commune Vendéenne, réalisant la centaine de kilomètres qu'elle s'est imposée. Elle n'a pas pris de tente pour éviter d'être trop chargée — en réalité, la question ne s'est pas posée, puisqu'elle n'en possède pas. Alix a donc avalé une conserve froide avec un Tupperware de pâtes, a déroulé son sac de couchage sous un arbre et s'est endormie en quelques minutes, raide morte.

*

10h, Paris

Soline ouvre son frigo pour grignoter un peu, elle n'a pas mangé depuis la veille. Mais elle ne trouve rien de bon dans ses placards, et les voyant à moitié vide, elle décide de partir en courses. Dans les AG qu'ils ont fait à la Sorbonne, la problématique des pénuries alimentaires était sans cesse abordées, alors la jeune femme se pense rodée aux problèmes. Les produits frais ont disparus dans les supermarchés, les conserves et les pâtes sont dévalisées. Elle se décide alors à sortir, espérant trouver de quoi se nourrir.

Depuis l'incendie de la Sorbonne, qui a fait plusieurs blessés du côté des flics et des manifestants, le mouvement continue. Plus violent encore, avec un appel à retirer toutes ses économies des banques la veille. A présent, les rebelles réduisent toutes les enseignes capitalistes sur leur passage. La différence, c'est qu'avec le temps, les flics se sont faits de moins en moins nombreux, et sont devenus des pions inutiles. Et puis la veille, alors qu'une banque brûlait, ils ne sont pas venus. Les jours d'après non plus, ils ne viendront pas. Paris est à eux. Mais Paris est désert, toute la bourgeoisie est partie de cette morgue. Ne reste plus que les clodos, les pauvres. Ceux qui n'ont pas le choix. La ville est calcinée, les commerces capitalistes disparaissent un à un, à cause de la crise ou des incendies du mouvement étudiant. Avec les grèves, beaucoup d'entre eux sont rentrés chez leurs parents, en province, laissant aux plus déterminés le loisir de terminer ce qu'ils ont commencé. Paris sera rayé de la carte, qu'ils disent. Détruire la ville est une nécessité.

Les files d'attente s'étendent devant les banques, on entend parler un peu partout avec des appels qui fleurissent sur les réseaux sociaux, les gens veulent récupérer le maximum de leur argent avant que ne le système bancaire ne s'écroule lui aussi. N'empêche, ça doit faire drôle. Des décennies de sacrifice, d'économie pour au final réussir à retirer quelques centaines d'euros qui ne vaudront bientôt plus rien sur un compte d'épargne en ultime geste avant la catastrophe.

En sortant de son supermarché habituel, Soline n'arrive pas à s'empêcher de souffler. Ses sacs de courses sont trop légers comparé à d'habitude. Elle a réussi à chourer du beurre et de l'emmental conditionné, mais pas légumes ni de fruits. Juste quelques conserves de haricots et des produits consistants eux aussi en rade à cause des consommateurs qui se jettent dessus. Ses écouteurs vissés dans les oreilles, elle observe les visages inquiets des passants, jusqu'à tomber sur un visage familier, qu'elle a un peu trop vu vu dans sa coloc : Max. Il la remarque aussi, puis dévie de son chemin pour la saluer.

— Salut, commence-t-il, tu vas bien ?

— Oui, et toi, répond-elle poliment.

— Ça va. T'arrives à t'en sortir malgré tout ?

— Ouais, j'essaie, on va dire. Mais c'est pas facile.

— Je comprends. Je suis dans la même situation, je suis complètement perdu.

— Je comprends. Bon, je vais y aller.

— Attends ! Tu veux pas venir passer prendre une bière chez moi ? Je t'invite, et puis, ce serait l'occasion de causer du bon temps.

Au fond d'elle, Soline a envie de refuser. Elle ne veut plus rien avoir à faire avec l'ex de son amie. Mais sur le moment, boire une bière avec une connaissance certes un peu lourde, ça ne la dérange pas trop. Avec tous ces événements, elle a besoin de compagnie.

— OK, tempère-t-elle.

Max la conduit dans sa petite citadine rouge. Un silence règne dans l'habitacle, Soline n'a pas la foi de faire la conversation et le conducteur semble concentré sur sa route, à éviter les autres voitures sur les grands boulevards parisiens. Soline finit par se demander si elle a vraiment envie d'être là, mais elle n'a pas envie de partir à la dérobée non plus. La charge émotionnelle qu'elle a reçu ces derniers jours lui pèse trop, elle a besoin de souffler un peu, même si elle s'en veut de donner des faux espoirs d'amitié à Max.

Ce dernier gare sa voiture devant son immeuble, puis Soline monte derrière lui jusqu'à son appart. Elle y découvre une piaule simple, parfaitement rangée et sans décorations apparentes.

— Assis-toi si tu veux, lui propose le garçon en pointant du doigt le canapé-lit.

Il sort une bière de son frigo, la décapsule et lui tend. Le jeune homme récupère sa boisson et s'assit à côté de Soline, puis prend la parole quelques instants après.

— Ça dit quoi ton boulot ? demande Soline en reprenant une gorgée de sa boisson.

— Je bosse plus vraiment en fait. Y'a beaucoup plus de main d'œuvre que de camions à décharger, alors je passe mes fins de nuits sur mon portable. Mais du coup on m'a réduit mes heures, je travaille plus que deux nuits au lieu de cinq. J'ai des copains qui se sont même faits licenciés...

— Alors c'est vrai ce qu'on dit ? Que c'est pas une pénurie qui va durer une semaine ?

— Évidemment. Tous ceux qui pensent que c'est juste un problème d'approvisionnement occasionnel, ils se fourrent le doigt dans l'œil, on la voit arriver depuis deux semaines cette pénurie. Puis tous les bourgeois qui quittent paname là, ils ont du flair, en province, y'a toujours des produits frais. Enfin, sauf pour ceux qui ont leur résidence secondaire en Provence, rigole Max.

Soline termine sa bière et se détend un peu. Peut-être que Maximilien peut être autre chose qu'un gros con qui n' arrive pas à oublier son ex.

— Et toi, Soline ? Tu es encore étudiante, non ?

— Ouais, en géo.

— Et alors ? Tu participes au mouvement étudiant ? Parce que ça a de la gueule ce qu'ils font, à mon époque c'était juste des vieux cortèges sans âmes, on se faisait chier. J'avais fait quelques manifs, mais ça m'a vite saoulé.

— Rapidement, ouais. J'ai fait toutes les manifs et le blocage de la Sorbonne.

— Stylé ! Ils ont bien fait de brûler l'univ en tout cas. Ça sert à rien de juste bloquer pour bloquer, c'est vu et revu. Faut un truc qui marque dans la durée.

Soline acquiesce, distraite.

— Bon, il faut que j'y aille, annonce-t-elle en regardant son téléphone tout en se levant

— Salut ! C'était cool de te revoir en tout cas, hésite pas à repasser un de ces jours !

— Ouais, merci à toi pour la bière.

Soline quitte rapidement la piaule de Max, et retrouve l'arrêt de bus le plus proche après un rapide tour sur internet. Son frère lui manque, ses parents aussi. Elle ne les a vu que brièvement en février. La brune aimerait aussi revoir Layla, bloquée dans son bled des Pyrénées, et puis la Noue et Jian, qui vivent dans le dix-huitième, à l'autre bout de Paris. L'état d'exception de l'époque l'oblige à se raccrocher à des éléments matériels et rassurants, comme ses amis.

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