15. 14/04

1h20, Soissons

Anatole apprend sur le tard à manœuvrer la petite Renault du frère d'Ibahima. Les deux amis ont du mal à réaliser ce qu'il leur arrive. Sur le siège passager, à ses côtés, son ami a le regard vide, il observe l'obscurité de la nuit qui butte contre le pare-brise. A côté de l'autoradio éteint, le portable d'Anatole reconvertit en GPS annonce d'une voix monocorde les directions à prendre. Quand ils sont sortis de Bobigny, Ibra a simplement demandé où ils allaient, mais Anatole n'en avait pas la moindre idée. Alors, l'ado avait sélectionné une des premières destinations qui apparaissaient à l'écran. Les voilà à présent à rouler au pas sur des nationales désertes en direction de Reims. Le blond essaie désespérément de se rappeler de ses sessions de code où il était distrait et de ses cours de conduite, ainsi que des plages où il conduisait avec son père sur le périph' parisien pour la conduite accompagnée. Gérer à lui seul l'engin n'est pas chose facile, et il a galéré plusieurs minutes avant de trouver les phares. A présent, il roule lentement sur les routes désertes, essayant d'évacuer son stress en vain. Ils ont faim, Anatole a envie de pisser, Ibra se sent partir pour dormir. Mais aucun des deux ne souhaitent s'arrêter, ils veulent continuer à rouler jusqu'à ce que le réservoir soit vide, et puis, Anatole n'est pas sûr de réussir à rallumer le moteur correctement si ils s'arrêtent.

*

2h20, Reims

Circuler en ville n'est pas une mince affaire, et quand les panneaux d'indications de la métropole se font trop persistant et que l'urbanisation devient un peu trop dense, Anatole demande à son ami de retarder le moment où ils devront s'arrêter. Les deux amis n'ont nulle part où aller, et si cette nuit la voiture ne roule pas, ils seront de toute façon dedans, occupés à pioncer. Ibrahima questionne son ami pour savoir où il veut aller. C'est la deuxième fois qu'ils s'adressent la parole depuis qu'ils sont enfermés dans l'habitacle. Anatole réfléchit quelques instants, avant de rétorquer :

— Faut qu'on parte d'ici. De la France je veux dire. On se fera choper sinon. Regarde pour la frontière belge, on doit pas être si loin.

Anatole acquiesce et s'exécute sur l'appareil pour changer la destination. La voix féminine continue de s'incruster dans leurs silences, mais ça ne les gêne pas. Ibrahima observe la route le regard vide, toute trace de sentiment semble avoir disparu. Le blond crispe ses phalanges contre le volant, l'arrivée dans l'agglomération ne le rend guère tranquille. Il suit avec précaution les indications du GPS, espérant ne pas commettre d'erreur fatale.

Après leur sortie de la métropole rémoise, Ibra interroge quelques instants du regard son ami pour demander à mettre la radio. Le blond donne son accord d'un geste du menton, lui non plus n'a pas envie d'être très bavard. La radio grésille quelques instants, puis la musique se fait un peu plus claire. Ibra change la station, jugeant que du rock dans cette atmosphère n'est pas la meilleure des idées. Il tombe sur France Musique, qui diffuse quelques titres de classiques. Le garçon n'aurait jamais pensé écouter ça de son plein gré un jour. Mais tout arrive, tout devient possible, la preuve par les blessures qu'il a infligées à un flic quelques heures plus tôt.

*

04h40, Couvin, Belgique

Les deux amis ont dépassé la frontière belge quelques minutes plus tôt, et un sentiment de liberté les anime à présents. Ils ont l'impression de ne plus être poursuivis pour les faits qu'ils ont commis quelques heures plus tôt. Anatole retrouve un faciès correct, et ils décident d'un commun accord de pioncer quelques heures dans la voiture en attendant le lever du jour. Le blond gare la voiture derrière un talus sur une route qui longe la forêt, prend le temps de serrer le frein à main, puis incline son siège avant de sombrer dans un profond sommeil qu'il rêve depuis longtemps.

*

6h30, Bobigny, Cité Berlioz

Un coup énergique de clefs dans le verrou de l'appartement a suffi à réveiller une partie de la troupe ayant élu domicile pour une nuit dans l'appartement. Soline émerge difficilement, se remémore avec horreur les événements de la veille. Devant elle, la silhouette courbée d'une mère de famille déjà fatiguée se tient, son visage traduisant l'incompréhension. Elle ne doit pas s'attendre à voir pléthore de corps échoués à dormir dans son salon. La brune salue timidement la femme, demande si elle a besoin d'aide. Elle semble désorientée dans sa propre maison. Saliou se réveille alors, et part donner quelques explications à sa mère, prétextant qu'il a invité des potes pour une soirée la veille. Soline ne comprend pas pourquoi il lui ment, avec le geste d'Ibra, elle devra bien savoir tôt ou tard la vérité, et retarder des explications ne lui semble pas la meilleure des choses à faire.

Rester une seconde de plus dans cette atmosphère anxiogène lui paraît alors inconcevable. La brune replie le plaid qu'elle a utilisé la nuit, s'étire pour faire disparaître les courbatures acquises à cause de sa position dans sa courte nuit de quelques heures. Elle enfile son k-way resté prêt d'elle, récupère son sac à dos. Elle a toujours le look d'une manifestante déterminée alors que les circonstances ne s'y prêtent plus. Dans la pièce à vivre, la mère de Saliou semble avoir disparu. Elle croise sa silhouette dans un coin de la pièce et lui fait un bref signe de la main, avant de déguerpir rapidement. La cité Berlioz de Bobigny est soudain oppressante, rejoindre la ligne du métro pour rentrer chez elle est une nécessité. Elle court presque dans le dédale de rues semblables, elle a envie de crever tellement elle est fatiguée d'avoir dormi trois heures, mais elle ne peut pas rester là plus longtemps. Les souvenirs de la veille ressurgissent, elle passe indubitablement dans les rues qu'elle défendait la veille. C'est trop, elle se sent nauséeuse. La bouche du métro n'est plus très loin, « tu peux le faire », s'encourage-t-elle dans un dernier sprint.

*

9h, Couvin, Belgique

Anatole émerge avec difficulté. Il a du mal à se rendre compte de l'espace-temps dans lequel il évolue. Puis, en quelques secondes, tout lui revient en mémoire, et un soupir s'échappe de sa bouche. Derrière le pare-brise, il arrive à discerner clairement l'environnement, chose impossible la veille. La Renault est entourée d'arbres, coincée sur un chemin de campagne. Anatole est pris d'une envie insupportable de pisser. Il jette un coup d'œil sur le siège passager, où Ibra pionce calmement, puis sort de l'habitacle en refermant la portière avec douceur. L'adolescent prend enfin le temps d'observer en détails l'endroit où ils se trouvent. D'un côté, une forêt de pins arborescents, et de l'autre, quelques collines parsemées d'habitations.

Le blond retourne dans la voiture et découvre qu'Ibra est réveillé. Ce dernier lui adresse un sourire timide, puis assène à voix haute :

— Il faudrait qu'on aille en centre-ville acheter deux-trois trucs. Je sais pas toi, mais j'ai la dalle.

Anatole approuve d'un signe du menton et rajoute quelques brèves paroles. Il rallume le moteur du véhicule et les deux amis gagnent le petit centre-ville de la cité paisible. Les deux compères décident de s'arrêter devant une brasserie assez modeste, dans l'idée de petit-déjeuner. Anatole a une carte bancaire qu'il préfère ne pas utiliser dans leur fuite, mais avec ses trente euros en liquide, ils ne risquent pas de tenir longtemps sans retirer un peu de cash.

En entrant dans la brasserie, ils se rendent compte qu'elle est déserte, et ils s'approchent prudemment du comptoir. Quelques instants plus tard, une quarantenaire accourt, le teint mat, des cheveux relevés par un bandana sur son crâne. Un sourire chaleureux s'installe sur son visage, et elle interroge les deux voyageurs :

— Vous voulez prendre quelques choses ?

— Deux cafés, s'il vous plaît, commande Ibra en toute simplicité.

Les deux amis s'accoudent au bar, observant les nombreuses décorations de la pièce. Ils ne pipent pas un mot de ce qui leur arrive, il est encore trop tôt pour réaliser, analyser et prendre une décision rationnelle.

La serveuse revient leur servir leurs deux cafés, s'essuie ses mains sur son tablier avec négligence, puis engage la conversation :

— Alors, qu'est-ce que deux jeunes gens comme vous viennent faire de si bon matin ici ? Une matinée de cours en plus...

Ibra est embarrassé par la curiosité dont elle fait preuve, mais répond avec sang-froid :

— On se balade un peu. On est français, et c'est les vacances.

Ce mensonge à peine voilé semble convenir.

— J'ai l'impression de vous avoir déjà vu, reprend la femme en les jaugeant du regard. Vous n'êtes jamais passé par ici ?

— Non, non, jamais, admet Ibra.

Elle les observe une dernière fois d'un œil suspicieux avant de repartir dans la partie privé de la brasserie. Dans le silence, Anatole a l'impression d'y entendre des bribes de conversations. Elle revient quelques minutes plus tard, s'accoude au bar comme pour parler à de vieux amis et brandit son portable en zoomant sur une photo.

— Ce serait pas vous, par hasard, demande-t-elle naïvement

Ibrahima reconnaît de suite. C'est la photo de lui, la veille, jetant un pavé sur le keuf, recoupé avec sa photo d'identité. A côté, Anatole commence à paniquer.

— On va y aller, annonce ce dernier.

Le garçon laisse une somme aléatoire sur le comptoir, puis tire son ami par la manche pour qu'ils repartent au plus vite, mais ils sont stoppés dans leur élan par cette dame qui les regarde avec une forme d'empathie.

— Je ne vais pas vous dénoncer. Faites-moi confiance. Moi, c'est Ichrak. Je sais pas d'où vous êtes, mais j'ai vécu à Paris un petit moment, et ce qui a l'air de s'y passer à l'air fascinant. Mais bon, aux infos, ça se voit qu'ils nous disent pas toute la vérité... Alors ? C'est vrai, ce qu'on dit ? Que Paris est à feux et à sang, que toutes les facs sont bloquées ?

Anatole opine du chef, méfiant.

— Dans le temps, quand j'y habitais, j'avais fait la mobilisation de deux-mille trois contre les retraites, puis contre le CPE, c'était magique, pas autant que maintenant, sans doute. Manifester là-bas, ça a toujours été une tuerie. En tout cas, je suis contente de voir que ça bouge. C'est un peu morose la vie sans révolution.

— Ça y est, j'ai trouvé d'où ils viennent ! annonce une autre femme en entrant en trombe dans la pièce sans jeter un regard aux deux clients.

— Oui, je sais aussi Sandra. C'est drôle de les voir ici non ?

Ibra ne sait pas trop quoi penser de tout ça. La fascination déplacée de la dénommée Ichrak le met un peu mal à l'aise. Après un jeu d'échanges de regards entre les deux amis, ils décident de s'exfiltrer du bar alors que les deux femmes sont en plein débat. A peine sorti, Anatole reprend la parole :

— On se barre, on peut pas rester une seconde de plus dans ce bled.

— T'as raison.

Et leur café à peine avalé, les voilà déjà repartis sur les routes de Belgique, vers unedestination encore inconnue.

*

9h30, Paris

Soline est toute retournée. Les événements qu'elle a vécu ces derniers jours sont trop riches d'émotions. Elle ne sait plus quoi penser, elle a besoin de réponses. Alors, elle récupère son portable qui sommeille dans sa chambre, objet qu'elle n'a pas beaucoup touché ces derniers temps, et décide d'appeler directement La Noue, qui a allumé l'incendie de la Sorbonne trois jours plus tôt. On dirait que ça fait une éternité.

Après deux appels laissés sans réponse, la brune entends la voix fébrile de son amie à travers le combiné.

— Salut Soline.

— Salut.

— Je sais que j'aurai dû t'appeler plus tôt, c'est pas cool de ma part... Mais depuis mardi, ma vie s'est décomposée, j'crois, rit-elle d'un rire sans joie

— Explique ?

—T'as dû voir que j'étais partie sur le toit, on était une dizaine à avoir pour projet de brûler cette putain d'université pour le symbole. On s'était donné rendez-vous à vingt heures avec les bidons d'essence qui restaient en stock pour enflammer les barricades. C'est parti comme ça, puis Cassiop et Isaac se sont blessés. Il est toujours à l'hosto, à la Salpêt.

— Pourquoi tu m'en as pas parlé ? Tu me fais pas confiance ? Demande Soline avec plus d'agressivité qu'elle ne le veut.

— Non, mais je te connais, je savais que ça te brancherait pas. Et puis on avait pas besoin de mettre trop de gens dans la confidence, on voulait pas alerter les renseignements, et le blondinet avec qui tu traînais me paraissait louche. Bref, c'était pas contre toi, au contraire. Mais ca te dirait qu'on se voit un de ces jours ? Je suis chez Jian, si tu veux passer.

— Ouais, pourquoi pas. Mais je suis un peu crevée là.

— T'inquiète, je comprends. A bientôt So' !

Soline sourit devant son portable. La Noue a décidément un don pour lui coller un sourire béat sur le visage. Les morceaux de la soirée du onze avril s'amassent, enfin. La jeune fille comprend l'attitude anxieuse de son amie, même dans l'après-midi, et puis le comportement un peu stéréotypé d'Anatole, dont l'attitude collait parfaitement avec celle d'un RG. Au téléphone, la brune avait évité de mentionner clairement sa dernière nuit à Bobigny. Au cas où elle est écoutée, mieux vaut ne laisser aucune traces. Elle le dirait si besoin en temps voulu à ses amis.

Soline allume la radio le temps de faire la vaisselle. Elle n'a pas beaucoup passé de nuits chez elle durant la semaine, mais une montagne de vaisselles s'est amoncelée dans son évier. Soudain, pendant le journal radiophonique, elle entend une annonce qui lui glace le sang. Similaire aux spots d'alerte enlèvement, elle se rend compte qu'Ibra est recherché. Il est décrit physiquement, sa taille moyenne, sa carrure, sa peau noire, ses cheveux crépus parfaitement coiffés, son lieu de vie... Tout y passe, mais Anatole n'est pas mentionné. Soline espère qu'ils ont réussi à fuir et qu'ils sont en sécurité. Elle se rassure en se disant que si le spot passe à la radio, c'est bien qu'ils n'ont pas été chopés. Elle meurt d'envie de contacter le blondinet, mais ce serait trop risqué. Le journaliste évoque aussi les immenses inondations dans le sud du pays, la multitude de villages coupés du monde à cause des crues des rivières. Soline sait que son amie Layla est coincée dans sa petite ville au pied des Pyrénées. Elle y pense trop depuis une dizaine de jours, et s'engager dans l'émeute l'aide à évacuer et à moins stresser pour elle. Après tout, la jeune femme ne peut rien au péril de son amie. Au début, elles prenaient régulièrement des nouvelles, s'appelaient tous les jours. Layla contait à son amie dans des envolées lyriques à quel point elle se sentait bien, que c'était une véritable idée de génie de l'avoir poussé à faire ce voyage. Avec les grèves et les pluies, son séjour d'une semaine s'était transformé en voyage à durée indéterminée. Mais depuis quelques jours, Soline ne reçoit plus de nouvelles. La dernière fois que les deux amies se sont parlé, la Sorbonne n'avait pas été bloquée, et Layla croulait sous les pluies diluviennes. Elle lui a envoyé son dernier SMS une semaine plus tôt. Depuis, la jeune active est injoignable, et elle sait pertinemment que c'est à cause des pluies qui s'abattent sur les Pyrénées. Elle l'a vu sur les réseaux sociaux, et ça l'inquiète énormément. C'est elle qui a envoyé Layla là-bas, elle s'en veut presque.

*

9h35, en direction de Bruxelles

— Putain on a eu chaud, commente Anatole en allumant le moteur de la Renault qu'il commence à apprivoiser.

Ibra opine du chef puis enclenche l'autoradio, branchée sur la station de musique classique qu'ils ont mis la veille en se tirant de Bobigny. L'ado change pour une station d'infos en continue, qui évoque les émeutes récentes dans son quartier. L'invité, un député, condamne fermement les violences de la veille, adresse son soutien aux forces de l'ordre et espère que ces actions ne demeureront pas impunies. Il faut arrêter la vermine, termine-t-il. Bizarrement, ce discours ne lui fait ni chaud ni froid. Ibrahima s'est complètement dissocié de son être, de celui qui a balancé le pavé contre le flic la veille. C'est comme si il n'était plus la même personne. Ça l'aide à oublier et à accepter. Après un spot d'informations sur la grève générale et les services de radios perturbés, un autre spot embraie, où l'on dit rechercher un jeune de seize ans pour de graves mutilations sur un policier dans la nuit du treize au quatorze avril à la cité Berlioz de Bobigny. Avant même la description physique de la voix, Ibra sait très bien qu'on parle de lui.

— La vache, mec, t'es connu ! Embraie Anatole pour détendre un peu l'atmosphère

Depuis la veille au soir, les deux amis n'ont pas vraiment pris le temps de se parler. Entre le choc psychologique à gérer et la logistique de l'épopée, leur cerveau a mis du temps à tout encaisser. Et puis, Ibra a tendance à rejeter toute la faute sur lui avec cette histoire de pavé.

Ils finissent par changer de chaîne, Ibra met une radio locale qui diffuse des sons assez modernes. Des sourires se collent sur leurs deux visages, les premiers depuis leur dernière émeute. Ils ont décidé d'aller dans la capitale belge pour se fondre dans la masse, éviter de se faire repérer. La ville est un bon terrain pour se dissimuler.

— Tu sais où est le bouton pour les essuie-glaces ? questionne Anatole quand il voit des premières gouttes d'eau s'abattre contre la vitre.

Les deux amis cherchent quelques instants, avant qu'Ibra pointe un bouton du doigt, et aussitôt, les deux appareils en plastique se mettent en route.

Ils arrivent à Bruxelles vers midi, avec le ventre qui gargouille. Après l'épisode du café, ils n'ont pas osé s'arrêter pour s'acheter un encas. Anatole gare le véhicule sans délicatesse dans une rue peu passagère, et ils partent ensuite à l'assaut d'une supérette pour acheter de quoi manger.

— D'ailleurs, commence Ibra en croquant dans son sandwich, faudrait qu'on se débarrasse de nos portables, je suis sûr que les flics s'en servent pour nous tracer là, on est peut-être déjà cuits.

— Ouais, j'y avais pas pensé admet Anatole.

Les deux amis, qui grignotent leur sandwich au bord du canal, décident alors de balancer leurs deux téléphones, les derniers objets qui peuvent leur permettre de contacter le monde extérieur. Quand Anatole entend sa coque de téléphone rebondir contre la paroi du canal, il a un petit pincement au cœur. D'ordinaire, il n'aurait jamais fait ça délibérément. Mais l'époque est folle, l'extraordinaire est la norme, l'ordinaire l'exception.

*

Gentilly, 12h

Max vient d'avoir des nouvelles d'Antoine par son avocat. Sa garde à vue a pris fin, il devait être déféré devant le juge en comparution immédiate, mais avec les grèves qui paralysent l'institution judiciaire, il a été emmené le matin même en détention provisoire en attendant son procès. Antoine est en prison pour une tentative vol de scooter. Max a l'impression d'être comme Meursault dans L'étranger après avoir appris le décès de sa mère. Antoine a tenté de voler un scooter, et il se retrouve à présent enfermé entre quatre murs, dépourvu de toute liberté. C'est absurde, ça n'a plus de sens. En quelques jours, il perd ses deux plus grands amis, l'un se réfugie à la campagne pour ne pas à avoir vivre les pénuries, l'autre se retrouve prisonnier. Max se rend compte que l'époque ne leur rendra jamais rien acquis.

A sa fenêtre, il peut guetter les files immenses qui se forment autour des magasins d'alimentation, fonctionnant depuis plusieurs jours à flux tendu. Il le sait depuis longtemps, les produits frais disparaissent. Mais tout de même, ça fait drôle de se retrouver sans pouvoir manger autre chose que des pâtes, comme le précaire qu'il a toujours été. Il s'y attendait, son intuition le lui disait. Mais l'anticipation ne fait pas tout, et enfermé dans sa chambre, il se demande à quoi bon tout cela peut rimer. Il ne trouve plus de sens dans l'époque qu'ils traversent tous. Pourtant, il n'a pas d'échappatoire, pas de séjour en Espagne comme Layla, pas de beaux-parents chez qui aller se réfugier comme Léonard. Sa classe sociale ne lui permet pas d'avoir une chance de s'évader, au moins une fois. Même face à la catastrophe, ils sont inégaux.

Max étouffe dans sa chambre. Il ne rêve plus entre les fissures de ses quatre murs. Neuf mètres carrés où crèvent ses rêves, peut-être que ce n'est pas si différent de ce que vit Antoine, songe-t-il. Il se sent parqué, la liberté qu'il avait dans la maison de ses parents en Bretagne lui manque. La ville est trop vaste pour lui. Et c'est dans ces instants où il lui est matériellement impossible de s'en aller qu'il a le plus envie de quitter la ville. Une fuite impossible, un agacement. Un cafard traverse le sol lentement, cavale sur son armoire, conquiert son plafond.

Pris d'une bouffée de panique, il récupère sa veste sur son lit puis dévale les escaliers de son immeuble.

Après les files de clients dans les supérettes, avec des mères de famille aux traits renfrognés, inquiètes de ne pas réussir à nourrir leur tribu, se dressent les files d'attente devant les distributeurs automatiques. L'appel à retirer son argent des banques a marché. A la radio, ils ont dit qu'une minorité de citoyens pouvait réussir à détruire le système bancaire si chacun récupérait le maximum sur son compte. Max n'aurait jamais cru un truc pareil possible. La fragilité de ce monde se révèle dans ses fragmentations.

Lui aussi, il veut prendre part à ce festival de billets distribués, il veut faire comme tout le monde, insérer sa carte, en récupérer de vulgaires bouts de papiers ce qui l'ont toujours maintenu en apnée pour survire. C'est fini, tout ça. Il n'a plus à compter sur la folie d'un système pour vivre, il ne peut plus compter que sur lui-même. C'est effrayant d'être à ce point livré à soi-même. Ne plus pouvoir compter sur les fonctions régaliennes de l'état et sur sa force, c'est une trahison. Il ne reste plus que l'armée qui tient. L'état se résume alors à une enveloppe vide, avec à sa tête un monstre qui nie l'effondrement qui vient. Assumer que leur société s'ébranle et risque de tomber, c'est rendre matériellement possible cette éventualité. Sa parole est la seule vérité, les seuls faits qui peuvent être entendus. Ils essaient de retenir le désastre, tous les soirs à vingt heures. Ils disent que la nation française est grande, que le peuple sait se relever de toutes ses épreuves. Ces tartuffes au pouvoir ne peuvent plus fédérer, annoncer des mesures fortes, incarner l'état Providence de l'après-guerre. A présent, dans le vent, ils peuvent seulement compter sur des formules plus ou moins poétiques et creuses, des phrases guerrières pour ramener autour d'eux un peuple qui n'a plus de peuple que ce qui sonne dans leur bouche de politiques déconnectés.

Il a fait son devoir de citoyen pour faire couler un peu encore ce système mortifère qui se délite de lui-même. Ce n'est plus de la résistance, ils sont passés dans l'attaque. Max a faim. Son frigo est maintenant vide, il s'est trop gavé sans réfléchir en regardant des séries, et les magasins sont pillés et surmenés. Jamais il n'aurait pu imaginer un tel théâtre quelques semaines plus tôt. Après les files pour récupérer des produits frais, celles pour assécher le système bancaire dont plus personne n'a besoin, Max les sent presque, ces files pour récupérer à manger dans les poubelles, ces mêmes denrées qui n'avaient pas d'importance quelques jours plus tôt. Les temps ont changé. Le monde peut s'inverser en quelques jours, c'est presque terrifiant. En attendant, dehors, il voit des chiens rôder pour chercher de quoi manger, des gens méfiants qui essaient de protéger coûte que coûte leurs sacs de course, et d'autres qui spontanément dans la singularité du moment, se mettent à se parler. Des voisins se mettent à converser de balcon à balcon, avec des discussions d'une banalité affligeante, mais qui les réconforte. Le lien social est trop important en temps de crise.

Layla lui manque de moins en moins. Elle est devenu un élément clé de sa vie d'avant, mais n'est plus rien pour sa vie d'après. Il est temps de tirer un trait sur cette relation du passé. Il a enduré suffisamment de temps dans son lit à pleurer sa compagne déchue, il a assez maudit cette nuit de mars où il a couché avec une inconnue après avoir un peu trop bu. Quoi de mieux pour repartir que le démantèlement entier de leur mode de vie ? Tourner la page d'une relation n'a jamais été aussi simple à faire. Il suffirait de se réinventer, d'oublier, de construire des communautés nouvelles, sans identité et appartenance. C'est beau, dans l'idée, mais très utopique. Dans ces temps troubles, il a désespérément besoin de rêver.

*

18h30, Carquefou

La semaine est rude pour Alix. Le pays est paralysé, presque à l'arrêt. Les machines des usines ne tournent plus, les dizaines de camions qui maintiennent les flux ne roulent plus. La pluie transcende une partie du pays, la crise économique provoque des émeutes de la faim dans certains quartiers et les gens retirent leur argent des banques. Une grande partie des gens n'osent plus sortir comme avant, se terrent chez eux comme des rats morts, regardant les quelques infos qui passent en boucle sur les chaînes de télé. Les grèves s'intensifient, l'avant-veille, lors de la mobilisation générale, elle a aussi déserté son taff, plus par opportunité pour glander que réel intérêt pour la lutte syndicale. Sa fiche de paie en pâtira à la fin du mois, et elle n'est pas venue travailler pour entamer une grève infinissable, et dès le lendemain, elle est revenue bosser aux côtés de Noé et Lila, eux aussi peu intéressés par les mobilisations actuelles. Pourtant, les bénévoles qui façonnent la ressourcerie et les clients insistent sur la nécessité de « s'allier aux luttes sociales », « ne pas rester cantonnés à l'écologie ». Pourtant eux, à part en manif où il leur arrive de brandir quelques pancartes ou drapeaux sérigraphiés, ils ne soutiennent le mouvement que de loin. Alix a facilement remarqué ces biais en les observant, rien que quelques minutes, à discuter entre eux, trentenaires désabusés et embourgeoisés, vivants dans le centre-ville de Nantes gentrifié.

Heureuse d'être enfin rentrée chez elle, elle s'assoupit comme tous les soirs sur son canapé, devant une émission à la con qui lui pompe son temps de cerveau disponible, quand elle reçoit un appel sur son téléphone fixe. Elle l'a reçu quelques semaines plus tôt — et en a un à elle pour la première fois, sans que ça change sa vie — alors les plateformes de vente abusive ne l'ont pas encore recensée, et elle est étonnée que quelqu'un l'appelle dessus, n'ayant donné ce numéro qu'à une poignée de personnes. Elle décroche, et tombe avec un certain étonnement sur sa grand-mère.

— Allô Mamie ?

— Alix ? Est-ce que tu vas bien ?

— Oui, ça va et toi ? Tu arrives à te nourrir malgré les grèves ?

— Oh, tu sais, si il n'y avait que ça...

— Ca va pas ? Dis-moi, il y a quelque chose qui va pas ?

— Je crois qu'il va falloir que tu viennes Alix. Augustine est partie en Normandie, chez sa sœur. Je suis toute seule. Je suis tombée dans le jardin tantôt. Ça me fait mal à l'os. J'ai appelé pour qu'on vienne me chercher en ambulance, ils peuvent pas. Ils font grève ou ils ont arrêté leur activité, je sais pas. Et puis l'hôpital ils m'ont dit qu'ils pouvaient pas venir me chercher. Je fais quoi Alix ? Je peux plus marcher, puis ça s'est ouvert sur le mollet, j'ai mis de la bisceptine.

— Je peux pas venir Mamie. La SNCF fonctionne plus, les bus non plus. J'ai aucun moyen de venir, à moins de demander à quelqu'un de m'emmener. Mais ici aussi c'est la merde, les quelques personnes que je connaisse se cassent tour à tour à la campagne, juste au cas où. Et puis avec la situation chaotique à Paris... Il me reste juste le vélo, mais t'es quand même à cinq cent bornes...

— Fais ce que tu penses que tu dois faire, Alix, je peux me débrouiller. Au pire, je peux toujours me conduire moi-même à l'hôpital.

Alix lâche un rire nerveux. Sa grand a le don de parfois dire des énormes bêtises.

— Je vais venir, Mamie. Y'a rien qui me retient ici, et puis, toi, tu vas devenir quoi, à pas pouvoir marcher ? Faut que je vienne.

— D'accord. Quoique tu décides de faire, Alix, je t'aime.

Elle raccroche ensuite, abasourdie. Sa grand-mère a toujours été une dame solitaire loin du cliché de la mamie-gâteau, vivant recluse dans un minuscule hameau du Lot, coupée de tout. Elle a perdu son mari jeune, et n'a eu qu'une fille, la mère d'Alix, qui ne peut lui venir en aide, étant elle aussi coincée dans son ville de Provence. Il ne lui reste alors plus que sa seule petite-fille pour l'aider. C'est une dame âgée, maintenue sous perfusion chez elle pour éviter d'engorger les maisons de retraités. Elle avoisine les quatre-vingt-dix ans, et vit en ermitage du haut de sa colline, dans son hameau constitué de deux maisons. Alix a souvent passé ses vacances d'été là-bas, à tomber d'ennui dans ces villages de quelques dizaines d'habitants, avec une grand-mère peu bavarde, passant l'essentiel de son temps dans son potager.

Sa conscience lui ordonne d'aider sa grand-mère, elle ne peut pas la laisser périr seule, dans sa cuisine en formica à l'horloge silencieuse depuis longtemps. Cinq cent kilomètres, ce n'est pas la mort, essaie-t-elle de se convaincre. Avec son endurance, en cinq jours, elle pourra y arriver. Il le faut. Il n'y a pas d'alternative, pas d'amis pour l'emmener à l'hôpital le plus proche, aucun moyen de s'y téléporter. Le temps compte pour lui-même, et c'est chacun pour soi, à présent. La barbarie de l'époque empêche toute entraide, pourtant son hégémonie n'est pas encore certaine. Inverser la balance, tendre la main et coopérer, avec les voisins, les commerçants de la petite ville de sa grand-mère, ce serait possible. Mais c'est comme si l'époque lui interdit, comme si l'actualité ne met que l'individualité sur la table, délaissant toute entraide, seules les grèves générales arrivent à percer la paroi de ce qui est devenu acceptable.

*

20h, Bruxelles

Les deux amis passent leur après-midi à flâner à côté du canal, en louchant sur les quelques enseignes ouvertes. Ils finissent par repartir dans leur renault, et mettent l'autoradio instinctivement. S'informer est devenu une nécessité pour leur survie. Ils apprennent alors que la Belgique a décidé de fermer toutes ses frontières pour se protéger le matin même. Les deux amis ont eu chaud, à quelques heures près, ils ne passaient pas. A présent, ils sont bloqués dans ce pays sans possibilité de revenir chez eux. Ce fatalisme est assez angoissant, admet Anatole, mais au moins, ils ne pourront pas se faire chopper par les flics français à cause de l'histoire du pavé. Tous les deux, ils transforment alors le véhicule pour la nuit, baissent la banquette arrière pour en faire un lit, ils ont acheté quelques couvertures de survie dans l'après-midi, en même temps que quelques objets essentiels pour leur camping, une casserole, un réchaud, une lampe de poche. Cette vie de nomade à peine débutée, Anatole et Ibra commencent à prendre goût à toute cette liberté qu'ils se voient soudain octroyé.

Le lendemain, leur journée ressemble à la veille. Ils acquièrent petit à petit une routine, à mesure que l'argent en liquide d'Anatole s'amenuise. Ce dernier vient de terminer son stock de monnaie, il a tout usé jusqu'aux derniers centimes, ceux qui échouent habituellement au fond des porte-feuilles.

Les deux amis se promènent dans les rues bruxelloises, découvrent des quartiers trop peu connus, puis échouent irrémédiablement sur la Grand Place ou à côté de Manneken Pis, dénué de tous les touristes le bombardant de photos. Le pays n'est pas aussi paralysé par les pluies et les grèves que la France, mais le coût du pétrole en pleine augmentation touche tous les pans de l'économie, avec des conséquences multiples.

Ils errent dans des quartiers plus alternatifs, aux étudiants baroudeurs et aux nombreux bars. Au détour d'une rue, ils découvrent un squat, aux airs de spot culturel géant. Intrigués, ils pénètrent dans le bâtiment et découvrent un monde à part. De l'extérieur, le bâtiment ne paraît pas comme un énième lieu culturel alternatif pour étudiants bobo. Il ressemble à un simple immeuble de quelques étages, flanqué d'une arrière cours accessible via la rue. Le portail est ouvert, et c'est par là qu'Ibra et Anatole rentrent dans le squat. Dans la cours, le blond discerne plusieurs endroits, le potager qui prend une bonne partie de l'espace, le préau où se cumulent des vélos devant une fresque déjantée, et devant l'entrée du bâtiment, une terrasse avec un canapé défoncé, quelques chaises et une table, où des jeunes sirotent une bière en jouant aux cartes. Les deux amis s'approchent du groupe pour se faire remarquer.

— Bonjour, commence Ibra quand ils arrivent à leur hauteur.

— Salut, leur répond une fille à la coupe rousse coupée à la garçonne, vous venez visiter ?

— Ouais, pourquoi pas. C'est un genre de squat ici ?

— Exactement, on essaie de faire de l'expérimentation culturelle sur ce lieu, c'est une ancienne école primaire qu'on a un peu réhabilité.

En effet, sur le béton dans un coin de la cours, Ibra observe les dessins destinés aux enfants, des marelles et autres fantaisies.

— C'est cool. Je vous fais visiter ? Moi, c'est Judith. Et vous ?

— Ibrahima, mais tout le monde m'appelle Ibra.

— Et moi, c'est Anatole, fit le blond, derrière

— Enchantée. Vous êtes du coin ?

— Non, s'empresse de répondre le blond, on vient de Paris.

— Ah ouais, c'est grave la merde là-bas en plus. Vous êtes mineurs j'imagine ?

— Ouais.

— Et vous cherchez un coin pour dormir ?

— Possiblement...

— Vous êtes au bon endroit.

Judith leur sourit gentiment, traverse les différents lieux de vie avec aisance et présente chaque personne vivant dans le squat. Ils sont une quinzaine, certains y sont par itinérance, d'autre toute l'année, et ils s'efforcent de faire vivre le lieu pour développer des activités culturelles et militantes. Les règles collectives sont affichées à l'entrée, et ils se réunissent tous les jours pour faire le point sur les tâches à faire et gérer le squat d'une main de maître en autogestion. Les chambres sont anachroniques, parfois ce sont des grands dortoirs où se mélangent des lits, des paillasses posées au sol et des hamacs, parfois des petites chambrées où l'intimité est préservée. Contrairement à l'imaginaire collectif, le squat ne regorge pas que de toxico et n'est pas spécialement sale, la drogue y circule et la poussière aussi, mais on est loin des clichés que les parents d'Anatole ont pu véhiculer quand ce dernier leur causait de vie communautaire en dehors du système.

Les deux amis sont rapidement intégrés dans la bande de militants en pleine ébullition. Les profils sont variés, on y croise des étudiants précaires qui ne peuvent pas se payer de loyer, des gens du milieu alternatif qui sont ici par choix, quelques immigrés en attente de leurs papiers, et un ou deux sans-abris venus trouver refuge dans le lieu. Les profils sont hétéroclites et Ibra trouve ça mieux que dans le mouvement étudiant français, essentiellement constitué de blancs privilégiés, pour qui la révolution est affaire de choix et non de nécessité.

Le soir venu, les deux amis mangent la soupe préparée pour le dîner en bavardant gaiement autour de leur venue. Malgré l'endroit, ils ne peuvent pas se permettre de dire la vérité, alors ils se sont passé pour des lycéens parisiens venus visiter Bruxelles et contraints de rester à cause de la fermeture des frontières. Parler de Bobigny et de la nuit du treize avril est une mauvaise idée.

Ils finissent par se coucher, fatigués de leurs escapades, mais satisfaits de pouvoir se poser dans un endroit aussi bienveillant.

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