14. 13/04
Gentilly, 8h30
Max s'est levé tôt pour la première fois depuis longtemps. A Rungis, il ne bosse plus que ponctuellement, une ou deux nuits par semaines. Il voit les camions arriver rarement, et les entrepôts se vider toujours un peu plus. Les rumeurs courent que le marché de Rungis sera bientôt fermé.
Il a fourni les papiers à l'avocat de son ami, croisant les doigts pour le voir sortir vide. Avec la crise, Antoine n'a plus le droit au chômage et il a dû être en galère de thunes, et Samuel, un type pas très net qui traîne dans de sales affaires sait profiter de ces moments d'impuissance et de vulnérabilité, et a dû l'embaucher pour voler un scooter que le délinquant gardera pour son business, laissant une maigre part à Antoine.
Max tourne un peu dans les rues d'Antony avant de rentrer chez lui. Encore une journée où il va se morfondre sans trouver un sens à ce qu'il peut faire. Depuis sa mise en chômage partiel, il a l'impression de devenir un zombie, il ne sent plus son corps s'animer, ses muscles s'éreinter après le travail. Il se décide à faire un petit footing dans un parc non loin de chez lui, mais ses pensées reviennent vite vers son ami en garde à vue. Il ne sait pas comment l'aider, se sent profondément impuissant. Habituellement, dans ce genre de moments, il a toujours Layla pour l'épauler, l'aider et le réconforter. Mais il a merdé, et elle est partie, laissant filer entre ses doigts leur amour. Max se demande si il la reverra un jour, si ils se retrouveront comme avant avec leurs moments de complicité. Plus les jours passent, plus cette certitude s'envole. Layla est coincée en Catalogne sous les pluies diluviennes, et la possibilité qu'il lui arrive quelques choses l'affecte profondément. Dans cette époque complètement déréglée, un choc en plus, il ne supporterait pas.
A la radio, il entend que plusieurs figures de la société civile ont appelé les citoyens à retirer leur argent des banques. « Si nous coulons, vous coulerez avec nous » martèle une tribune publiée dans tous les médias fonctionnant encore malgré les grèves, et dans les nouveaux journaux autogérés crées par les grévistes. Ils le savent tous, aucun horizon heureux ne les attendent dans le capitalisme. L'argent n'a plus de saveur. Et après les grèves, les manifs, les émeutes et les blocages, la ruée vers les banques est une continuité logique, celle de la rupture avec le monde existant. Que les investisseurs peuvent aller se faire mettre, bientôt, ils n'auront plus aucun client. Les banques ont déjà prévu de rendre plus strict le plafond de retrait de liquidités, mais la vague est telle ; tout le monde est prêt à retirer son fric. Il n'y a plus rien à perdre, et le fatalisme accru leur révolte.
*
16h, Ménilmontant, Paris
Le bras d'Anatole lui font moins mal que la veille. En rentrant, il a eu l'engueulade de sa vie, il a vu ses deux parents pleurer et l'incompréhension dans le regard de sa sœur. Pour un jeudi, c'est rare qu'il soit affalé devant sa télé à mater des vieilles redifs. Les manifs et les blocages lui manquent presque. Il pianote sur son portable des messages à ses amis, sourit devant le message de Soline qu'il vient de recevoir, où elle lui demande simplement si il va mieux. C'est peu, mais il en est amplement satisfait. Un appel d'Ibra s'affiche soudainement à l'écran, et il répond machinalement.
— Hey Anatole, ça va ?
— Ouais, tranquille. La douleur commence à partir.
— Super mon pote. J'préférerai t'appeler juste pour prendre de tes nouvelles, mais en vrai je pense que la suite peut te plaire.
— Je t'écoute.
— Bon voilà, tu vois avec l'université qui a brûlé, ça a pris une ampleur énorme, et ça fait écho ici. Tous les gens que j'ai croisé sont déter' pour foutre la merde dès ce soir. On veut pas que la révolte se fasse uniquement chez les étudiants, on veut prendre notre part. Ça va partir ce soir à Bobigy, Anatole. Tu veux venir ?
— Putain mais carrément ! Mes parents vont pas tarder à rentrer par contre, faudrait que je parte maintenant. Je pourrai venir chez toi ?
— Oui, t'inquiète pas.
— Et... Peut-être que je pourrai inviter Soline ? Tu sais, la fille qui..
— Je sais très bien qui c'est, rit Ibra. Oui, si tu veux, ça nous fera une personne en plus.
Ibrahima raccroche, et un sourire incollable s'affiche sur le visage d'Anatole. Il s'empresse d'appeler Soline par messagerie cryptée, heureux de pouvoir la revoir.
— Salut Soline, je te dérange pas ? débute avec hésitation le blond.
— Euh... Non, pourquoi ?
— Eh bien, tu vois, mon pote Ibrahima, il m'a dit que... Ça va commencer à chauffer ce soir en banlieue. Je vais le rejoindre, il est à Bobigny. Tu voudrais venir ?
— Tout de suite ?
— Ben.. Je pars maintenant ouais.
— Ça va être serré... Mais vers vingt heures, chez lui, ça irait ?
— Ouais, t'inquiète. Je t'envoie tous les détails tout à l'heure.
— Top. A plus.
— Ouais, salut, termine Anatole
L'ado préférerait faire le trajet avec Soline pour apprendre à la connaître un peu plus, mais tant pis. Il se dépêche de revêtir son jogging et son k-way – traditionnel uniforme de l'émeute - et rempli son sac noir de son habituel matériel de manif. Son avant-bras est encore un peu douloureux, mais c'est supportable. Il se dépêche de rejoindre la station de métro la plus proche de chez lui, et à l'aise, il avance dans le dédale de corridors. Anatole change de ligne à Jaurès, prend celle en direction de Bobigny, c'est presque instinctif pour lui tant il le fait souvent. La seule différence, c'est qu'il attend beaucoup plus longtemps son métro maintenant, et qu'il est toujours bondé.
L'idée que les banlieues s'embrasent l'enchante. Ils l'avaient prévu dans leurs AG, c'était toujours très théorique, mais il savait que ça viendrait. Le mouvement révolutionnaire respectait à la lettre les préceptes enseignés par les mouvements sociaux passés, et même si ça a un côté rassurant, Anatole préfère l'inédit, et il espère que cette fois-ci, ces révoltes seront enfin payantes, qu'elles mettront littéralement le feu au pays.
*
20h, Bobigny
Venir jusqu'ici a été un périple, se félicite Soline. Elle a pris la ligne 4 jusqu'à gare de l'est avant de changer de ligne pour aller dans cette ville réputée mal famée de banlieue. Au départ, rejouer les rebelles à peine deux jours après l'incendie de la Sorbonne, ça ne l'a pas enchanté, mais en voyant l'entrain d'Anatole, elle s'est mise à rêver.
Depuis qu'elle a vu la silhouette de La Noue sur le toit de l'université, elle a du mal à la contacter. La brune tombe sans cesse sur la boîte vocale de son amie, ce qui l'inquiète. La veille, elle a réussi à avoir brièvement au téléphone Jian, qui lui a promis que tout allait bien, mais elle a du mal à se rentrer en tête cette maxime tant qu'elle n'a pas vu son amie de ses propres yeux.
Exceptionnellement, Soline emporte son téléphone, pour pouvoir trouver où habite Ibrahima. Au terminus du métro, elle marche quelques centaines de mètres vers les immenses tours qui dominent la ville, la Cité Berlioz. Elle finit par trouver le bon bâtiment, et sonne avec une certaine appréhension. A l'interphone, elle entend un mélange de voix masculines et croit reconnaître celle d'Anatole. Même si ce gamin est lourd, ça a le mérite de la rassurer.
Arrivée dans l'appartement familial, elle est tout de suite intimidée. Dans le salon se préparent trois jeunes, et elle reconnaît Ibra et Anatole qui s'avancent vers elle.
— Salut Soline ! Je suis content que tu sois venue !
— Salut. Vous êtes tous seuls ? Questionne-t-elle, curieuse
— Ma mère est partie bosser et mon frère est chez sa copine, justifie Ibrahima.
Un autre garçon s'avance vers elle, il semble plus âgé que les deux autres.
— Et lui, c'est Saliou, présente rapidement Ibra
Le dénommé Saliou lui sourit brièvement, puis Anatole et Ibrahima reprennent leur conversation. Le grand frère affirme ensuite après avoir envoyé plusieurs textos que plusieurs de ses potes se rajouteront au cortège d'émeutiers. Soline se demande un peu ce qu'elle fait là, elle, la fille de classe moyenne sans histoire qui n'a jamais foutu les pieds en banlieue. Elle ne se sent pas à sa place, pas légitime pour se rebeller ici. Elle n'est pas professionnelle du désordre, tous ses cris de rage viennent du cœur et de ses sentiments incontrôlés. Et manifester cette colère ici, dans une environnement qu'elle ne connaît pas, ça la dérange un peu. Elle ne veut pas prendre la place des habitants. Elle s'assit alors dans un coin de la cuisine, traîne un peu sur les réseaux sociaux pour se détendre, laissant les trois gars de la pièce converser.
— Et toi, Soline, t'en pense quoi ? finit par lui demander Anatole.
— Hein ? De quoi ?
La brune sort de sa transe avec difficulté, elle s'est totalement enfermée dans sa bulle devant son portable.
— Euh bah... Je vous ai pas vraiment écouté, en fait, avoue-t-elle, gênée
— On disait qu'on pourrait se mettre directement à l'entrée des tours pour construire quelques barricades. Normalement, on sera nombreux et ce sera peut-être plus pratique que de juste brûler quelques bagnoles.
— Ouais, sans doute. Faisons ça.
Si la jeune femme s'écoutait, elle repartirait fissa vers chez elle pour mater un bon film emmitouflée dans sa couette. Mais la lutte ce n'est pas que du romantisme, c'est surtout de l'incertitude. Le romantisme va bien pour les étudiants rêveurs et utopistes, mais la révolution n'est pas un roman, c'est une nécessité pour les personnes concernées par la violence de la société. Ici, on affronte pas la police par plaisir comme Soline et sa bande d'étudiants belliqueux le font chaque jour entre Bastille et République. Ici, affronter les flics n'est d'une défense quotidienne. Deux mondes se confrontent, dans cet appartement. D'un côté, les petits blancs des beaux quartiers pour qui lancer un pavé n'est qu'une montée d'adrénaline, de l'autre, ceux qui côtoient la violence sans pouvoir y réchapper. La brune prend conscience de ses privilèges. Elle repense à tous les autres manifestants qui lui ont décrit la casse comme une action libératrice, qui lui ont vanté les louanges de la violence contre les flics comme une vengeance. Mais une vengeance de quoi ? Ceux qui se targuent de ces révoltes sont nés avec une cuillère d'argent à la bouche et ont toujours bénéficié du capitalisme. Comment osent-ils parler de « vengeance » ; alors que jamais les flics ne les ont contrôlé au faciès, jamais ils n'ont tué leur ami car il « se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment ». La révolte, ils n'y connaissent rien, l'injustice, ce n'est pas pour eux, c'est pour les autres. Soline voit à présent l'incendie de la Sorbonne comme le symbole de leur caprice. Ce mouvement paraît soudainement comme la crise d'ado de la jeunesse, en quête d'identité et d'appartenance. Tout cela paraît moins romantique, d'un coup.
— Hey, t'es sûre que ça va ? interroge Anatole, qui tire une chaise à côté d'elle
— Oui, t'inquiète, répond dans un demi-sourire la jeune femme. J'angoisse juste un peu pour tout à l'heure.
— Bah, t'inquiète, ça se passera bien. Et puis, on commence à avoir l'habitude de devoir se défendre face aux keufs.
— Oui, c'est sûr.
Soline tient à mettre de la distance entre elle et cet ado en quête de sensation forte. Il est de cinq ans son cadet et ne fait tout ça que par amusement, ce qui la dégoûte. Comment peut-on oser prendre ça pour un jeu alors que c'est une question de survie pour d'autres ? Et alors qu'il a lui même été blessé quelques jours plus tôt ? Décidément, il y a bien des biais humains que la brune ne comprend pas.
Saliou regarde son portable distraitement, puis assure que c'est l'heure, qu'ils vont pouvoir commencer. Ils se sont organisés, se sont donnés des points de rendez-vous et ont rassemblé un max de matériels. Les nuits d'émeutes en banlieue, c'est régulier, mais cette fois, ils sont de ceux qui s'organisent. Les quatre émeutiers sont sortis avec précaution, prêts à lancer une nuit de violences dans la ville. La bande a quelques cocktail molotov en stock, des mortiers, mais pas de pavés, c'est pas une espèce très trouvable en banlieue, elle est réservée aux beaux quartiers parisiens.
Les heurts éclatent comme ils l'avaient prédit, des voitures commencent à prendre feu, on casse les vitres des bagnoles avec des barres en métal, on allume des mortiers pour ralentir l'arrivée des flics derrière des barricades de pacotilles constituées essentiellement de poubelles et de sièges de voiture arrachés. Plusieurs silhouettes s'ajoutent peu à peu derrière les barricades, et le travail d'équipe se divise, un groupe allume des mortiers et des artifices pour éblouir les yeux des forces de l'ordre, Soline, qui ne se sent pas très légitime et en état de lancer des projectiles, se contente de taguer quelques mots de protestations avec une bombe presque terminée sur les murs abîmés des tours HLM de la cité. Elle inscrit quelques slogans dans le béton de ces villes nouvelles, pour faire durer leur émeute jusqu'à ce que le syndic revienne avec de l'acétone pour brouiller tous leurs messages de protestations. Quelques dizaines de mètres plus loin, derrière du mobilier urbain abandonné contre l'asphalte, elle croise le regard d'Anatole qui lance des pavés à l'aveuglette. Soline ne sait pas si elle pourra s'habituer à cette vision un jour. « tant mieux », se rassure-t-elle. L'émeute ne doit pas être une banalité.
*
23h, Bobigny, Cité Berlioz
Anatole sent la vague d'adrénaline qui monte en lui. L'émeute est devenue en quelques jours sa drogue, celle d'un ado banal en manque de sensation forte qui trouve son bonheur dans l'affrontement contre les forces de l'ordre. Derrière son masque, sa capuche et son k-way, il se sent invincible. Sa rage n'est plus dicible, il a besoin d'actes. Ces moments suspendus sont les préférés du blond. Il se sent planer et tout devient possible.
Anatole fouille dans les caisses de molotov qu'ils ont rassemblé, Ibra envoie à l'aveugle des cadavres de bières qui rebondissent contre les camions blindés des CRS. Derrière, Saliou et d'autres forment des barricades avec des barrières de chantiers et des voitures qu'ils enflamment. La nuit d'émeute semble prometteuse. Les grenades de désencerclement pleuvent presque contre la horde d'émeutiers. Les lacrymos irritent leurs yeux, et le sérum physiologique qui les soulage habituellement n'est présent qu'en petite quantité dans la trousse de secours que Saliou a concocté. Ibra lance dans une rage ultime une dernière munition incendiaire contre les forces de l'ordre. Ils envoient toujours les pavés à l'aveugle, ne désirent pas particulièrement toucher les flics, misent sur la dissuasion. Mais lancer sans voir sa cible, c'est risqué. Dans le brouillard des grenades, et la fumée des barricades, Ibrahima discerne ce flic au casque à peine remonté qui hurle de douleur, à terre, sa figure maculée d'hémoglobine. Ibrahima panique, cours, Anatole grimace, il a compris. Ibra n'en revient pas d'avoir fait un truc pareil. Lancer des pavés dans la fumée, ça n'a auparavant rien de bien impactant, on sait que la plupart du temps, il retombe irrémédiablement contre le béton. Sauf cette fois-ci, ou au lieu de racler le sol, il a raclé un crâne. Tout ralentit dans la tête de l'adolescent, qui se laisse tomber au sol, impuissant. Anatole cri à travers les barricades qu'Ibra a tué un flic, il exagère, sans doute, mais c'est la panique qui le fait stopper tout discernement.
Il voit Soline arrêter le tag qu'elle réalise sur la façade d'un immeuble, elle enjambe les obstacles qui les séparent et le rejoint.
— Il s'est passé quoi ? gueule-t-elle à travers son masque.
— J'en sais rien... J'ai vu Ibrahima qui leur a envoyé un de nos seuls pavés comme je venais de le faire, et puis après, on a vu ce type au sol qui se tenait la mâchoire en hurlant... Y'avait... Du sang... Partout autour...
Anatole a peur. Son pote a tué quelqu'un, peut-être. Comment leur jeu a-t-il pu se transformer aussi facilement en cauchemar ? Sa tête bouillonne, il va imploser. Le blond ne comprend pas pourquoi les flics ne lancent pas l'assaut et ne vont pas les arrêter à coup de tirs de LBD. Ils ne sont pas si nombreux à tenir en échec la police. Anatole regarde son ami, lui aussi recroquevillé, contre lui-même. Il voit Ibrahima se mettre à pleurer, des torrents de larmes inarrêtables, des sanglots silencieux contre le bruit de l'émeute. Ça n'a plus rien de romantique, et d'amusant. Ce n'est plus une montée d'adrénaline, une drogue d'adolescent des beaux quartiers. C'est devenu l'enfer.
*
23h30, Bobigny, Cité Berlioz
Dans le brouillard, Soline discerne les sirènes d'urgence, et les sommations des flics à leur encontre. Elle imagine les caméras des chaînes d'infos en continue débarquer dès que les rédactions seront au courant. Ils ont un temps d'avance sur leurs ennemis, ils doivent jouer là-dessus. La brune dit au blond de l'attendre, elle court vers Saliou pour lui demander si sa famille à une voiture.
— Saliou ! Tes parents ont une caisse ?
— Hein ? Mon frère en a une pourquoi ?
— File les clés ! Maintenant !
Les barricades ne tiennent plus face aux brigadiers qui arrivent. Elle entend le bruit de leurs bottes.
Saliou file dans son immeuble, et elle l'entend revenir cinq minutes plus tard, alors que la panique frappe les émeutiers. Il balance le sésame au nez de la brune, suspicieux.
— Tu veux en faire quoi ?
— Sauver ton frère, putain. Les flics vont l'emmener, on sait même pas de quoi ils sont capables...
Soline intime aux deux ados d'entrer dans la Renault Twingo des années deux-mille, elle explique en catastrophe à Anatole comment démarrer le moteur, tourner le volant et appuyer sur les pédales, et leur cri qu'il faut qu'ils partent, qu'ils ne doivent pas s'arrêter. Fuir, en somme, c'est ce qu'ils savent faire au mieux. Malgré le brouillard des lacrymos, le flic reconnaîtra le visage d'Ibrahima, il vaut mieux qu'il ne traîne plus dans le coin. Elle entend la voiture démarrer au quart de tour puis partir à l'opposé, dans une rue où les forces de l'ordre ne se sont pas trop déplacées. Saliou la tire par le bras pour qu'ils se barrent de l'avenue où ils sont à découverts. Le jeune homme l'emmène dans un dédale d'escaliers, et ils fissent par réaterrir dans l'appartement d'Ibra et son frère. Ils sont une vingtaine, échoués dans l'appart, à tuer le temps dans un silence oppressant. Soline croise à plusieurs reprises le regard inquiet de Saliou, qui guette derrière les rideaux les flics qui avancent dans leur champ de bataille à présent désert.
Le temps est long, Soline n'ose pas sortir son portable, elle détaille juste la figure de tous ces inconnus amassés dans le salon d'un type qu'elle ne connaît pas non plus. Soudain, après plusieurs minutes de silence, un type à la peau basanée propose d'allumer la télé pour en savoir un peu plus. Ils ont besoin de rompre le silence et de comprendre ce qui vient de leur arriver.
Sur l'écran de la chaîne de télévision qui diffuse en continu, Soline peut apercevoir la silhouette d'Ibrahima, maigrichon et adolescent, qui envoie avec rage sa munition. Dans un encadré à droite, elle voit la journaliste habillée de vêtements blancs immaculés, parfaitement coiffée. Le clivage est saisissant. La journaliste ressasse les informations connues, ces deux jeunes fugitifs dont l'un est soupçonné d'avoir blessé un policier qui ont été aperçus dans une twingo bleue dont la plaque d'immatriculation est inconnue, ce flic à présent défiguré parti en urgence se faire opérer à la Pitié-Salpêtrière. Puis, après plusieurs dizaines de minutes d'informations anxiogènes, le portrait d'Ibrahima apparaît à l'écran. Soline reconnaît son air encore enfantin, ça la fait presque sourire. Pourtant, voir que les enquêteurs ont trouvé sa photo en si peu de temps, ça l'effraie, et la conforte aussi dans son idée qu'il ne faut pas sous-estimer les flics et leurs nouveaux systèmes de surveillance.
A côté, elle voit Saliou boire les informations avec difficulté. Assis dans son canapé couleur crème, il louche sur l'écran pixelisé sans arriver à s'en détacher. La vingtaine de rebelles passe alors des heures à scruter le téléviseur, et au milieu de la nuit, Soline voit certaines personnes tomber de fatigue. Elle n'a aucun moyen de rentrer chez elle, alors elle aussi, elle s'écroule par terre et s'enroule dans une couverture que d'autres ont déniché dans les chambres, qui demeurent inoccupées par respect.
Soline ne sait plus ce qui lui arrive. Comme avec la Sorbonne incendiée et la disparition de la Noue quelques jours plus tôt, elle est perdue, sans issue, sans réponses. Juste ses questions et ses remords.
*
23h45, Besalù
Plusieurs jours ont passé, Sib et Layla ont pris leurs marques chez Irene, l'hospitalité dont elle fait preuve scotche toujours autant la blonde. Depuis la veille, Besalù est complètement coupée du monde, les rivières ont débordées, l'eau est encore tombée, et les routes se sont retrouvées bloquées. Il n'y a plus aucune issue. La ville est complètement coupée du monde, et même si ça lui fait peur, Layla y voit une forme de poésie dans la catastrophe. Ils sont tous seuls, maintenant. Et pourtant, rarement Layla s'est senti autant accompagnée, entre Sib qui prend un place toujours plus importante dans son cœur, Irene et sa gentillesse, Nuria et ses grandes histoires de famille qu'elle raconte le soir, et l'enthousiasme enfantin de Rebeca dans un monde qui se mute. Plusieurs fois, Layla songe à sa famille, à Soline qu'elle a laissé seule, et puis à Max, la véritable raison de son départ. Elle se dit qu'en seulement quelques jours, elle a complètement évolué, elle sans doute tombée amoureuse d'une autre personne, et Max appartient à présent à une autre vie, à un pan de son passé avec lequel elle est totalement en paix. Soline aura réussi on pari finalement : avec ses vacances, elle a complètement oublié son ex. Mais à quel prix ?
Layla et Sib ont abandonné l'idée d'aller chercher leur camping-car, toujours coincé en haut de la montagne. A quoi il pourrait bien leur servir, dans leur enclave ? Elles sont bloquées dans leurs transhumances. La nuit, Sib rougit, Layla aussi, parfois elles refont paisiblement l'amour comme lors de leurs premières nuits, quand elles étaient encore aveuglées par le monde qu'elles refusaient de voir.
La civilisation tombe en ruines, à chacun de leur réveil, elles apprennent une nouvelle chose sur l'état de putréfaction du monde, puis elles aident Irene au potager en chantant des mélodies catalanes qu'elles apprennent au fil des jours. Rebeca joue avec le chat comme si la vie avait toujours été aussi instable, Nuria scrute toute la journée l'écran noire de sa télévision éteinte, et toutes les cinq, elles avancent dans un monde qui chaque jour s'enfonce dans la barbarie. La veille, quelqu'un a mis le feu au hangar du marché noir, réduisant à néant les réserves de nourriture de la cité. Des battues s'organisent dans les rues, dans les forêts et dans la montagne pour essayer de le retrouver, de faire justice soi-même et de se venger. En attendant, Layla plante des salades, écoute les histoires de Nuria sans sans comprendre, et elle se sent à sa place.
L'eau ruisselle et tout s'effondre, Layla aime Sib et Sib aime Layla, leur amour grandit toujours un peu plus à mesure que la catastrophe prend de l'ampleur. Le futur est incertain, l'avenir n'est même plus une question, c'est un mot rangé dans une décharge, aux côtés des mots qui incarnaient les promesses du capitalisme. Dehors, il fait nuit, Sib a traîné Layla sur le toit de la cabane à jardin du jardin d'Irene, et depuis leur poste elles observent la vallée, le potager en pente, les étoiles qui scintillent dans le ciel sans nuage. La pluie a fini par partir, pour abattre un autre pan du système, ailleurs. Layla se dit que Soline aurait bien besoin de la pluie pour arriver à ses fins. A côté de la nature, les révolutionnaires semblent bien fébriles. Sib entoure sa copine de sa main, l'embrasse toujours un peu plus passionnément. Mais qu'adviendront-t-elles ? Ont-elles encore un devenir ? Elles n'en savent rien. Elles s'endorment devant ce spectacle, emplies d'émotions, se souhaitant une agréable nuit, heureuse de leurs lendemains. Elles le savent, maintenant, chaque réveil commence comme un autre rêve.
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