13. 12/04
3h, Hôpital Cochin, Paris
Anatole est triste depuis que Soline est partie. Il semble revenu sur Terre. Savoir que le monde a continué de tourner pendant leur blocage fout un petit coup à l'ego du blond. Ses parents se sont inquiétés, ont appelé les flics qui ont pris sa désertion comme une énième fugue sans importance. Ses parents n'ont pas dormi la nuit dernière. Ibra l'a remarqué, Soline a fait attention aux mots employés quand elle a expliqué la situation aux géniteurs d'Anatole. Elle a été concise, n'a pas utilisé de vocabulaire qui fâche et a laissé planer le doute quant au contexte de la blessure. Ils doivent bien s'en douter.
Le blond est transféré dans un autre service hospitalier que ni Ibra ni Anatole ne saurait nommer. Les médecins ont parlé de le garder sous surveillance encore un ou deux jours, pour vérifier l'état de la blessure. Ibrahima est resté à errer dans la salle d'attente des urgences. L'hôtesse n'a pas eu le cœur à le mettre dehors, et en plein milieu de la nuit, impossible de rentrer chez lui. L'ado s'essaie dans à pioncer quelques instants entre les gémissements et les cris des patients.
Entre deux somnolences, il repense aux deux jours qu'il vient de vivre. Une bulle hors du temps, une parenthèse dans sa vie, un nuage, presque. Ibra a encore du mal à en tirer des conclusions, il essaie de regarder ce minuscule pan de vie avec neutralité, mais il vient à peine d'en sortir.
Le gamin finit par s'endormir aux petites heures du jour, quand le service d'urgences commence à être vide. A peine quelques heures plus tard, il est réveillé par une pression sur son épaule. Ibra n'est pas très matinal, et essaie de se lever du siège inconfortable où il a passé sa nuit. Les visites sont autorisées, et il se dirige donc vers la chambre d'Anatole.
Il toque timidement, et attends la réponse de son ami avant d'entrouvrir la porte.
Le spectacle qui s'offre à lui est particulier. C'est une continuité, depuis deux jours, il commence à avoir l'habitude de l'inhabituel. Anatole est étendu sur son lit, le teint pâle, un sourire sans vigueur collé aux lèvres.
— Salut, murmure sobrement Ibra
— Salut. T'es venu tôt.
— Ouais. Enfait j'ai dormi ici, dans la salle d'attente. T'imagines bien qu'à trois heures, y'avait plus aucun métro pour me ramener..
— J'avoue, mais Soline aurait pu te proposer de venir chez elle.
— Bah, elle voulait pas spécialement être là de base. Et puis, on se connaît pas, après tout.
Anatole lève un sourcil, rêveur.
— Elle va bien ?
— Ouais, je pense. Enfin, j'ai pas de nouvelles, elle a filé en douce quand tes vieux ont débarqué.
— J'imagine bien. J'aimerai bien la revoir, quand même.
Les deux amis continuent de discuter. La blessure d'Anatole ne nécessite pas de suivi particulier, d'après son médecin il pourra sortir le lendemain. La plaie n'est pas infectée ni très profonde. Quelques dizaines de minutes plus tard, Ibrahima commence à fatiguer, il a trop peu dormi. Le garçon annonce donc à son ami qu'il doit rentrer chez lui pour pioncer un peu, et qu'il l'appellera dans quelques heures. Il quitte l'hôpital en tenant à peine de bout pour rejoindre le métro place d'Italie. Avec les grèves, il risque d'attendre son métro longtemps.
*
9h30, Hôpital Cochin, Paris
Soline débarque dans le hall de l'hôpital avec des immenses cernes sous ses yeux. Elle n'a presque pas dormi cette nuit, trop tourmentée entre ses amis qui ne répondent pas et le blondinet coincé à l'hôpital. Dans le couloir qui mène à la chambre d'Anatole, elle croise Ibrahima, qui semble autant en dette de sommeil qu'elle. La brune lui sourit discrètement, puis toque à la porte qui es censée être celle du blessé.
En pénétrant dans la chambre, Soline croise le regard surpris de son interlocuteur. Il ne s'attendait sans doute pas à la voir débarquer.
— Tu tiens le coup ? demande-t-elle après un silence un peu trop long.
Anatole l'observe, détaille ses traits et la rend mal à l'aise. Ses yeux bleus la scrutent, et après quelques secondes de flottement, il répond :
— Oui, ça va. C'est presque comme des égratignures.
Soline rigole devant le cynisme du blond.
— T'aurais pas dit la même chose hier soir en hurlant de douleur...
— Je te charrie, j'ai bien compris que c'était plus grave que ça.
— Tes parents t'ont dit quoi ? embraie-t-elle en changeant de sujet.
— Mon père ne m'a presque pas adressé la parole, et ma mère a alterné entre des remontrances et soulagement. En même temps, faut dire que je les avais pas contacté depuis lundi matin...
— Wow, pas fou de leur avoir fait ça quand même.
— J'avais besoin de couper les ponts un peu.
Soline comprend. Elle est majeure et n'aimerait pas qu'on lui fasse ce coup, mais elle aussi, à seize ans, elle aurait bien aimé pouvoir couper tout lien avec ses parents pendant plusieurs jours, mais elle était trop peureuse à l'époque pour envisager de fuguer.
Ils échangent tranquillement, sans heurt, presque comme si ils étaient amis. Ils se donnent mutuellement leur contact et se promettent de se tenir au courant des prochaines actions. Le blocage de l'université a beau être l'apothéose du mouvement étudiant, Soline le sent, ça va prendre dans d'autres couches de la société, les grèves vont amplifier et les banlieues risquent d'imploser.
Finalement, même si le côté un peu trop sûr de lui du garçon la rebute un peu, elle le trouve quand même sympa et blagueur, elle arrive à discuter d'égal à égal avec lui malgré leurs cinq ans de différence, et c'est peut-être le début d'une amitié naissante.
*
22h30, Gentilly
Après avoir fini un reste de pâtes de son déjeuner, Max s'enfonce dans son lit, son ordinateur sur les jambes pour se mater une série. Avec tous les événements, il a besoin de se vider la tête. Son téléphone sonne sur sa table de nuit, c'est un appel entrant d'Antoine, qu'il s'empresse de prendre.
— Allô mec ?
— Max ? Je suis dans la merde, lui crit-il dans le combiné en haletant
— Hein ? Tu racontes quoi ?
— J'ai essayé de voler un scooter, et je crois que les flics sont derrière moi !
— Attends, mec ? Tu les courses ?
— Bah ouais ! Ramène-toi avec ta caisse, c'est impossible que je m'en sorte là !
Antoine raccroche rapidement ensuite, avant de lui donner sa localisation, laissant Max avec ses interrogations. Antoine a le mérite de toujours se foutre dans la merde, grommelle-t-il.
A pas rapide, il entre dans sa petite citadine et fait vrombir le moteur pour arriver dans la ville voisine le plus rapidement possible. Il enchaîne les dépassements de limitations de vitesse, grille même un feu rouge dans son élan. Tant pis pour les points et les amendes, avec le chaos actuel, ça n'a pas d'importance.
Dans la rue où il est censé retrouver son ami, Max ne trouve aucune silhouette qui rase les murs ou qui court comme il s'y attendait. Non, il croise un fourgon de flics tous descendus, arme au poing, et quelques mètres plus loin, trois policiers qui s'acharnent sur le corps affaibli d'Antoine, le ruant d'insultes et d'humiliations. Max observe la scène de loin, ne voulant pas être mêlé à l'interpellation. Il sait que si son pote a tenté de voler un scooter, il a de bonnes raisons. Dernièrement, il lui en avait parlé, il galérait à remplir le frigo sans les aides sociales. Il avait bossé quelques années dans les chantiers, mettant à profit ses muscles saillants et sa carrure imposante. Max et lui s'étaient rencontrés quand il arrivait en métropole pour chercher du boulot tout comme le Breton. Antoine venait tout droit de Martinique et les deux s'étaient rencontrés par l'intermédiaire de Léonard.
Max a du mal à détacher ses yeux du spectacle. La figure déformée de son ami la mâchoire mangeant le béton, et les autres, complices et en silence, qui surveillent les environs. Depuis sa voiture au moteur à l'arrêt, un de ses premiers réflexes est de sortir son smartphone filmer la scène. Les flics s'en prennent à lui avec autant de virulence car il est noir, Max le sait. Mais avec son mètre soixante-dix et sa peur, il ne risque pas d'intervenir. « trop dangereux » tente-t-il de se convaincre.
Alors il observe avec dégoût son ami se faire neutraliser, il voit les menottes métalliques se faire serrer trop fortes autour de ses poignets douloureux, après quelques coups de pieds gratuits dans le ventre venant d'un agent. Il voit ces flics l'injurier, lui parler sans aucune politesse, puis le pousser sur un siège du fourgon de police, qui démarre aux quarts de tour vers le commissariat le plus proche.
Max a la rage, mais qu'aurait-il pu faire, face à cette milice qui sort à présent de tout cadre légal ? Il a la rage, a envie de suivre à toute allure la voiture de police, pour ensuite attendre impuissant devant les portes du commissariat en gueulant quelques slogans anti-flics.
Son premier réflexe est alors d'appeler Léonard, alors qu'il est à peine garé correctement sur le trottoir et qu'il est encore en panique.
— Mec... On s'est pas eu depuis hier, mais t'es plus sur Paris du coup ?
— Nan, je suis avec Hélo dans son village en...
— Antoine s'est fait chopé par les flics. Il voulait voler un scooter pour Samuel je pense, mais quelqu'un a appelé les keufs et il est coincé au comico, il doit être en garde à vue là.
— OK, panique pas. Il aura un commis d'office, mais toi, il faut que tu trouves des papiers qui garantissent qu'il est « intégré dans la société » si on veut lui éviter la détention provisoire. Faut que t'ailles chez son coloc, il doit avoir tous ces papiers, sa boite d'intérim, son groupe de musique... C'est de trucs qu'il faut que tu retrouves en preuves, tu me suis ?
— Ouais, OK. Merci Léo'.
— T'inquiète.
Max file à toute allure dans la ville de banlieue parisienne, se dépêche de rejoindre l'appart de son pote qu'il connaît par cœur. Il vit avec un type un peu trop banal, la trentaine sans doute, qui part tous les matins prendre un métro qui le mène à La Défense. Enfin, pas trop maintenant, pense Max. En arrivant devant l'immeuble, il sonne et remet sa veste avec un peu de prestance, et explique rapidement de ce qu'il se trame, puis accède aux affaires personnelles de son ami, recherchant des preuves de son intégration dans la société bourgeoise.
En face de lui, le type n'a pas l'air de tout comprendre, la brutalité et la rapidité des événements doivent l'empêcher de tout saisir. Max n'a pas le temps pour la pédagogie, il essaie d'être poli tout en expédiant au maximum les discussions qu'il juge inutile, et devient un ardent fouineur des affaires de son pote. Il est tard, trop pour apporter les preuves de l'intégration d'Antoine dans la société, alors tel un Androïd, Max retourne chez lui pour une courte nuit de sommeil, se promettant d'aller au poste le lendemain.
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