12. 11/04
5h15, Paris, la Sorbonne
Soline émerge difficilement. Autour d'elle, des camarades ont mis des alarmes sur leurs téléphones pour se lever de bonne heure. Ils savent que les flics vont revenir. Ils ont gagné une bataille, mais pas la guerre. Le chaos de la veille avant leur victoire inespérée, ils ne souhaitent pas le reproduire, et sont décidés à tenir l'université coûte que coûte. Les palettes et les poubelles ne suffisent plus. Ils vont enfin utiliser les voitures sur le bas-côté de la route. Ils vont siphonner les réservoirs pour avoir du combustible, pousser les véhicules à la sueur de leur front sur l'asphalte pour empêcher les CRS de passer, puis, quand la situation le demandera, ils y mettront le feu. C'est une évidence, ils en ont à peine discuté officiellement la veille. La continuité de leur mouvement est tout à fait banale.
La jeune brune s'extirpe de son sac de couchage, puis rejoins Jian qui commence à préparer un semblant de petit-déjeuner dans un autre amphi, renommé en « amphi Pierre Kropotkine » pour l'occasion.
— Salut, débute-t-elle
— Salut Soline. Tu veux un café ?
— Ouais, je veux bien s'il te plaît. Ils sont déjà partis chercher les bagnoles ?
— Certains je crois. La Noue est avec eux.
La Noue aurait fait un bon leader si seulement leur mouvement ne se refusait pas cette pratique. Tout le monde l'aime, son charisme et sa réputation la précèdent. Avec ses cheveux en bataille, son éloquence craquante et sa timidité inexistante. Ils la connaissent tous, maintenant, elle a acquis une forme de notoriété et un respect dans le mouvement, malgré la volonté d'horizontalité. Dès le début, comme beaucoup d'autres, elle s'est choisie un pseudo, parce que ça fait plus stylé et qu'elle n'a pas envie d'être reconnue. Elle a choisi son nouveau nom en référence à la boue des pairies qu'elle idéalise, et parce que le jeu de mot du « nous » est séduisant.
Soline salue son ami, puis part à la recherche de La Noue et les autres pour les aider dans leur quête de voitures.
— Hey, lance-t-elle au petit groupe rassemblé autour d'une voiture
— Salut Soline. Bien levée ?
La brune échange quelques banalités avec son amie, puis k-way sur les épaules, elle propose son aide. Ils scindent le groupe en deux, et la jeune fille se retrouve avec trois inconnus pour siphonner les réservoirs des bagnoles et remettre le précieux combustible dans des jerrycans. Ils se hâtent méthodiquement, le temps file. Soline déteste l'odeur de l'essence, elle se pince le nez pour éviter une vague de dégoût.
Après avoir récupéré plus d'essence qu'il ne leur en faut pour enflammer leurs barricades, ils s'attellent à déplacer des voitures pour les mettre en pleine rue. Ils sont une dizaine par véhicule, poussant de toutes leurs forces les bolides. Soline a l'impression de s'épuiser, et après la troisième fois, elle se met en retrait quelques instants sur le trottoir, s'assied et prend le temps d'observer l'aube. Elle songe à la chanson de Dutronc, « il est 5 heures, paris s'éveille » chantonne-t-elle en entendant des moineaux piailler.
Un type au corps menu vient s'installer à côté d'elle, sans pression, le même blondinet qu'elle a remarqué la veille :
— Ça va ? T'as l'air un peu essoufflée.
— Hein ? Ah, oui, répond-elle, en reprenant ses esprits.
— Tu as déplacé les bagnoles ?
— Ouais, j'ai un peu aidé. C'est physique.
— J'imagine. Je viens à peine de me lever, fit le garçon en regardant sa montre. Il est déjà bientôt six heures, on peut dire que j'ai fait une grasse mat' !
Soline se force à rire pour paraître bon public, puis enchaîne :
— Tu sais si y'a besoin d'aide pour aller acheter de l'alcool et faire des molotov ?
— Je crois que y'a déjà des cagettes de prêtes. Par contre on a besoin d'aide pour les déterrer des pavés un peu plus loin.
La veille, ils ont récupéré tous les pavés des rues adjacentes et de la petite place devant le bâtiment de l'université. A présent, ils sont obligés de se rendre dans les petites impasses derrière le bâtiment pour pouvoir déterrer quelques munitions.
— Je vais aller voir ça du coup, lance la brune en se levant
— Je viens aussi. Et du coup, tu t'appelles ?
— Soline, et toi ?
— Anatole. Ravi de te rencontrer.
Soline le trouve un peu lourd. Elle a presque d'emblée reconnu le blondinet, l'ami de celui qu'elle a vue se faire embarquer lors d'une manif, celui dont elle a échangé un regard la veille en cuisinant avec Jian et la Noue. Elle marche à côté de lui dans un silence un peu gênant, mais elle n'a pas spécialement envie de le briser. Profiter de la météo clémente et des petites heures du jour lui suffit, elle n'a pas envie de bavarder pour ne rien dire.
*
6h, Paris, La Sorbonne
Les impasses qui parcourent l'université sont devenues des chantiers à ciel ouvert, des mines où des dizaines de personne se relaient pour extraire des centaines de pavés livrés dans des cageots. Ils sont beaucoup à arracher les pavés avec leurs mains, se délestant des liants. Les pioches manquent, alors chacun fait à sa façon. Anatole sort de son énorme sac à dos Quechua plusieurs outils pour se faciliter la tâche. Il se tourne vers Soline pour lui parler, quand il se rend compte qu'elle a disparu. Le blond la cherche du regard quelques instants, puis la trouve dans un coin, occupée à gratter la terre pour récupérer les précieuses denrées qui serviront à être lancées contre les policiers. Anatole s'approche d'elle, et lui propose ses outils.
— Tiens, si t'as besoin, je peux te filer ma pioche. Mon bâton tranchant fera l'affaire pour moi.
— OK, merci, lui répond-elle poliment en prenant l'objet dans ses mains.
Le blond apprécie la jeune femme. Il ne la connaît pas, l'a vu pour la première fois la veille, mais tout en elle semble provoquer une houle de sentiments dans son corps d'adolescent. Il la trouve belle, avec ses petites taches de rousseur qu'on remarque quand on s'approche d'elle et ses lunettes rondes qui cachent ses yeux. Elle n'est pas très bavarde, n'a pas peur de faire mauvaise impression. Anatole sent qu'il la saoule, mais il ne sait pas comment s'adresser à elle. Il se sent maladroit, ne sait pas quoi lui dire, ne sait pas sous quel angle l'aborder. Il n'a que seize ans, après tout, elle ne peut que l'intimider, avec son corps de femme sortie de la puberté et ses idéaux révolutionnaires. Il la trouve grande, trop grande, malgré son mètre cinquante. Ils ne partagent pas le même monde, juste quelques instants volés dans cette période si singulière, dans une université bloquée où l'on siphonne des réservoirs de voiture et où l'on arrache des pavés à la pioche.
Est-ce que tout cela à un sens, se demande-t-il. Il songe quelques instants à sa famille, à qui il n'a pas donné de nouvelles depuis plus d'une nuit. Il n'a pas regardé son portable flanqué au fond de son sac, il doit avoir plusieurs dizaines d'appels laissés en suspens. C'est la première fois qu'il fait le mur, qu'il fugue autant de temps sans prévenir ses parents. C'est l'époque qui lui permet. La singularité de ces moments le pousse à défier l'autorité, à remettre au goût du jour l'adage « on a qu'une vie ». Son âge n'a jamais autant été une futilité. « être majeur et responsable », comme lui dit sa mère en évoquant ses dix-huit ans. Ce n'est plus qu'absurdité, pense-t-il, en se voyant assis au milieu d'autres à déterrer ce qui a, un jour lointain, formé une rue.
*
8h, Paris, La Sorbonne
Les premiers fourgons de flics arrivent, alors que Soline s'attelle minutieusement à déterrer des pavés et à mettre la terre dans des seaux qu'ils mélangent ensuite avec de l'eau pour en faire de la boue agrémentés à de la peinture qu'ils envoient avec des ballons de baudruche sur les CRS. Ils innovent, tous les moyens sont bons pour gagner un maximum de terrain. Les sirènes des voitures de police tournent à plein régime et doivent réveiller tout le quartier. Tous ceux qui travaillent à la récupération de pavés partent instinctivement aider les camarades déjà postés sur la ligne de front. La veille, ils étaient plus nombreux, mais beaucoup sont partis dormir chez eux une fois le soir venu, et doivent revenir aujourd'hui pour aider. Soline croise La Noue, stressée, qui gueule dans son talkie-walkie des informations quant à l'arrivée des flics. Sur le toit de l'université, une dizaine de rebelles préparent des lance-pierres et des mortiers pour atteindre les flics en hauteur. Ils rusent et redoublent d'imagination pour mettre en échec la police et garder l'université. Soline le sent, c'est une de leurs dernières batailles. Des pluies diluviennes abattent une partie du pays, les parisiens fuient en masse la capitale par peur des pénuries, le baril de pétrole n'a jamais coûté aussi cher, les feux et la sécheresse abattent tout le continent africain, et les grèves paralysent complètement la France. Le point de bascule vers le chaos est proche, et la jeune fille n'a plus rien à perdre. Elle se cramponne derrière une barricade pour échapper aux tirs des CRS. Si la situation tend à continuer, Soline en est persuadée, le gouvernement n'hésitera pas à faire appel à l'armée pour maintenir le statu quo, tasser la révolte et éviter la guerre civile. Le fin même du capitalisme, c'est son propre maintien.
Sa raquette de badminton est trouée à force d'avoir été utilisée. Elle l'abandonne alors dans une des voitures, se trouvant à présent sans armes. Elle monte sur un pneu pour avoir plus de vision sur la guerre dans les autres barricades. Soline a l'impression que chaque barrage est une tranchée, et qu'elle est en seconde ligne. Elle se sent profondément inutile. Les flics avancent, elle les voit quand elle prend des jumelles. Ils sont impuissants. Renvoyer les grenades de l'ennemi n'amène à rien, ils doivent se défendre dignement. Elle décide alors de s'avancer. Elle récupère un casque qui traîne à côté du check-point devant l'univ, attache ses chaussures en cuir et récupère une cagette de pavés. Elle est prête pour affronter les flics directement. Elle a besoin de ce saut d'étape. De se sentir vivante en caillassant des uniformes.
Les flics avancent, et ils ne font rien. C'est une mort retardée, un cortège funèbre qui s'annonce.
— Les voitures ! Faut les brûler ! Cri-t-elle au milieu du chaos.
Un blond la regarde quelques instants. Elle le reconnaît, c'est le lycéen un peu lourd avec qui elle a discuté un peu plus tôt.
— Tu sais où est l'essence ? Lui répond-il.
— Non !
Une fille au teint basané arrive vers eux, deux bidons à la main. Elle ne parle pas, mais leur dit implicitement de récupérer les bidons rapidement, elle est en jean et sweat banal, loin de l'ensemble de manifestant requis. Soline récupère en courant les deux jerrycans et remercie d'un geste la fille. Son cerveau se met alors en mode automatique. Elle ne réfléchi plus, elle ouvre juste les deux bidons et balance le liquide sur les voitures, les palettes, les poubelles et les pneus qui constituent la barricade.
— T'as du feu ? demande-t-elle au blond.
Dans le bruit, sa question reste sans réponse. Soline fouille ses poches, mais elle ne fume pas. Un autre type débarque devant elle et lance son briquet dans le combustible. Instinctivement, elle recule, puis admire les braises qui prennent et dévorent les voitures qui ne seront bientôt plus que des carcasses. Avec ce bruit, elle n'entend plus les sommations des flics devant. Soudainement, c'est comme si tout devenait possible.
*
16h, Paris, La Sorbonne
La situation commence à dégénérer dans l'après-midi. Les flics viennent en renfort avec les blindés des gendarmes, et de loin, Anatole croit apercevoir des véhicules kaki de l'armée. Il est resté une bonne partie de la matinée avec Soline, qui après l'incendie de la barricade est partie aider sur les toits pour lancer des mortiers. A la deuxième barricade, on envoi de la peinture en masse contre les flics s'approchent un peu trop. Le canon à eau des CRS a éteint plusieurs fois l'incendie de voitures enflammées, mais à chaque fois quelqu'un l'a rallumé. Ibra et Anatole se plaisent en première ligne, ils accumulent de l'adrénaline et de la dopamine comme jamais ils n'en ont ressenti. C'est presque une drogue. Pourtant, ils ne sont pas toujours dans l'action. Le lancement de boue, de pavés et de molotov est assez occasionnel. C'est surtout beaucoup d'observation et d'attente, et c'est tout de suite moins impressionnant.
Un peu lassés et fatigués de tous ces combats incessants, les deux amis décident d'aller casser la croûte, ils n'ont rien avalé depuis l'aurore. Dans le bâtiment, tout le monde s'active : certains répondent à la presse, d'autres reçoivent des appels de détenus en garde à vue, d'autres s'activent à préparer à manger ou de nouvelles munitions pour le front. Une organisation titanesque, qui s'autogère sans autorité, et avec le moins de spécialisation possible. Sur une table d'un amphi, les deux amis grignotent leur sandwich en bavardant.
— C'est qui la brune de tout à l'heure ? J'ai l'impression de la voir tout le temps, questionne Ibra
— Une fille que je vois souvent ces derniers temps. Elle est sympa.
— Mouais.
Ibrahima n'a pas l'air convaincu, mais d'emblée, ils embrayent sur un autre sujet. On croirait presque voir deux adolescents lambda qui discutent de leurs vies avec banalité. Mais en réalité, c'est tout sauf ça. C'est bien plus que ça.
— Ils arrivent, annonce calmement une rousse en entrant dans l'amphi Kropotkine.
Un éclair d'incompréhension frappe l'assemblée.
— Qui ? Lance un gringalet occupé à dévorer des chips.
— Eux. L'armée, répond-elle laconiquement.
Anatole ne s'y attend pas. Ils ont vécu un jour et demi dans l'insouciance des gaz lacrymos. L'armée, c'est un fantasme militant assez mythique, la veille au soir, ils en ont rigolé en savourant leur victoire. Le blond prend conscience de la situation. Il a dû mal à réaliser. L'excitation qu'il ressent s'est transformée en une peur incontrôlable. Il veut partir, sortir de cette université sordide qu'il bloque pour se sentir vivre, il veut retourner dans le foyer parental pour y trouver amour et sécurité, se coucher sur son lit et peloter sa couette toute la nuit. Le sac de couchage, les bières, les discussions philosophiques avec les camarades le soir, ça n'a plus rien d'attrayant. Anatole aimerait jouer, pouvoir se dérober, partir, faire valoir sa carte de la jeunesse. Pourtant, aucun moyen de fuir, il va devoir assumer si à la fin de la partie s'affiche un Game Over. Il voulait désespérément rejoindre le monde des adultes, il y est à présent jeté de force.
*
19h, Paris, La Sorbonne
En temps normal, à cette heure, on discerne parfaitement le ciel, comme dans une soirée de printemps banale. Mais ce que vit Soline n'a rien de banal, la singularité de l'événement en est vertigineuse. Depuis plusieurs heures, les blindés de l'armée encerclent l'université. Ils se sont tous rassemblés dans le hall de l'université, comme la veille au soir. Les rebelles attendent à présent leur sentence. Ils savourent leurs derniers instants de liberté, se prenant pour des martyrs. Soline discute tranquillement avec La Noue. Tous les briefings de théorie sur l'antirépression, la garde-à-vue, tout se concrétise à présent. Ils se savent piégés, mais au fond, qu'importe, ils réussissent leur coup, ils montrent à l'opinion publique leur détermination et leurs capacités. Et la violence employée pour les déloger renforce les clivages. Elle s'imagine déjà les éditorialistes s'engueuler sur les plateaux télés des chaînes en continue, à débattre sur de la sémantique ridicule. Elle sourit, amusée par cette pensée.
Cette fois, ils ne se sont pas barricadés. Ils sont prêts à être arrêtés pour leur cause. Ils attendent leur sentence comme des condamnés à morts. Soline sait que le coup médiatique est immense. Elle voit les caméras s'activer derrière les murs, à filmer leurs derniers instants d'occupations. Certains journalistes se sont immiscés dans leur routine précaire, les reportages commentés à la télévision doivent foisonner. La brune se demande si ses proches l'on vu, ils ne sont pas vraiment au courant de ses activités. Mais plus rien n'a d'importance. Ils l'on eut, leur grand soir, et c'est ce qui compte.
Le bruit des blindés se rapproche. Elle entend dans sa tête les bruits des bottes en cuir des militaires, elle voit de loin leur uniformes insipides, les silhouettes toutes semblables, arme à la poigne. Ils entrent dans le bâtiment, tout est parfaitement calme. Sur le toit de l'université, une dizaine de rebelles continue de scander des slogans et caillasse avec le peu de pavés qu'il reste les militaires qui arrivent. Ils conservent les formes. La Noue quitte son amie, Soline la voit dévaler les escaliers pour atteindre le toit. La blonde paraissait anxieuse durant leur discussion. Jian fait les cent pas et tente de rassembler tout le monde dans le hall. Une odeur d'essence commence à venir aux narines de Soline. Les premiers militaires entrent. Elle sent une forte odeur de brûlé qui se propage à grande vitesse. La brune ne comprend pas tout ce qui se passe, les cris, les militaires désorganisés, et les fuyards qui quittent à jamais l'université. Soline fait partie de ceux-là. Elle a profité d'un moment bref de suspension, une brèche, pour sortir à l'air libre, rester une seconde de plus dans ce bâtiment ne lui inspire plus rien. Autour, ce n'est que chaos, elle voit des militaires s'activer sans lui porter une once d'attention, elle entend des sirènes qui hurlent au loin en continue, et des gens qui courent contre la terre qui portait encore des pavés quelques heures plus tôt. Soline ne se retourne pas, plus rien ne la retient. Courir est libérateur, tout comme jeter des pavés sur les flics. L'odeur de feu continue d'envahir ses narines, pourtant, plus aucune barricade ne fume. Et alors qu'elle s'éloigne de l'université, elle tente un dernier coup d'œil derrière elle dans sa course, puis se stop net. Derrière, tout brûle. Les braises crépitent et rongent tous les murs du bâtiment universitaire si réputé. Le feu attaque la toiture avec férocité. Elle y voit des silhouettes qui brandissent des drapeaux, triomphants au milieu des flammes. C'est un rêve, pense Soline, puis elle continue sa course, réfléchi à toute vitesse, se retourne une énième fois vers le spectacle macabre, et tente de discerner les quelques silhouettes qui se détachent sur ce toit. Elle est déjà loin, et pourtant, elle est persuadée de voir une femme au chignon mal fait et aux yeux perçants.
*
19h30, Paris, La Sorbonne
L'odeur de brûlé hante ses narines. Ibrahima et Anatole font comme tout le monde, ils quittent le bâtiment qui s'enflamme, autour de militaires dépassés par les événements. Le blond a l'impression de jouer sa vie, ses bouclettes s'emmêlent sur son crâne, il sue, regrette de ne pas avoir plus travaillé l'endurance en sport au lycée. Ibra est juste devant, il ouvre la marche entre les carcasses de voitures et les cadavres de barricades. Ils sprintent à n'en plus pouvoir respirer dans un Paris dévasté, trébuchent sur des pavés, esquivent des fourgons militaires. Des explosions arrivent à chaque minute, et ils n'en connaissent pas l'origine. Les militaires ne sont plus que des monstres, des robots dénués de sentiments qui frappent et matraquent tout ce qui bouge et entrave leur chemin. Les deux amis, ne pensent plus à rien. Au détour d'une rue, alors qu'ils se pensent tirés d'affaire, un éclat de grenade vient fouetter le bras gauche d'Anatole. Il crit, Ibra est paniqué face à la plaie béate où le sang coule à flots. Ibra essaie de se souvenir des quelques gestes qui sauvent qu'on leur a appris en primaire pour secourir son ami. Le gamin retire sa veste puis son t-shirt qu'il presse contre la plaie saignante de son ami qui hurle de douleur. Le gamin appelle à l'aide avec désespoir pour qu'on vienne en aide à son ami, mais le chaos ambiant couvre tout ses appels. A quelques dizaines de mètres, il voit une silhouette sombre courir, comme eux quelques instants plus tôt. Ibrahima ressort ses tripes pour appeler à l'aide, et l'ombre semble s'avancer vers eux. Anatole distingue la personne, grogne quelques mots.
— Soline... Elle s'appelle Soline.
Ibrahima comprend que le blondinet appelle la silhouette qui s'approche d'eux à grandes foulées, et il amplifie le cri de son ami. La brune arrive, et semble un peu plus sereine qu'Ibra, qui cède à la panique.
— Je suis pas médic, moi, les gars, commence-t-elle, essoufflée, après avoir observé la blessure d'Anatole. Je sais à peine désinfecter une plaie... Putain, c'est pas beau à voir.
— Amène-moi chez toi, quémande le blond. Ça doit pas être très profond, un bandage et ça suffit.
— Hors de question. C'est beaucoup trop abondant, je porterai pas cette responsabilité toute seule. On va aux urgences.
— S'il te plaît, gémit le blondinet, je veux pas que mes parents sachent...
Soline soupire, Ibrahima voit bien qu'elle n'est pas à l'aise.
— Non. On va aux urgences. Fallait y penser avant si tu voulais pas mettre tes vieux là-dedans.
Le jeune homme voit bien que la brune essaie de garder son sang-froid, avec ce gamin couché à terre contre le bitume du boulevard Saint-Michel.
— Tu t'appelles ? Fais Soline a l'attention de l'ado aux cheveux crépus
— Ibrahima, mais appelles-moi Ibra.
— OK, super Ibra. Je peux avoir ton portable trente secondes ? J'ai pas le mien et va falloir qu'on trouve un hopital rapidement.
Le jeune garçon obtempère, déverrouille son appareil et le remet à sa camarade. Il la voit pianoter quelques instants dans un silence angoissant qu'Anatole brise en geignant de douleur.
— C'est parti pour un kilomètre de marche les gars, annonce la voix calme de l'étudiante.
Les deux aidants saisissent chacun un bras du blessé, et c'est dans une atmosphère pesante qu'ils traversent les boulevards parisiens en tentant d'apaiser le blond.
*
Services d'urgence de l'hôpital Cochin, Paris, 20h30
Soline est crevée. Son lit lui manque, et aider ce blondinet qu'elle avait trouvé lourd quelques heures plus tôt ne l'enchante guère. Elle s'est juste dit qu'elle les déposerait aux urgences puis qu'elle rentrerait chez elle, dans ce même quartier du sud de Paris. Mais en arrivant aux urgences débordées, elle ne peut pas se résoudre à abandonner ces gosses qui ne connaissent rien à la vie, et elle se sent obligée de rester pour les épauler, au moins jusqu'à l'arrivée des parents du blondinet. Dans la salle d'attente, ils discutent par salves de phrases entrecoupées, de ce qu'ils ont vus, des quelques heures d'euphories vécues, et du cauchemar final. Soline ne comprend pas. L'incendie, elle le pressent, c'est une idée de La Noue, qu'elle est persuadée d'avoir aperçue au milieu d'autres sur ce toit. Tout colle, l'attitude anxieuse de Jian qui devait être au courant, les regards fuyants de la blonde avant de monter les escaliers.
Soline tente de l'appeler, tombe sur son répondeur, évidemment. Même résultat pour Jian. L'incertitude la ronge, alors elle discute avec Anatole et Ibrahima pour passer le temps dans cette salle d'attente vétuste. Elle apprend que le blondinet vient d'une famille de bobos de l'est parisien, et qu'Ibra habite dans une cité à Bobigny, ils échangent un peu tous les trois, sur des trucs qui n'ont rien à voir avec la lutte, Soline apprend que les films qu'elle adorait étant ado ont désormais une suite, et chaque parole échangée creuse un peu plus le faussée entre elle et son adolescence.
Au milieu de la nuit, alors que les parents d'Anatole débarquent à toute vitesse dans le hall et qu'un médecin vient prendre en charge le blond, Soline sent qu'il est temps pour elle de rentrer chez elle. Elle explique très brièvement la situation aux parents du blessé, puis s'en va discrètement. Les rues parisiennes sont calmes, elle marche une quinzaine de minutes avant d'arriver chez elle. Depuis l'appart du troisième étage, elle n'a pas un champ de vision très développé et ne peut pas voir La Sorbonne brûler. Sa tête est vide, entre ce gamin blessé, Soline au milieu des flammes sur le toit, et tous ses espoirs de révolte qui se tassent. Elle s'approche de son lit, allume son portable qu'elle avait soigneusement laissé sur sa table de nuit, et voit les trois appels manqués de Max, l'ex de Layla, mais aucun de la Noue ou de Jian. Elle se rend compte que même si elle a passé presque deux jours coupée du monde à vivre en communauté, le monde ne s'est pas arrêté de tourner.
*
21h, Antony
Max passe sa soirée avec ses deux amis, Léonard et Antoine dans un kebab de la ville de ce dernier. Max a envie de se vider la tête. Son boulot est de plus en plus anxiogène, et il regrette d'être bloqué à Paris. Son impuissance le désespère, mais même si il le voulait, il n'a pas assez d'argent pour payer de l'essence et rentrer chez ses parents en Bretagne et quant aux transports en commun, les prix ont aussi augmenté, quand les compagnies ne ferment pas les unes après les autres faute d'essence et de chauffeurs.
— Salut les gars, fait-il à l'attention de ses deux amis qui commandant déjà au chef.
— Salut Max, lui répond Antoine. Tu bossais aujourd'hui ?
— Nop. On est samedi, et puis de toute façon, y'a rien à réceptionner. Je bosse plus que quatre jours par semaine.
— Aïe, ça doit faire mal à ta paye, renchérit Léonard.
— Ouais, je sais pas comment je vais faire pour payer mon loyer ce mois-ci, ça se trouve faudra que mes parents me prêtent encore de l'argent, admet Max dans un haussement d'épaules qui veut montrer un faux air détaché.
— Et donc ? Y'a des améliorations pour la pénurie ? Questionne Antoine.
Léonard se raidit un peu à l'entente de ces mots, puis prend la parole :
— A ce propos, les gars. Je vous ai proposé un kebab parce que je dois vous dire un truc : avec Hélo, on va rentrer chez ses parents. C'est trop dangereux de rester ici. Et puis on a peur pour le bébé. Elle pourra travailler à distance et je pourrai continuer à rédiger ma thèse. On part lundi, histoire d'éviter les bouchons. Elle accouche dans trois mois, et ici, c'est du suicide de rester.
Max reste sans voix, tandis qu'Antoine balbutie quelques mots.
— C'est... C'est de la folie votre truc.
— Non, il a raison, mieux vaut partir tant que c'est possible, c'est une bonne décision. Tu sais mec, si j'avais pas mon boulot et si j'avais de la thune, je rentrerai chez moi fissa. C'est un peu un comble quand même de manquer de légumes frais pour un fils d'agriculteurs, rit Max, sans joie.
— Les gars, depuis la dernière fois qu'on s'est vu, j'ai vraiment l'impression que ça vous est monté à la tête toute cette pénurie... C'est qu'une petite crise, pas la peine d'en faire autant.
— Antoine, putain, regarde autour de toi, s'égosille Léonard en portant un croc dans son sandwich sauce blanche, tout se meurt, le système s'effondre presque. Tu crois qu'un truc comme ça ça peut tenir longtemps pour le pouvoir ?
Un silence règne à présent entre les trois amis, rempli de non-dits. Léonard regarde frénétiquement son portable, puis annonce qu'il a des valises à préparer et en profite pour s'éclipser, après quelques dernières accolades.
— T'y crois, toi, à son délire d'effondrement ? demande Antoine après le départ de leur ami
— J'en sais rien putain. J'en sais rien, je suis pas un intello comme lui. Faudra juste survivre, c'est tout. Survivre, pas se poser des questions.
— « survivre » mime Antoine en levant les yeux au ciel, comme si on parlait d'une invasion de zombie.
— On sait rien de ce qui pourrait arriver. Autant pas faire de paris si vite, conclu Max.
Antoine finit également son kebab, puis annonce à son ami qu'il a des choses à faire et qu'il doit s'en aller. Max reste encore quelques instants à colmater dans la boutique en terminant négligemment ses frites. Pour la première fois, l'avenir lui fait résolument peur.
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