11. 10/04
5h, Paris, La Sorbonne
Tout le week-end Soline a aidé ses camarades à organiser le blocage de la Sorbonne. Ils ont rassemblé du matos pour ériger les premières barricades dès l'aube. La jeune femme qui son appartement partagée entre la peur et l'excitation. L'essentiel des autres étudiants du mouvement sont aussi d'accord avec le blocage et sont prêts à défendre l'université. La brune prend un des premiers métro pour rallier le quartier Latin où elles retrouvent plusieurs centaines de bloqueurs déjà arrivés qui commencent à dresser des barricades autour de l'université. Comme Soline, ils portent tous des vêtements noirs et amples et ont le visage masqué. Elle a laissé son portable chez elle pour éviter d'être traçable ou qu'on fouille dans ses données si par malheur elle est embarquée. Son masque de plongée qu'elle a mis pour éviter les gaz lacrymogènes lui obstrue un peu la vue malgré ses petites lunettes de vue qu'elle a gardé. La Noue arrive vers elle et lui tapote l'épaule pour lui signaler sa présence.
— Salut Soline ! Alors, pas trop anxieuse ?
— Un peu. Mais ça va pour le moment. Il y a besoin d'aide quelque part ?
La Noue, qui est à l'origine de l'idée du blocage, n'a pas arrêté de courir ces derniers jours pour l'organiser. Elle n'a pas eu une seconde pour souffler et avec le blocage qui s'organise pour durer, cela n'ira pas en s'arrangeant.
Les deux amies partent ensuite aider ses camarades à dresser des barricades faites à base de mobilier de la fac, de palettes amenées par un banlieusard la veille, de poubelles récupérées dans les rues adjacentes et de pneus. Dans un coin, des sacs entiers de pavés et des cagettes de cocktails molotov sont prêts à être utilisés pour mettre à distance les policiers. L'ambiance est électrique entre les différentes barricades. Beaucoup sont prêts à récupérer les voitures garées sur le bas-côté pour les empiler sur leurs barrages et les enflammer. Ils y pensent tous, mais n'oseront sans doute pas sauter le pas avant la nuit. Beaucoup rêvent d'une insurrection et tout le monde déteste les révolutions.
Quelques bloqueurs ont vandalisé les portes de l'université, qui est à présent à eux. Ils s'organisent dans les différents amphis, mettent déjà en place leur lieu d'autogestion entre dortoir et cuisine. Ils veulent tenir plusieurs jours au moins, chacun a ramené sac de couchage, thermos et denrées de premières nécessité. Quelques personnes s'activent déjà dans un coin à préparer un petit-déjeuner pour plusieurs centaines de bloqueurs affamés. La résistance s'organise, ceux qui veulent prendre le moins de risque possible restent à l'arrière, préparent les munitions et le ravitaillement pour ceux qui s'exposent aux CRS.
Aux petites heures du matin, dans une tension palpable, les premières compagnies de flics débarquent devant la flopée de barricades qui entourent l'université. Ils ne sont jamais prêts, mais ont quelques munitions d'avance pour tenir en échec la police le plus loin possible. La poésie de l'émeute.
Pour la première fois, Soline a décidé de se mettre en première ligne, de lancer des pavés alors qu'elle est toujours restée dans les allées droites des services d'ordre dans les manifs, convaincue par la stratégie non-violente. Elle a besoin de monter d'un cran en radicalité, et se sent prête à le faire. Elle n'a pas envie de préparer des cafés toute la journée.
Ils sont plusieurs à s'élancer sur les barricades, tirant des cailloux au lance-pierre. Une raquette de badminton en main pour relancer les grenades des flics, elle se tient en position. La casse commence, et elle sonne comme une ultime bataille.
Alors qu'elle défend corps et âme la barricade depuis plusieurs heures, une grenade lui arrive dans la figure. Dans un saut qu'elle n'aurait jamais été capable de faire autrement, Soline relance la grenade sur les flics avec force. Un détonation détruit les oreilles des camarades alentours, puis de la fumée se diffuse entre les arbres et sur le béton. Sur les chemins caillassés, les autres résistants font reculer les blindés de la gendarmerie, sur des barricades aux tags multiples. Ça jette des pierre contre les flics, ils réinventent la mode soixante-huitarde du pavé à leur sauce. Le bâtiment est complètement bloqué, les flics caillassés. Les forces de l'ordre battent en retrait. Pendant quelques instants, c'est l'euphorie. On ne pense plus à rien. Soline fait quelques pas en arrière, prenant de la distance avec les grenades assourdissantes et les sommations tournant en boucle. La voix féminine que les flics ont choisi pour leur dire de dégager tourne dans sa tête. Elle s'arrête quelques instants, sort du sérum physiologique de sa poche et en balance à l'aveugle dans ses yeux rougies par le gaz malgré son masque de plongée. La brune ne tient plus, elle a besoin de se reposer. Elle fait signe de loin à un camarade resté en première ligne puis déguerpis rapidement vers l'entrée de l'université, passe les barricades et les check-point récemment installés rapidement et rejoint leur salle de repos, un amphi où se cuisinent sur des plaques de cuissons de pacotilles des plats pour les revigorer. Soline salue Jian et La Noue qui s'attellent à réparer deux plaques de cuisson et à faire cuire un plat de pâtes sur un réchaud. Dans un coin de l'amphi, elle croise le regard de deux gamins imberbes équipés pour partir en première ligne. Elle les scrute, étonnée de croiser des bloqueurs si jeunes, d'autant qu'ils lui rappellent quelque chose. Le blond retire son masque et avance vers les trois étudiants accoudés à côté des plaques de cuisson.
— Salut. J'y retourne bientôt, on peut picorer ? demande le garçon avec un sourire en pointant du doigt les plats de pâtes que Jian et La Noue se hâtent à préparer.
— Ouais, vas-y hésite pas, rétorque-elle
— Merci.
— Tu es scolarisé ici ?
En temps normal, ils évitent de parler de leur vie avec des inconnus. Les renseignements généraux peuvent très bien infiltrer leurs réseaux, et ce serait dommage de se faire parquer en cellule pour avoir révélé quelques infos personnelles non essentielles.
Le blond la scrute quelques instants, retire plus amplement son masque avant de lui répondre :
— Non. Avec mon potes, on est encore qu'au lycée.
— Oh, OK. On s'est déjà vu ?
— J'pense pas. On vient pas aux AG, c'est trop ennuyant. On préfère être sur la ligne de blocage.
A l'intérieur, la résistance s'organise, les rebelles de la seconde ligne préparent du ravitaillement avec des dons alimentaires et des invendus des marchés parisiens. Des médics soignent les premiers blessés par des lanceurs de balle de défense. Ça leur fait bizarre de se balader dans ces couloirs qu'ils défendent corps et âme, alors que quelques semaines plus tôt ils les arpentaient innocemment pour rejoindre un amphi à un autre. Deux mondes les séparent, à présent.
*
8h, Paris, La Sorbonne
Quand Anatole et Ibrahima ont appris les nouveaux modes d'actions plus radicaux que le mouvement voulait employer, ils ont été ravis, et leur participation est une évidence. Ibrahima est sorti de sa garde-à-vue vingt-quatre heures après y être entré, avec des heures de stage à réaliser dans une association, du travail d'intérêt général dissimulé, avait conclu sont avocat commis d'office. Ibrahima n'a pas envie de se calmer, au contraire. Et ce blocage de la Sorbonne, c'est l'occasion de faire disparaître leur vulnérabilité. Montrer qu'ils sont forts, capables de bloquer une si grande université plusieurs jours. C'est un défi pour être approuvés auprès de la population, une épreuve pour être légitimés.
Ils arrivent tous les deux vers huit heures à la Sorbonne, le blocage ayant commencé depuis plusieurs heures. Ils parlementent un peu avec une brunette qu'Anatole trouve très jolie malgré sa combinaison d'émeutière. Le petit blond se promet de la revoir.
Rapidement, ils repartent aider leurs camarades à l'extérieur qui défendent l'université. C'est presque cliché, leur manière de faire. Leurs pavés qu'ils lancent avec ardeur et leur défense héroïque du bâtiment. Ils s'inventent des récits nouveaux, matérialisés avec cette personnalisation de la violence. Pourtant, il n'y a rien de particulièrement attrayant dans l'émeute. On se prend des gaz en pleine face, on pleurt, on hurle on est blessé, et on en ressort rarement victorieux. La conception de martyr qui se forme dans leur imaginaire est erronée. Les barricades qu'ils construisent à plusieurs centaines de mètres pour cloîtrer l'université sont ramassées une à une par les blindés de la gendarmerie. A la mi-journée, le bilan commence à être critique. Le stock de pavés et de molotov est épuisé, plusieurs barrages sont tombés et des camarades emmenés. La stratégie ne semble pas tenable longtemps, le désespoir se lit sur tous les visages.
Dans un ultime effort, Ibrahima ramasse une caillasse à ses pieds, qu'il jette avec force contre les blindés. Il voit son caillou rebondir contre le bleu marine des blindés puis s'échouer honteusement contre le béton sans avoir creusé un seul impact.
Les rebelles perdent toutes les rues qu'ils s'étaient octroyés à l'aube, bientôt ils devront tous se retrancher dans le bâtiment en abandonnant leurs barrages. Anatole redoute ce moment où ils seront pris au piège sans aucune porte de sortie. Il est encore temps de fuir, se dit-il, mais sa loyauté l'en empêche. Tant pis si il grille sa couverture de bon enfant bourgeois auprès de ses parents en ne revenant pas le soir venu, au fond, ça lui importe peu, et il est persuadé d'avoir besoin de vivre ce moment. D'un regard, ils se mettent d'accord avec son ami pour ne rien lâcher. Ils reculent, courent pour échapper aux assauts des flics. Ça les transcende presque.
En fin de journée, d'une décision commune, sachant que leur combat est peine perdu, ils abandonnent leurs dernières barricades défendues toute la journée avec hargne et s'enferment dans le bâtiment. Toutes les sorties sont scellées par cadenas, chaînes et mobilier. Ils se sont eux-mêmes choisi leur destin et ne peuvent plus reculer. Ils se sont enfermés dans leur propre jeu, et espèrent le gagner.
*
20h, Paris, La Sorbonne
Quand ils ont décidé d'abandonner les dernières défenses qu'il leur restait, Soline a eu un élan de désespoir. Elle sait que s'enfermer dans le bâtiment, c'est signer leur mort. C'est l'ultime action du mouvement, son apogée. Une ambiance électrique règne dans le bâtiment. Derrière les barricades, des foules d'étudiants masqués attendent l'offensive des forces de l'ordre, prêts à en découdre. Des groupes affinitaires s'assemblent dans le hall et dans les amphis, les gens essaient de se détendre, se font des cafés, discutent gaiement, jouent de la musique. Certains entonnent des airs révolutionnaires à la guitare. Soline n'a jamais vécu pareil moment. La singularité de cette soirée lui fait peur. Une bande de punks annonce qu'ils ont terminé de cuisiner, et la brune, dont le ventre gronde depuis plusieurs heures, se rend avec ses amis pour récupérer un peu à manger. Le repas est sophistiqué, délicieux. Pour un dernier repas avant la fin, ils sont gâtés. Soline échange avec ses amis, anxieuse. Les flics sont à leurs portes, ils le savaient, en s'enfermant dans le bâtiment. Une partie des étudiants sont partis avant pour éviter la répression. Ceux qui restent sont pleinement conscients des risques qu'ils courent.
Soline recroise le gamin qu'elle a vu en début de journée. Elle peut à présent l'observer plus en détail : ses cheveux blonds qui descendent au creux de son cou, ses traits d'enfants qui ressortent sur son visage. Elle le reconnaît, il est avec son ami qui s'est fait embarqué par les flics lors d'une manif. Il lui sourit, et elle lui rend son sourire poliment.
Un type dans le hall lance que les flics arrivent avec des pieds-de-biche pour évacuer l'université et rétablir l'ordre. Un foule de rebelles se rassemble alors dans le hall, déterminés à résister jusqu'au bout. Des irrémédiables non-violents débutent des chaînes humaines, le bloc reprend du service à l'avant, derrière les barricades qui condamnent les portes de l'université. Jian et La Noue l'emporte dans les étages, où certains commencent à investir le toit pour mieux caillasser les flics et étendre des immenses banderoles faites dans la journée, avec des vieux draps récupérés dans un amphi. Les slogans sont courts « La Sorbonne est à nous ! ». Cela sonne comme un cri de victoire.
*
21h, Paris, La Sorbonne
Les flics vont entrer. A travers les vitres, Anatole et et Ibra les voient, avec leurs casques et leur suréquipements. Ils vivent leurs derniers moments de béatitude. Anatole se tourne alors derrière lui, cherchant du regard la brune qui lui a tapé dans l'œil. Elle a disparu de la flopée de bloqueurs dans laquelle il l'avait vu quelques minutes plus tôt. Intrigué, il continue d'observer les flics qui forcent les barrages, le blond voit centimètre par centimètre le pied-de-biche avancer, tout comme les autres étudiants qui regardent la progression des forces de l'ordre en retenant leur souffle. Ces instants sont suspendus. Ce n'est plus qu'un immense flottement qui paralyse l'atmosphère. Et soudain, tout se met en mouvement. A leurs postes, les bloqueurs caillassent avec leurs maigres munitions les flics. Des grimpeurs au plafond les arrosent de peinture. La vitesse des événements est déroutante. C'est une guérilla, dans cette université si chargée d'histoire. Les CRS deviennent des clowns, tartinés de rose, de bleu, de vert. Des projectiles volent au-dessus des têtes, des gendarmes se mettent en retrait. Et puis, alors que la bataille ne semble que commencée, un officier lance dans un hurlement le retrait des troupes. Surréaliste. Comme des pions, les flics quittent un à un le bâtiment qu'ils commençaient à investir. Anatole regarde autour de lui. Il n'y a plus de logique. Plus rien ne tient. Il recroise encore une fois le regard de la jolie brune, qui semble tout autant dans l'incompréhension que lui. Puis, à mesure que les flics désertent les lieux, les laissant empreints de gaz et de flash-ball, des sourires s'installent sur les visages. Du sérum phy circule entre les mains. Ils ne réalisent pas que c'est fini, que les flics ont abandonné pour cette nuit. Cela n'a rien de réel, ça peut tout à fait être un stratagème, ils peuvent revenir d'une minute à l'autre et les prendre par surprise. Le calme n'augure jamais rien de bon. Ils les attendent, dans un calme religieux, à mesure que les gaz se dissipent dans l'air. Anatole scrute ses camarades. L'horloge tourne, certains manifestants, exténués partent à la recherche d'un endroit pour dormir quelques heures. Minuit approche. Personne ne se rend compte réellement. Ils sont partis. Ils ne reviennent pas. Et quand ils réalisent qu'ils ont gagné, au moins pour cette nuit, c'est une euphorie qui s'installe. Ils boivent, crient, courent. Le monde semble leur appartenir. Sur le toit, ils lèvent des drapeaux, des banderoles hurlent leur joie. Ils ont vingt ans, mais ce sont des grands gamins qui ne savent pas qui ils sont, des étudiants en quête de sens et d'identité. Et cette nuit-là, dans le chahut de la victoire, dans les discussions joyeuses qui refont le monde, dans les sacs de couchage de ces étudiants utopistes, ils comprennent qu'ils ne font plus qu'un. Ils l'ont trouvé, leur désirée identité.
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