10. 09/04
9h, Besalù
Elles ont repris leur route, fatiguées et arrachées, les pieds maculés d'ampoule et de boue. Layla ne comprend plus ce qui les fait tenir. Elles sont parties à l'aube, à la recherche d'une station-service. Elles ont demandé à quelques passants méfiants où elles pouvaient trouver de l'essence, et se retrouvent à chercher en bordure de la ville, là où les centres-commerciaux s'étendent et où des familles passaient des après-midi entiers entre les restaurants et les enseignes de meubles. Cette vie lui semble à mille lieux de la sienne, et pourtant, c'était le quotidien de tous ces habitants quelques jours plus tôt.
La station-service est déserte, l'essence a été sauvagement siphonnée. Les jauges sont vides, le magasin de relais est barricadé par plusieurs grilles. On se croirait dans un mauvais film apocalyptique, ce qui fait frémir Layla. Sur la route, elles ont trouvé un jerrycan un peu endommagé, mais qui fera l'affaire pour transporter du diesel jusqu'au véhicule toujours en haut de la montagne. Le guichet étant fermé, Sib insère sa carte européenne pour pouvoir récupérer un peu d'essence dans son bidon. Il ne reste plus que quelques litres de diesel, que Sib pompe jusqu'au dernier centilitre. Elles repartent ensuite rapidement de cet endroit austère, à la recherche d'un peu de nourriture et de réconfort. Les rues sont vidées de leur substance, à certains endroits le béton craque sous l'effet des flux d'eau. En bas, l'unique pont de la ville qui traverse la rivière est totalement submergé. Les gens hésitent à sortir, il existe une forme d'accord tacite pour rester chez soi, sauf besoin nécessiteux. Pourtant, les gangs ne font pas la loi, au contraire, c'est même un entraide timide qui s'installe dans certains quartiers. Mais sortir, c'est se plier à la réalité de l'époque, rendre matériellement possible ce qui leur arrive. Combien préfèrent rester terrer chez eux, à attendre que le courant revienne, à discuter, coudre, lire et écouter la radio ? Dans leurs imaginaires, sortir dehors devient un danger. Plus personne n'ose investir les rues à la tombée de la nuit pour grignoter et discuter bruyamment sur les berges, la rue s'est soustraite à son appartenance. Les gens ne sont plus que des ombres à leur fenêtre, guettant le prochain camion de ravitaillement et les éclaircies qui conquièrent le ciel. Ils se raccrochent à ça, à présent, aux livraisons ponctuelles et à la météo méliorative. Beaucoup de gens sont partis tant que les chemins le permettaient, avant que les rivières entières ne débordent de leur lit. Si d'abord, ce sont les bourgeois qui ont quitté hâtivement leur demeure au bord de la rivière, ils ont vite été rejoint par la classe moyenne, elle aussi inquiétée par ce qu'on disait à la télé. Et puis évidemment, ceux qui restent, c'est les prolos, les roms du camping, et ces deux touristes un peu peureuses qui essaient tant bien que mal de s'en sortir. Sur la place principale, elles croisent un homme d'une trentaine d'années, la barbe parfaitement taillée et les vêtements repassés, traînant un cabas derrière lui et avançant à pas rapides. Heureuses de croiser enfin une âme vivante dans la ville habituellement si bruyante, les deux jeunes femmes se ruent vers lui pour l'assaillir de questions et de demandes.
— Vous savez si un magasin est encore ouvert ? Je cherche à manger, et dans le centre, on a rien trouvé...
L'homme les toise un moment, comme si il juge s'il peut leur faire confiance. Voyant la gueule amochée des deux voyageuses, elles transpirent leur inoffensivité, et il leur indique confiant la direction d'un hangar à la sortie de la ville.
— C'est là-bas que s'organise le marché noir. Faites attention à vous, c'est la foire d'empoigne, et c'est très cher.
L'homme, qui paraît stressé, finit par s'éclipser, jugeant qu'il sera inutile dans l'aide de ces deux dames, les laissant sur leurs interrogations.
Sib et Layla s'échange un regard appuyé.
— On fait quoi ? demande finalement la blonde, brisant l'ambiance qui s'est installée.
— J'en ai pas la moindre idée.
— Faut qu'on y aille. On va pas crever de faim parce qu'on a refusé de mettre les pieds dans un foutu hangar. On est deux, je parle catalan, on a de l'argent... Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?
— J'en sais rien, Sib. J'en sais rien. Mais c'est l'époque. C'est pas comme si on allait au supermarché.
— Je sais bien. Mais je refuse que l'on n'essaie pas. On va s'en sortir OK ? On a déjà réussi à avoir de l'essence, on réussira à avoir de la bouffe.
— Wow, je te croyais pas si optimiste et performative. Tu parais si déprimée d'habitude...
— C'est peut-être ma dépression qui revient sonner de temps en temps dans les moments où je suis vulnérable. Mais je veux pas me laisser abattre, je retomberai pas malade.
Layla prend la main de Sib, saisit le bidon de diesel dans l'autre main, et elles s'élancent toutes les deux à la sortie de la ville pour acheter à manger. Elles sont crevées, dormir dans un vrai lit leur manque, des ampoules tapissent leur pied, leurs vêtements sont trempés, et elles portent à bout de bras leurs sacs à dos sur leurs épaules. Pourtant un petit élan s'empare d'elles, une lueur dans les ténèbres : l'espoir.
*
11h, Besalù
Après avoir fait plusieurs pauses le long de la route usuellement passante, Sib et Layla sont enfin arrivées à la lisière de la ville, dans une ferme sans animaux ni activité, en bordure d'un immense hangar qui leur paraît désert de l'extérieur. Elles s'approchent avec méfiance, leurs sens en alerte. Il n'y a aucune voiture garée dans la cours, pas de vélo posé contre un mur en pierre, aucune trace de passage qui ne laisse présumer un quelconque lieu de vente de produit alimentaire. Avec prudence, elles s'infiltrent dans le hangar, sous les taules ruisselantes d'eau de pluie. Derrière une porte en bois massive, elles tombent sur un spectacle qu'elles n'auraient pu imaginer : entre les bottes de foins disposées astucieusement, des étals se mélangent, gardés par des commerçants qui ne leur adressent pas un sourire. Des files entières de clients se bousculent pour négocier des prix ou acheter les derniers produits en pénurie. Essentiellement de l'alimentaire, mais elles tombent aussi sur un étal d'un type vendant des fringues de pluie, et un autre revendant de l'essence en grande quantité à des prix exorbitants. Layla se demande comment un monde peut ainsi fourmiller sans aucun signe apparent de l'extérieur. Un blondinet s'approche d'elle, avec un sourire et une bonne humeur significative qui contraste avec celle des vendeurs et des acheteurs.
— Salut, commence-t-il, appelez-moi Ham. Bienvenue à la Boîte. Ici, vous avez les produits frais, et là, les conserves ou les féculents, énonce-t-il en pointant du doigt les deux endroits distincts du hangar. Hésitez pas si vous avez des questions.
— D'accord, merci, lui répond froidement Sib.
Elles s'éloignent à côté des bottes de foin qui forment des colonnes pour délimiter des allées.
— Il a dit quoi ? Interroge Layla
— Rien d'intéressant, t'en fait pas. Il s'est juste présenté et a montré les deux endroits du marché. Bref, on s'en tape. On achète quoi ?
Les deux femmes s'approchent main dans la main d'un marchand de fruits et légumes, un homme rondouillard au visage sévère. La file est longue, les gens font la queue avec appréhension, leurs mines fermées, en silence, comme si l'acte même d'acheter des produits au marché noir leur suffisait à garder un visage impassible, rongé par la peur.
Quand vient leur tour, Sib prend conscience des prix exorbitants que coûte un simple kilo de patates. C'est à peine si elles ont l'argent en réunissant leurs deux porte-monnaie. Voyant leur malaise, l'homme envoie avec un sourire en coin :
— Ca peut se payer autrement, si vous voyez ce que je veux dire, Vous êtes plutôt bien mise, vous et votre copine.
— Gros lard. Viens Layla, on se casse.
Sib envoie un doigt d'honneur appuyé à son interlocuteur.
— C'est abusé comment c'est cher leur truc. En plus ça grouille de vieux pervers... Je reste pas longtemps ici, moi.
— Pourquoi ? Il a dit quoi ?
— T'as pas compris ? Il a dit que si on avait pas assez de thune on pouvait payer « autrement »... Quelle grosse merde !
Sib entraîne Layla vers un autre étale, tenu par une femme, plus jeune, au sourire chaleureux. Une commerçante, presque comme avant. La queue est elle aussi très longue, les femmes serrent leur sac à main contre leur poitrine, la peur semble régner. Il faut dire que l'atmosphère n'est pas faite pour rassurer. Des néons diffusent une lumière âpre depuis le plafond, mais la hauteur est telle que la lumière a du mal à arriver jusqu'au sol, et laisse donc l'ensemble du marché avec un voile ténébreux. Il fait sombre, humide, les marchands ne sont pas sympa, et au coin des allées façonnées par des bottes de foins rectangulaires, des hommes trapus guettent le moindre faux pas, tels des militaires 2.0. Le cadre est effrayant, volontairement fait pour empêcher toute insurrection contre les commerçants. C'est finement pensé. Quand vient leur tour, Sib négocie un kilo de patates et des carottes contre une grande partie de leur argent. C'est un peu moins cher que chez l'autre vendeur, mais les carottes semblent plus vieillies et les pommes de terre flétries. Avec ce qui leur reste, elles partent à l'assaut d'un vendeur de conserves, de légumineuses et de pâtes. Peut-être qu'avec ce qui leur reste en poche, elles pourront prétendre acquérir un petit paquet de coquillettes.
A la sortie du grand marché, par une porte dérobée après un labyrinthe de botte de foins, Layla respire enfin. Elles ont eu un petit paquet de pâtes ridicule, qui couvrira à peine un seul de leurs repas.
— On ferait mieux d'aller chercher directement nos produits dans les champs, peste Sib. Ça, c'est un vrai circuit court.
Elles longent des champs où quelques céréales poussent, au côté de maïs ou de tournesols qui commencent à voir le jour, malgré les litres de pluies reçues. Mais dans la montagne, les terres ne sont pas très développées, et peu fertiles. Par contre, elles pourraient récupérer du fromage directement à la source, si elles arrivent à trouver une ferme qui en vend encore.
En s'approchant de plus en plus du bourg de la ville, qui ressemble de plus en plus aux symptômes d'une ville fantôme, elle croise une dame d'entre deux âges, accompagnée d'une fillette d'une dizaine d'années, gambadant à quelques mètres d'elle. Sib les scrute quelques instants, certaine de les avoir déjà vu quelques parts. Alors qu'elle essaie de se convaincre dans son esprit qu'elle ajuste dû les croiser avant tout ça, la femme s'approche d'elle, sourire aux lèvres.
— Je suis Irene, vous vous rappelez de moi ? Je voulais encore vous remercier pour la dernière fois. Je sais pas ce que j'aurais fait sans vous, pour retrouver Rebeca.
— C'est rien, lui répond dans un sourire Sib, qui arrive enfin à connecter les événements dans son cerveau.
— Si vous avez besoin de quelque chose... je sais pas comment vous remercier. Mais, d'ailleurs ? Vous n'avez pas réussi à passer en France ?
— Non, soupire la blonde. Je sais pas ce que mon camping-car m'a fait, mais il s'est vidé d'essence sans l'afficher, et on est arrivé au milieu de nulle part avec un message d'alerte qui nous disait qu'on avait plus de diesel, et on arrivait plus à avancer. Alors on a refait le chemin inverse à pied, pour acheter de l'essence. Heureusement qu'on a réussi à en trouver, sinon, je sais pas ce qu'on aurait fait.
— Oui, vous n'avez pas eu de chance... N'hésitez pas si vous envie d'un truc à boire. Ou même si vous ne savez pas où aller, je peux vous héberger quelques nuits.
La gentillesse d'Irene touche Sib. Dans ces temps, peu de gens ont autant le cœur sur la main. Le contraste avec ce que veut l'époque est frappant. Qu'est-ce qui peut bien la motiver à ouvrir son foyer à des inconnus, pour leur offrir de quoi dormir et se restaurer ? Comment peut-on être à ce point au revers de l'époque ? L'hospitalité n'est plus à la mode dans un monde comme le leur. Le capitalisme ne fait que se renforcer, trouver sa véritable identité dans le désastre. Ce n'est plus des crises ponctuelles qui arrivent, c'est les crises qui sont le quotidien. La normalité a disparu depuis bien longtemps. Mais depuis quand vivent-ils dans un monde à ce point déréglé ?
— A vrai dire, répond Sib après avoir consulté du regard Layla, on aurait bien besoin de dormir une ou deux nuits chez vous le temps de revenir à notre camping-car. Si ça vous dérange pas, évidemment. Vous vivez seule ?
— Non, avec ma grand-mère et ma fille. Mais je vous accueille avec plaisir, on a une chambre en trop, autant qu'elle soit utilisée.
Layla sourit béatement. Depuis leur escapade, c'est bien la première fois qu'elle est aussi heureuse. Elle se rend compte de sa chance d'être avec Sib, dans leur malheur. Leur rencontre est un événement extraordinaire au sens premier du terme. Mais l'époque entière n'est plus ordinaire, elle se fait de l'exception une règle qui s'intègre dans le statu quo.
La maison d'Irene est située à proximité du centre-ville, on y accède après avoir dévalé un dédalle de ruelles pavées peu fréquentées. Layla a du mal à se souvenir de tous les passages qui y mènent. Leur hôte finit par ouvrir une porte en bois insérée dans les murs en pierres, et elle les fait rentrer dans un salon à l'air frais. La maison en pierres est comme coincée mais isolée. Dans le salon, sur un rocking-chair abîmé, une dame aux cheveux blancs regarde avec intérêt l'écran noir de la télévision qui ne s'allume plus.
— Avia ! On est rentrées, et j'ai des invitées !
La vieille dame tourne lentement la tête vers sa petite fille, dessinant un sourire entre ses rides.
— Je suis Sib, et elle, c'est Layla, elle ne parle pas catalan, on vient de France. Enchantée.
— Je suis contente de vous voir, murmure la vieille dame dans un rauquement que Sib n'est pas sûre d'entendre complètement.
Rebeca court au coup de son arrière-grand-mère, Irene la reprend en lui disant qu'elle ne doit pas la brusquer. Sib se sent dans une famille, enfin. Et ça fait longtemps que ça n'a pas été le cas. Depuis qu'elle est partie s'installer dans son camping-car, elle n'a pas revu ses sœurs et ses parents, ce qui creuse un peu plus l'écart entre eux. Depuis sa dépression, rien n'a été pareil, ses parents lui reprochaient de ne rien faire et se morfondre, et ses sœurs ne savaient pas comment réagir. Sib s'en est éloignée, et arriver dans une nouvelle famille où personne ne connait son passé et ne la juge, ça ne peut que lui procurer une joie immense.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top