𝐗𝐗𝐕𝐈. 𝐃ommage, vraiment.

XXVI


On raconte que, dans des moments de stress intense, le corps envoie des signaux tels au cerveau qu'on peut voir défiler sa vie devant ses yeux.

Mac et Vendredanche, par une étrange coïncidence, furent traversés par le souvenir du même vieux bic mâchouillé qui semble — comme une image d'Épinal bien trop souvent rebattue — invariablement passer entre les mains de toute forme de vie basée sur le carbone digne de ce nom, au moins une fois dans son existence. Le recenseur déglutit. Vendredanche sentit tous ses muscles se tendre.

Trompe eut un sale sourire.

« Oh, mais je me tiens informé, figurez-vous » ronronna-t-il. « Franchement, vous mener ici a été étonnamment simple. Puisque visiblement » son visage s'assombrit « vous savez. »

Vendredanche aurait voulu répliquer quelque chose. N'importe quoi.

Au lieu de ça, lorsqu'il ouvrit la bouche, tout ce qui s'en échappa fut le couinement enrhumé d'une musaraigne atteinte de laryngite bactérienne. Un mauvais plan, puisqu'il perdit aussi sec tous ses points de charisme, et attira du même coup l'attention sur lui comme un spot très gênant.

« Monsieur Vendredanche ! » sourit Trompe en se tournant vers lui. (Le Monsieur Vendredanche en question en développa aussi sec une envie pressante de disparaître sur place.) « Enfin, nous nous rencontrons ! Je regrette, croyez bien. J'aurais aimé que les circonstances soient différentes. »

Vendredanche n'eut même pas le temps de protester qu'il venait d'agripper son visage entre le pouce et l'index. Le stagiaire tenta de se débattre, une seconde. Puis il vit la moue lasse et peinte de dégoût que l'autre avait. En face. Trompe lui releva le menton, presque de force, sans un frémissement.

Les yeux de Vendredanche croisèrent ceux de l'autre, — et il y avait la peur, braquée dans le dédain.

Trompe le détailla, trois minutes. Le stagiaire n'osait même plus respirer.

« Hum, » lâcha-t-il au bout d'une seconde qui sembla interminable — et sa lèvre supérieure se retroussait d'un dégoût à peine dissimulé. « C'est évident. Pauvre abruti. Pauvre, très vieil abruti. »

Il eut un gloussement sans joie et relâcha enfin le jeune homme. Jambes coupées, Vendredanche garda l'équilibre au courage. Trompe lui jeta un dernier regard méprisant et fit claquer sa langue contre son palais.

« Vous n'avez jamais été très rentable, mon garçon.

— Ce n'est pas...ce n'est pas pour ça qu'on travaille, » fit une voix.

Vendredanche haussa un sourcil, chercha du regard la source de l'intervention — mais il n'y avait que Mac. Mac qui était plus pâle qu'une asperge bêtement courageuse, toujours bien trop propre et bien peigné malgré tout. Mac qui crispait la mâchoire, probablement parce que sinon il allait tomber dans les pommes. Mac, à qui il avait envie de mettre des claques allez-retour par moments, — mais qui s'avérait bien plus digne de la CHMOUF que n'importe quelle taupe.

Vendredanche cligna des yeux. Mac, qui venait de parler.

Même Trompe sembla surpris. « Je vous demande pardon ? » lâcha-t-il du bout des lèvres.

« Ce n'est...pas pour ça qu'on travaille, » répéta Mac d'une voix un peu étranglée, ce qui lui coûtait légèrement en charisme, — mais ils n'étaient plus à ça près. « Ce n'est pas pour le profit. »

Trompe haussa un sourcil. « Pour quoi, alors ?

Pour laisser une trace, » répondit immédiatement Mac. Il s'était redressé. Un peu de lumière lui tombait au visage. « Pour exister. Autrement que par l'herbe qu'on écrase, et l'air qu'on respire. Pour donner du sens à tout ce qu'on brise, et qu'on crée de nouveau. » Il prit une profonde inspiration. « Pour orienter le cycle.

— Oh. » Trompe eut un petit rire. « Et ça marche ?

— Est-ce que c'est vraiment la question ? »

Un peu d'air s'échappa des poumons de Vendredanche, sans qu'il ne s'en rende compte.

« Un jour...un jour, quelqu'un de très avisé m'a dit que, pour être heureux...pour trouver le bonheur, parfois il faut savoir fermer les yeux sur le pire. Ce n'est pas de l'inconscience » poursuivit Mac, la voix enrouée. « C'est...c'est de la sagesse. Vivre avec l'inévitable, ce n'est pas impossible. » Ses yeux étaient un peu rouges, comme un reflet de soleil. « Mais on peut le rendre beau. — L'inévitable. Il n'y a pas de légende sans travail. Il n'y a pas de légende sans départ. Il n'y a pas...il n'y a pas d'existence, si tout le monde reste dans son obscurité. Le feu, ça ne flambe pas tout seul.

— Et le profit ?

— Si le profit et l'efficacité dénaturent le travail, comment voulez-vous vous imprimer dans le monde ? »

Cela, il l'avait dit presque doucement. Trompe pinça les lèvres.

« Nous ne vivons pas dans le même monde, jeune homme.

Justement. » Et sa voix avait une infinie tristesse. Comme un souffle.

Vendredanche réalisa alors qu'il avait la chair de poule.

Trompe eut comme une grimace, hésita pourtant. Mais il secoua la tête et eut un petit rire de gorge. « Vous êtes ce qu'on appelle un idéaliste, monsieur Andrzejewski. Un homme persuadé qu'on peut survivre avec la rosée du matin et trois barres vitaminées. Mais c'est la jungle, dehors, ne voyez-vous pas ?

— Est-ce que ce n'est pas justement la jungle parce qu'on veut voir le monde comme ça ? Si tout le monde voit l'autre comme un chimpanzé, de vous étonnez pas qu'on se mette tous à manger des bananes » affirma Mac d'une voix ferme. Il sembla considérer une seconde la profondeur de son affirmation, puis hocha solidement la tête. « ...Enfin, en gros. »

Trompe le dévisagea avec un mépris un peu déçu. Puis fit claquer sa langue contre son palais. « Vous auriez pu être un homme précieux, monsieur Andrzejewski. Un véritable taupe dans l'âme. » Il secoua la tête. « J'en suis navré, mais vous avez visiblement choisi votre camp. — ...Du gâchis, vraiment. »

Puis il tourna la tête, et lança, à personne en particulier :

« ...Mettez-les avec les autres. »


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