𝐗𝐗𝐈𝐈𝐈. ...𝐄t toute l'obscurité

XXIII

Mac sentit au bout de cinq secondes que quelque chose allait mal.

Il ne sut jamais comment. La lumière, peut-être — les flashs d'obscurité et les cahots de sa course, comme des éclairs au coin de sa vision. Ou les battements de son cœur. Ou cette sensation de malaise, — l'impression d'être regardé.

Le recenseur ralentit sans même s'en rendre compte. Un violon jouait au loin, ou peut-être était-ce des acouphènes.

...Un son lancinant qui lui raclait le crâne.

Puis une voix, comme un grincement de craie.

« Vous n'avez pas l'impression d'oublier quelque chose ? »

L'effet fut immédiat — Vendredanche pila et Mac manqua de le télescoper. « Qu'est-ce que tu... » râla le recenseur. Le stagiaire ne lui laissa pas le temps. Pâle comme un linge, il lui plaqua d'autorité une main sur la bouche.

« Chut, » ordonna-t-il.

Ils étaient figés dans le couloir, dans les taches d'ombre et de lumière, — silhouettes en patchwork de rébellion et de peur et d'héroïsme. Aucun ne faisait un bruit. Tendu, aux aguets, replié sur lui-même, le stagiaire avait dégainé son trombone. Son souffle lourd faisait comme un tambour de guerre. Mac tira maladroitement son agrafeuse de sa poche, mains tremblantes, toujours muet et bâillonné. Un peu de sueur lui perlait au front.

Une minute passa. Le cœur du recenseur lui donnait la nausée.

Enfin :

« Et si vous vous retourniez, messieurs ? »

La main de Vendredanche se crispa sur la bouche de Mac, arrachant un grommellement un peu hors-sujet au recenseur — puis le stagiaire lâcha un mot. Un seul.

« Trompe. »

Mac sentit son cœur lui tomber immédiatement dans les chaussettes.

« Flatté » fit simplement la voix derrière eux. « Pour ma part, je n'ai malheureusement pas la prétention de connaître vos identités respectives. »

Un silence. Il ne les reconnaissait pas ? Bon sang. Ça allait être serré. Si Vendredanche était bien ce qu'il disait...se trahir signerait leur arrêt de mort.

Le recenseur jeta un coup d'œil en coin à son comparse. Vendredanche était très pâle, très raide, le regard dans le vide, — perdu dans les ombres désinfectées du cinquième étage. Derrière eux la voix restait immobile.

« Et si vous vous retourniez, messieurs. »

La phrase répétée sonnait atrocement comme une menace. Mac remua un muscle, le regard braqué sur Vendredanche, presque en transe. Ses yeux semblaient dire pitié, retournons-nous, qu'on en finisse.

Sa prière fut entendue.

Lentement, Vendredanche pivota sur ses talons, entraînant dans le mouvement un Mac toujours muselé. Mais son regard ne croisa pas tout de suite l'homme, debout, qui se dressait immobile et glorieux au milieu du couloir.

Ce ne fut qu'au bout d'une minute que le stagiaire releva lentement les yeux.

...Le type inconnu avoisinait la cinquantaine, cheveux épars d'un châtain presque noir et lunettes à écailles. Visage taillé en lame de couteau. Yeux de requin. Épaules raides, et mains parcourues de veinules nerveuses.

...Il portait un costume taupe impeccablement taillé.

Mac sentit la main de Vendredanche se crisper une nouvelle fois, mais ne releva pas.

(Il faudrait bien un jour qu'il le lâche, mais ce n'était visiblement pas la priorité actuelle.)

« Deux sans étiquette ? » releva Trompe avec un sourire carnassier. « Vous nous causez pas mal de soucis, vous savez ? » Il eut un geste négligent de la main, sa voix avait des accents presque félins, — et noirâtres comme un puits sans fond. « Ah, ça, le directeur Bleuchardon a laissé se développer une joyeuse anarchie entre ces murs. Dossiers en retard. Télétravail. Certains veulent poser des jours à tour de bras, vous savez. » Il croisa les bras derrière son dos, leur sourit doucement. Cela jeta un frisson glacé le long de la colonne vertébrale de Mac. Il lui rappelait beaucoup trop son directeur des ressources humaines. « C'est une entreprise, ici, pas Koh-Lanta, qu'en pensez-vous ?

— Vous allez nous laisser passer ? » gronda Vendredanche d'une voix blanche.

Une seconde, Trompe fit mine d'examiner la question, avant de laisser échapper un petit rire malsain.

« Mon garçon, je crois que vous avez laissé tomber quelque chose, » sourit-il doucement. « Ou préférez-vous que je le dépose aux objets perdus ? Troisième porte droite, rez-de-chaussée. — Tous les objets perdus finissent au rez-de-chaussée, » ajouta-t-il méchamment.

Vendredanche se raidit, raffermit sa prise sur son trombone. Jusqu'ici, ils ne pouvaient rien faire. La moindre fuite occasionnerait un tsunami de taupes armées et entraînées dans le petit couloir.

Il leur fallait gagner du temps.

Sur sa droite, encore bâillonné par sa main, Mac commença à s'agiter.

« Mrrglh, » ânonna-t-il fiévreusement, en lui jetant des regards éloquents.

Vendredanche fronça les sourcils, eut une minute de latence.

« Quoi ? » lança-t-il à l'attention du recenseur.

Mac leva les yeux au ciel d'un air agacé. « Mrrglhhh » répéta-t-il, plus insistant.

« Je suis désolé, Mac, mais il va falloir que tu artic — » commença Vendredanche, avant d'être interrompu par un Mac très agité qui arracha d'autorité la main de sa bouche.

« Ton badge, » le coupa brusquement le recenseur d'une voix blanche. Son cœur, d'angoisse, lui pilonnait les côtes.

« Quoi, mon badg—

— Ton nom ! » souffla Mac, et sa voix se cassa et dérapa dans les aigus.

Vendredanche pâlit soudain.

Nom d'une agrafeuse, formèrent ses lèvres sans un bruit.

À quelques mètres Trompe suivait la scène d'un air très intéressé. Le stagiaire tourna la tête vers lui, le souffle court. Avait-il entendu ? Peut-être. C'était dur de savoir.

D'une main fébrile, Vendredanche décrocha son badge de sa poitrine et le fourra discrètement dans la main de Mac.

« De quoi parlez-vous ? » lança le stagiaire, à la cantonade. « Il y a erreur. On a rien fait tomber. » Mac à côté eut un petit glapissement nerveux.

« Je vous assure que si » sourit Trompe. « Madame Dejanov l'a ajouté à ma demande à la liste des objets perdus.

— Non.

— Si.

— On s'en va ? » fit Mac d'une petite voix.

« Monsieur...monsieur ? » commença Trompe.

« Euh » lâcha bêtement Mac, avant de se faire écraser juste à temps le pied par Vendredanche.

« Monsieur, » reprit Trompe sans se démonter, « Madame Dejanov a peut-être autre chose à faire que de stocker des objets perdus toute la journée.

— J'entends bien, mais...

— Peut-être est-il de la plus fondamentale politesse de venir récupérer les biens qu'elle surveille quand on a connaissance de leur disparition.

— Oui, mais...

— Peut-être Madame Dejanov a-t-elle une vie en-dehors de ce travail fastidieux, et peut-être est-ce un devoir de politesse d'en soulager au maximum, autant que faire se peut, la pénibilité.

— Un peu mon n'veu qu'elle a une vie en-dehors de ça. Elle tue des chats, » ronchonna Vendredanche dans sa barbe. Ce fut au tour de Mac de lui écraser le pied.

« Ainsi, » reprit Trompe avec un sourire de requin, « vous conseillé-je de reprendre le bien en question, chers collègues. »

Vendredanche déglutit bruyamment. Voyait-il clair dans leur jeu ? Le reflet félin, dans ses yeux, du plaisir qu'il prenait à les tourmenter ne permettait pas de tirer la moindre conclusion à ce sujet. Trompe avait toujours été bizarre.

Comment disait Sonja, déjà ?

Ah, oui : névropathe.

Pas faux.

« D'accord, » concéda-t-il avec une bonne volonté feinte. « Qu'est-ce qu'on a laissé derrière, Monsieur Trompe ? »

Le directeur — autoproclamé — sembla s'éclairer d'une joie malsaine. Sans un mot, il alla jusqu'à la porte la plus proche, en abaissa la poignée...

Mac s'étrangla.

Il tenait aimablement par l'épaule un très vieil homme à la barbe franchement cradingue, et nouée de gras. Mac avisa une brindille dans le tas.

Trompe eut un grand sourire.

« Surprise » lâcha-t-il. « Pour récupérer l'objet en question, veuillez faire montre d'un titre d'emploi à la succursale CHMOUF : un badge valide sera accepté. »

« J'ai oublié » fit l'autre.

Vendredanche pâlit brusquement.

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