𝐕𝐈𝐈. 𝐇obbits, cauchemars, crabe mayonnaise et Meredith Jones

VII

Vendredanche dormit très mal cette nuit. Selon les codes narratifs habituels, il se trouva dans une collection pas inintéressante de situations où il courait sur place, de scènes de fuite et autres manifestations inconscientes de son Ça Freudien. Il en était plus où moins à se faire manger par une bibliothèque qui lui criait, tout en mâchant, qu'il avait oublié sa carte d'abonnement et qu'il ne pourrait pas conséquent pas récupérer le dernier tome du Seigneur des Anneaux, lorsque Meredith Jones surgit du rayon bédés et le secoua brutalement par l'épaule.

Il émergea avec un cri étouffé par pur acquis de conscience (« nooon ! Pas encore des chansons de gais Hobbits ! Tout, sauf les chansons de gais Hobbits ! ») et se retrouva nez à nez avec la figure toujours un peu multidimensionnelle de Rafaíl, mais ça, c'était son état normal.

« Hé ben, mon vieux » siffla Rafaíl d'un air admiratif le temps que Vendredanche reprenne son souffle, « une sale nuit, visiblement.

— T'as pas idée » haleta-t-il. « Tout va bien ?

— C'est plutôt moi qui devrait te poser cette question, mais oui, merci.

— Super.

— Super » répéta Rafaíl en se grattant la tête, ou plutôt ce qui devait anatomiquement parlant être sa tête au milieu du brocoli touffu qui lui servait de tignasse/chauffe-crâne pour l'hiver. « Un conseil à l'avenir, pourtant : arrête le taboulé.

— J'y penserais la prochaine fois que je croiserai du taboulé, dans trois ou quatre cent ans » grommela Vendredanche. Puis, frappé d'un éclair d'inquiétude : « Oh, nom de la photocopieuse. Où est Mac ?

— Mac ? » Répéta encore Rafaíl, mais Vendredanche s'était levé d'un bond et ne l'écoutait plus. « Tu veux dire Maciej ? Ben, on s'en fiche un peu. Il est clairement infoutu de survivre ici. En fait, s'il se fait choper par des taupes ou quoi que ce soit d'autre et balancer en prison, il sera plus en sécurité qu'avec une bande de geeks pas finis comme nous.

— Oh, j'arrive au mauvais moment, on dirait » fit une voix venue du plafond.

Vendredanche leva les yeux, juste à temps pour voir une figure à l'envers émerger d'un trou dans le plafond. Il fit une capture de vision, retoucha l'image, la retourna soigneusement — et, à quelques détails près, son système de reconnaissance faciale identifia une personne précise entre le cercle (réduit) de ses contacts sociaux.

« Tango, salut » sourit-il. « C'est fou, je ne t'ai pas vue pendant des années et soudainement on dirait que tu es partout. Qu'est-ce que tu fais là ? »

Tout le monde aimait bien Tango, surtout qu'elle pouvait donner quelques coups de main de temps à autre, tant que ça n'impliquait pas trop de dangers ou risquait de tenter le diable de sa poisse chronique. De plus, c'était elle qui avait renforcé l'ensemble des faux plafonds de l'entreprise pour les rendre relativement praticables, à ses heures perdues — et, entendu que personne ne savait franchement quel était son poste et si même elle avait été engagée à la régulière, elle en avait pas mal — et creusé le réseau de passages de pièce en pièce, pour circuler via ce qu'elle appelait les caissons les plus sûrs du bâtiment. C'était donc une personnalité d'intérêt public¹, même si elle mangeait des ragondins et se fichait un peu de sortir de la CHMOUF, du moment qu'on la laissait tranquille et de préférence loin des ennuis.

Se balader dans des faux-plafonds étant à ses yeux une activité qui ne tentait pas trop la malchance, elle s'y cantonnait tranquillement, et ce malgré quelques rares virées parmi le commun des mortels où visiblement elle comprenait sa douleur.

« Ben, je passais » répondit-elle tranquillement. « Si vous cherchez le nouveau, il allait aux toilettes la dernière fois que je l'ai vu. »

Vendredanche pâlit brusquement.

« Quoi ? » glapit-il. « Les toilettes ? Mais pourquoi tu l'as pas prévenu ?

— J'ai essayé » grimaça Tango, « mais il avait l'air vachement sûr de lui, je me suis dit que, peut-être, c'était fini, cette vieille histoire...

— Bien sûr que non !

— Oh. Vous feriez mieux de vous dépêcher, alors. Il est parti dans celles du fond du couloir.

— Oh, nom d'une agrafeuse » gémit Rafaíl. « Il est perdu.

— Pas si on se dépêche ! Allez, Raf, bouge ton derrière ! »

« Raf » ronchonna, autant par principe que parce qu'il n'aimait franchement pas ce surnom, pas assez fantastyc à ses yeux — mais quand Vendredanche vous a agrippé par le bras et vous tracte à grand stress au-travers du couloir, ronchonner, d'une part, ne sert objectivement pas à grand-chose, et d'autre part se révèle assez rapidement être une activité plutôt contre-productive, aussi se résigna-t-il relativement vite et se mit-il à courir.

En vérité, songea Vendredanche au fil d'un dérapage, on ne pouvait pas franchement en vouloir à Mac. Pas vraiment. Aller aux toilettes, crut-il se rappeler, était auparavant un geste plutôt anodin. On ne demandait pas la permission pour y aller. En fait, c'était presque comme tuer un pigeon à l'agrafeuse, tenta-t-il, incertain, dans un subit élan métaphorique, alors qu'il accélérait davantage. C'était banal et pas franchement malin d'attendre pour ça. Ils auraient dû le prévenir, oui. Mais ça l'emm...ça lui ca...ça l'ennuyait plutôt, vu qu'il s'était couché la veille avec dans l'idée de retrouver le nouveau dans le même nombre de morceaux détachés au réveil, un nombre qui, de préférence, devait de près ou de loin être égal à un.

Était-il responsable du type ? Pas vraiment. À la réflexion, personne n'était franchement responsable à la CHMOUF, pas même de ses propres membres pour certains. Mais quand on donne un surnom à quelqu'un, c'est inévitable, on devient quand même un peu plus responsable de l'autre. Et à la CHMOUF, zéro fois quelque chose, ça faisait une sacré responsabilité.

Vendredanche accéléra.

Les toilettes étaient, en règle générale, des zones neutres au niveau du découpage politico-territorial subtil opéré par les différents clans après un certain temps enfermés dans l'entreprise, à partir du moment, en fait, où ils avaient réalisé qu'ils allaient devoir se supporter mutuellement pendant un sacré bout de temps². Les taupes avaient bien essayé d'en annexer quelques unes mais il y avait des sujets sur lesquels on ne rigolait pas. Les grandes guerres, d'ailleurs, de l'année du Bébé Orang-Outan et des Trois-Chiots-Assis-Sur-Leur-Derrière, avaient éclaté respectivement suite à un désaccord au niveau de la machine à café et après une sombre histoire d'héritage impliquant les lavabos du deuxième. C'était, tout simplement, une zone de cessez-le-feu. Il n'était donc pas trop risqué de s'y rendre sans arme. Ou du moins, avec peut-être seulement la moitié de l'attirail de sécurité avec lequel n'importe quelle personne saine d'esprit se trimballerait en permanence et de bonnes jambes pour se carapater en cas d'imprévu.

Ce n'était pas les taupes qui inquiétaient Vendredanche.

« Mac ! » hurla-t-il, et il défonça littéralement les portes des toilettes, sans franchement freiner.

Un cri horrible fit tomber quelques écailles de plâtre du plafond. Le sang de Vendredanche se glaça.

Trop tard.

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¹Bien que la CHMOUF soit une entreprise privée. Mais je me comprends.


²Et, dans le cas de certains, ça risquait de provoquer des crises de mélancolie, des poussées d'acné, des phases dépressives, quelques nervous breakdown, une bonne dizaine de meubles brisés sur la tête du type d'à côté, des hurlements de schizophrénie avancée, voire la mort. On peut croire qu'il s'agit d'une bonne vieille plaisanterie mais imaginez-vous essayant de survivre avec votre responsable syndical, enfermés pendant quatre ans dans cinq mètres carrés, et les plus sensibles pourront commencer à ressentir leurs premières envies meurtrières.


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