𝐕𝐈. 𝐌ac
VI
Il devait être vingt-trois heures, selon l'ancien système de notation, et Vendredanche n'avait plus aucune notion de ce dernier.
En vérité il n'avait jamais eu de notions estimables en grand-chose mais sur ce point il en était à peu près certain, il était aussi capable de donner l'heure au nez qu'un éléphant de faire de la bicyclette à l'instinct. En fait, c'était même pire.
Il s'était allongé sur le toit du bâtiment massif et regardait les étoiles.
Les étoiles lui donnaient une impression bizarre, qui vous prenait au ventre et vous donnait l'impression d'avoir par mégarde mangé quelque chose dont la date de péremption aurait intoxiqué un grognard napoléonien avec une bonne marge de manœuvre. Enfant, il avait rendu folle sa mère à l'âge de quatre ans en fabriquant une centrifugeuse d'astronaute à l'aide, en vrac, d'un séchoir à linge, une table de chevet, la gamelle du chien, trois trucs vaguement radioactifs qui traînaient au sous-sol et la machine à laver. Bien sûr sa sœur aînée Lyh-Ann n'était pas entièrement étrangère au processus (contrairement à ce qu'elle avait pris soin de clamer) mais il était le seul à s'être fait tirer du tambour par les pieds et à avoir fini prostré devant la table de la cuisine, tenu de faire un nombre tellement obscène de lignes qu'il en avait encore des crampes au poignet.
En fait, il ne parvenait pas à dire si son cas relevait de la pédopsychiatrie ou simplement d'un goût vaguement frustré pour le cosmos. Probablement les deux.
Un froissement sur sa gauche le fit sursauter. Il se redressa sur un coude, aux aguets, et vit avec surprise la silhouette mince et maladroite du recenseur s'approcher dans le noir.
« Je ne dérange pas, au moins ? » S'enquit Andrzejewski en tripotant l'ourlet de sa veste. « On m'a dit que vous deviez être ici et je n'arrivais pas à dormir. J'ai besoin de faire un point, vous savez. »
Vendredanche lui fit signe de s'asseoir sans un mot. Il comprenait assez. Lui-même avait eu besoin de faire pas mal de points six ans plus tôt.
Il y eut un bruit de tôle grinçante et le fonctionnaire se laissa tomber avec gêne.
« Donc » articula-t-il après un silence dans l'obscurité, « vous êtes tous coincés ici.
— C'est assez bien résumé.
— Depuis combien de temps ? »
Vendredanche prit le temps de réfléchir.
« Je ne sais pas trop » avoua-t-il. « Cinq, six, peut-être même sept ans. Enfin, trop longtemps, c'est tout ce qu'il faut savoir. »
Trois secondes passèrent sans un bruit, leurs chaussures à la main pour ne réveiller personne.
« Sept ans, c'est long » convint Andrzejewski.
« À qui le dites-vous » soupira Vendredanche.
« Et personne n'est venu vous chercher ?
— Non. » Vendredanche eut une grimace. « Personne, non. Tout d'abord, les portables de tout le monde était déchargés.
— Oui, mais on a bien dû se rendre compte...
— Non » l'interrompit Vendredanche d'un ton sans réplique.
Un y eut un silence embarrassé. Puis Andrzejewski hocha la tête :
« Je suis désolé.
— Pas autant que moi » fit tristement Vendredanche.
Un instant, le fonctionnaire se passionna pour l'examen de ses chaussures, puis il reprit :
« Comment vous sentez-vous ?
— Un peu nauséeux, » grimaça Vendredanche, « j'ai réussi à tuer un hérisson ce soir mais il ne devait pas être bien jeune parce que j'ai la désagréable impression qu'il...
— Monsieur Vendredanche » le tança Andrzejewski, « vous savez bien ce que je veux dire. »
Vendredanche soupira. Il était ici et maintenant, englué dans un présent qui ne lui disait rien, parce que derrière il n'y avait plus que des ruines et des regrets, et devant un espoir racorni.
À côté de lui la silhouette spartiate faisait comme une ombre de ruban bleu à la clarté des lampions stellaires.
Il se sentit bizarre.
« J'avais des parents, vous savez. »
Andrzejewski se tourna vers lui, les sourcils haussés.
« Je vous demande pardon ?
— J'avais des parents » répéta Vendredanche d'un voix étranglée. « Enfin, adoptifs. Et une sœur. Adoptée aussi. Enfin, je crois bien. Ça n'a plus d'importance maintenant...
— Je suis certain qu'il y a une explication rationnelle pour que personne ne soit venu » fit doucement Andrzejewski.
Vendredanche tourna vers lui un regard trouble.
« Hein ? Oh, non. Ça a duré trois ans. Trois ans à se dire qu'ils avaient une excuse valable. Mais après...ça fait long, vous savez... »
Il se redressa et ramena ses genoux contre sa poitrine, les yeux vagues.
« C'est amusant de s'appeler Vendredanche quand on est un genre de naufragé ridicule » laissa-t-il tomber.
Andrzejewski grimaça, sans trop savoir quoi dire. Un éclair passa dans le regard du stagiaire.
« Je peux vous appeler Mac ? » fit soudain Vendredanche, frappé d'une idée.
« Pardon ?
— Je peux vous appeler Mac ? » Répéta le stagiaire. « Comme Maciej. C'est plus court. Plus efficace. Si jamais vous vous fourrez dans le pétrin, ça ira plus vite. Vous voyez ? »
Andrzejewski gonfla la poitrine. Il était sur le point de dire que personne ne l'avait jamais appelé Mac, qu'il avait une dignité, tout de même, que lorsqu'on porte un si beau prénom on ne...
Il baissa les yeux vers la silhouette repliée de Vendredanche.
« Oui, bien sûr » fit-il doucement.
Vendredanche sourit.
« C'est triste à dire » fit soudain le stagiaire avec un petit rire découragé, « mais vous vous y ferez. Et même, vous ne serez pas si dépaysé que ça. Au bout d'un temps on s'y fait. Les gens sont plutôt gentils... »
Mac, les yeux rivés vers les étoiles, acquiesça doucement.
« Alors » lâcha-t-il après un silence, « on s'y habitue ?
— Plus ou moins. Jamais vraiment. Mais on y trouve autre chose. »
Un silence. Dans l'obscurité, Andrzejewski hocha de nouveau la tête.
« La vie a continué » remarqua-t-il.
Vendredanche haussa les sourcils.
« Je vous demande pardon ?
— Je veux dire...cette petite fille, par exemple » rougit Mac. « Quelle âge a-t-elle ? Cinq ? Six ans ?
— Lily ? » fit Vendredanche. « Oh, elle est née pas longtemps après le début de tout ça. Sa mère était déjà enceinte quand ça a commencé.
— Oh » acquiesça Mac.
« Je suis son parrain » ajouta Vendredanche. « Un manque de bol pour les parents mais sinon...je ne crois pas qu'il y ait eu d'autres d'enfants. »
Mac hocha la tête silencieusement.
« Vous avez des enfants ? » demanda soudain Vendredanche dans le noir.
Mac déglutit. Il ne songeait qu'à ça depuis une heure. Sa gorge lui semblait toute entière un abcès à crever.
« Oui, en fait » laissa-t-il tomber avec la légèreté d'un parpaing de cinquante kilos. « Des jumeaux.
— Oh.
— Ils ont trois ans. » Il renifla. « Jules et Juliette. J'ai peur que nous n'ayons pas été très originaux sur ce coup-là. »
Vendredanche ne put retenir un ricanement. « Vous les avez vraiment appelés Jules et Juliette ? Des jumeaux ? Leur nom commence vraiment pareil ? » Un regard noir de la part de Mac prit soin de le lui renfoncer dans la gorge pour lui faire comprendre sa douleur. « Oh » lâcha-t-il d'une voix atone. « Après tout, ça aurait pu être pire.
— Je ne suis pas une personne très imaginative » grimaça Mac.
« Oh, pas de problème avec ça. Écoutez, ça vaut toujours mieux que d'avoir un nom d'avatar geek. Je ne citerai personne. »
Mac eut un petit ricanement. Comme ça, dans le gris-bleu de la nuit, les cheveux un peu en désordre, avec le fil rassurant d'un rire qui luisait doucement, il n'avait plus grand-chose de l'intrus sévère qui leur avait coûté un grosse frayeur.
Vendredanche s'allongea sur les tuiles et se mit à examiner le ciel, un sourire inexplicable aux lèvres.
Il était vingt-trois heure et quart.
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