𝐈𝐈𝐈. 𝐕endredanche et Violette
III
Il y avait bien un stagiaire à la photocopieuse.
On l'avait mis là six ans plus tôt histoire de meubler puisqu'il ne servait pas à grand-chose. Depuis, avec la coupure d'électricité, la photocopieuse ne fonctionnait plus, mais le stagiaire était resté, tant qu'à faire. La plupart des gens l'avaient oublié et ça l'arrangeait plutôt. Il s'appelait W. Vendredanche. Du moins c'était ce qu'on lisait sur son badge, qu'il avait conservé avec un soin impressionnant au-travers des années.
S'approchant de près ou de loin d'un vingt-cinq-trente-ans vague, les cheveux RPG lavés à la gouttière et l'air d'être toujours à l'exact opposé de là où on s'attendait qu'il soit, Vendredanche faisait à pas mal de gens l'impression d'être en train de regarder un Spielberg via un genre d'implant rétinien au lieu de s'impliquer vraiment dans les conversations. Il n'avait pas réellement d'implant rétinien, bien sûr, mais il était vrai qu'il avait pris l'habitude d'être plutôt déphasé avec le monde alentour. C'était une solution de facilité et ainsi on lui fichait relativement la paix.
Ce jour-ci, Vendredanche, assis dans une boîte en carton — ladite boîte en carton accueillait auparavant une grosse ramette de papier d'impression, mais il l'avait poussée sur une étagère pour faire de son emballage un genre de lit tout relatif — fixait d'un œil plutôt sévère la grosse photocopieuse poussiéreuse, montée sur des roulettes, qui trônait au milieu de la petite pièce.
« Bon, écoute, Violette » fit-il, d'un air grave. « Nous sommes arrivés aux portes de ce que j'appellerais un point de non-retour relationnel. »
La photocopieuse lui répondit par le silence le plus contrit qu'une photocopieuse puisse décemment exprimer. Vendredanche prit une profonde inspiration et poursuivit :
« Ça fait six ans » martela-t-il, « six ans qu'on se fréquente, Violette. Je sais bien que tu es une photocopieuse. Je suis un humain. Nous avons déjà parlé de ça. »
Nouveau silence, étrangement, peut-être, teinté d'une légère approbation. Vendredanche reprit :
« Je comprends tout à fait...non, écoute, je sais bien... » (Il soupira.) « Nous devons être forts, Violette. Nous le savions dès le début, n'est-ce pas ? »
Silence.
« Bien sûr que oui » acquiesça Vendredanche. « Mais tu ne peux pas rester comme ça...les bras croisés » (sa voix se brisa) « en me laissant seule entité d'une relation unilatérale, tu vois ? » Il en avait presque le souffle court d'émotion.
Ce fut à cet instant précis que quelqu'un toqua à la porte.
Vendredanche, frappé en plein élan lyrique, soupira d'un air agacé et se releva.
« Nous poursuivrons cette conversation » lança-t-il à la photocopieuse, qui réagit de tout son mutisme immobile.
Le jeune homme ouvrit la petite porte du bureau avec négligence, dans un état d'esprit prêtant presque au sifflotage détendu s'il n'avait pas eu ces mots avec Violette.
Il manqua presque de s'étrangler avec son sifflotage potentiel.
« Je peux entrer ? » Demanda la voix de la fille derrière la porte.
« Euh...oui » répondit Vendredanche, un peu déstabilisé. « Je m'excuse mais personne ne vient ici, d'habitude...
— Vous êtes monsieur Vendredanche ? » Demanda-t-elle en faisant quelques pas dans la petite pièce exiguë.
Vendredanche hocha la tête de haut en bas comme il se souvenait que les usages le recommandaient. La fille poursuivit, en jetant un regard circulaire non dépourvu d'un léger air de dégoût :
« Et vous vivez ici ? »
Vendredanche haussa les épaules d'un air d'impuissance.
La pièce tenait en réalité plutôt du placard à balais que d'un véritable bureau dédié aux arts délicats de l'imprimerie. Pour seule décoration, sur des étagères murales Ikea mal poncées, Vendredanche avait sous l'œil une cinquantaine de ramettes de papier d'un bon kilo chacune, qui ne serviraient jamais. Juste au milieu de la pièce trônait l'imposante photocopieuse sur une table à roulettes, avec une minuscule fenêtre oblongue derrière, couverte de rideaux à motifs écossais dans lesquels on avait découpé un pantalon, une sorte de pull au patron assez inquiétant et un manteau rappelant un genre de ligne médiévale — bien qu'il soit étrangement difficile de déterminer précisément pourquoi.
Vendredanche rougit brutalement lorsque les yeux de l'inconnue passèrent des trous découpés avec application dans le rideau à ses propres vêtements, cousus précautionneusement et avoisinant le rendu final d'un cosplay housse de couette. Lorsque des années plus tôt il avait fallu se rendre à l'évidence pour les employés de la CHMOUF de Derrière-le-Buisson — ils étaient bel et bien coincés dans le bâtiment — la plupart avaient tenté d'élaborer des stratégies de survie élémentaire, telles que, en priorité, le bidouillage de la machine à café pour la maintenir en fonctionnement malgré la coupure de courant (personne n'avait bien compris comment, mais ils y étaient parvenus en la démolissant à moitié, selon le postulat parfaitement logique qu'avait énoncé un type foncièrement brillant, à savoir : 1) sachant que : une machine à café en parfait état et alimentée comme il se doit en électricité étant en panne trois cent soixante-trois jours par an, alors, 2) : une machine déglinguée sans électricité doit forcément être opérationnelle pratiquement toute l'année), puis se débrouiller au niveau de la nourriture, de l'eau potable et des vêtements. Le même type foncièrement brillant ayant résolu à la fois le problème de la boisson et la nourriture en se ruant après avoir démoli la machine à café chasser le pigeon sur le toit du bâtiment, seul le problème des vêtements parut subsister, et ce de manière de plus en plus pressante entendu que, comme on l'entendra sûrement, personne n'avait prévu de change.
Il fut donc unanimement décidé (unanimement signifiant : de l'avis des plus hauts gradés) que chaque employé recevrait l'autorisation de découper avec parcimonie dans ses rideaux une tenue correcte et respectant le règlement intérieur. Là où ils eurent plutôt de la chance, c'est que, la CHMOUF se voulant une entreprise à la réputation chouette, on leur avait posé des rideaux fantaisie, assortis par étage. Ce fut donc ainsi que chaque étage se trouva vêtu en une couleur spécifique, découpée dans les rideaux correspondants. Taupe, on le savait, revenait au cinquième étage.
Vendredanche en tant que stagiaire de la photocopieuse dont tout le monde ignorait plus ou moins l'existence vivait au rez-de-chaussée, aussi s'était-il retrouvé avec des rideaux à motifs écossais dans lesquels il avait bien dû s'habiller, contre mauvaise fortune bon cœur. C'était assez gênant, réalisa-t-il soudain en sentant le regard de l'inconnue le détailler d'un air amusé.
« Original » lâcha-t-elle enfin avec un sourire. Elle, était vêtue de taupe, signe de haute responsabilité dans l'entreprise et d'un certain mauvais goût.
Vendredanche se racla la gorge.
« Et donc... ? » commença-t-il, incertain.
La fille se redressa.
« Je viens ici avec des intentions pacifiques » énonça-t-elle, l'œil brillant. « Je me nomme Jasmine Olive, troisième cheffe d'unité de démarchage, cinquième étage. Enchantée. » Elle lui tendit une main avenante, que Vendredanche serra avec réticence. « J'ai un message à vous délivrer. »
Vendredanche hocha la tête, un genre de mauvais pressentiment lui nouant le ventre.
« Le directeur est mort » lâcha-t-elle brutalement, quoi qu'avec une sorte de compassion détachée. « Je suis désolée. »
Vendredanche cligna des yeux.
Il y eut un silence gêné et contrit.
Il eut un raclement de gorge gêné et contrit.
Puis, le silence gêné et contrit revint, mais surtout parce que Vendredanche n'avait plus aucun raclement de gorge gêné et contrit à mettre dedans.
Il ouvrit la bouche :
« Qui ? » demanda-t-il après un silence, histoire d'être sûr.
De nouveau, silence gêné et contrit, mais tout de même plutôt désorienté du côté de la fille. Elle reprit, l'air bien moins sûre d'elle soudain :
« Le directeur, monsieur Bleuchardon ! Vous savez, il dirigeait l'entreprise...un vieil homme, avec un costume de velours bordeaux...
— Jamais entendu parler » grimaça Vendredanche en ayant la nette impression qu'il n'était pas censé dire ça. « J'en parlerai à ma photocopieuse. »
Cela ne paraissait pas, mais alors pas du tout, plaire à Jasmine Olive, cheffe d'unité en démarchage. En lui jetant un regard halluciné, elle balbutia :
« Vous ne l'avez jamais vu ?
— Pas que je me souvienne » répondit prudemment Vendredanche, qui marchait sur des œufs. « Enfin, si peut-être. C'est cet homme très sec avec des lunettes à écailles et l'air pas commode ?
— Non, ça c'est Monsieur Trompe, le secrétaire général » répondit Olive, un peu trop vite constata-t-elle après coup, et elle se racla la gorge. « Enfin, si nous parlons bien du même homme.
— Ça doit être le cas. Celui auquel je pense n'a vraiment pas l'air commode. »
Olive n'en menait pas large et jetait des coups d'œils nerveux vers la porte tout en se repeignant d'un main et en priant tous les dieux de l'entreprise qu'elle connaissait pour que personne ne plus ou moins gradé ne passe dans le couloir à ce moment précis et n'intercepte la conversation. La chose était simultanément assez compliquée, aussi cessa-t-elle d'essayer de sourire d'un air poli tout en faisant taire Vendredanche du regard le plus assassin qu'elle avait en rayon et reprit le fil de ce pour quoi elle s'était déplacée jusqu'à ce lieu de perdition qu'était le rez-de-chaussée :
« Monsieur Vendredanche » continua-t-elle, « le directeur a énoncé il y a moins d'une heure ses dernières volontés quant à sa succession. Il a nommé son successeur. Vous me suivez ? »
Vendredanche en vrac pensait qu'il avait été infoutu toute sa vie de terminer de lire le Seigneur des Anneaux et que c'était plutôt mal parti pour le finir depuis six ans à se taper le règlement intérieur comme seul lecture valable, qu'au fond ce qui lui manquait le plus c'était les sandwiches aux restes, qu'il aurait dû emporter avec lui sa collection des Disque-Monde¹ avec lui avant d'aller au travail ce samedi après-midi fatal, qu'au bout du compte il devait être l'un des rares stagiaires de la photocopieuse à avoir probablement découvert les cinquante-neuf applications distinctes à un unique trombone dans un contexte de survie manifeste, — mais en particulier, il constata sans le moindre émoi qu'il se fichait comme de sa première chaussette de ce qu'Olive lui disait et que toute cette histoire lui passait complètement au-dessus de la tête.
« Oui, tout à fait » répondit-il donc en conséquence en fixant son regard sur une mouche dans un coin de la pièce.
« Bien » acquiesça Olive. « Le directeur vous a désigné, monsieur. »
Il y eut une seconde de flottement avant que Vendredanche ne sursaute et que tout le sang ne s'enfuie de son visage.
« Quoi ? » croassa-t-il.
« Croyez bien que je me pose la même question » répliqua Olive, un rien cassante. « Mais le fait est qu'il a été très clair. Vous êtes le seul à vous appelez Vendredanche ici ?
— Hein ? » balbutia Vendredanche, encore sous le choc. Puis : « Ah ?
— Je vous demande » répéta Olive plus ou moins agacée, « si vous êtes le seul à vous appeler Vendredanche ici.
— Euh, ouais » bafouilla-t-il, pas franchement certain d'être dans son état normal.
« Bien » nota Olive en tirant un petit calepin usé de l'intérieur de son costume, « Il parlait donc bien de vous. Vous êtes certain de ne pas l'avoir déjà rencontré auparavant ?
— Ben...
— Disons, non » soupira Olive. Elle se fit soudain plus grave et son regard se leva de son carnet vers Vendredanche, avec un air qui terrifia le jeune homme :
« Monsieur Vendredanche, vous devez m'écouter attentivement. » Elle jeta un nouveau coup d'œil vers la porte et Vendredanche hocha frénétiquement la tête. « Monsieur Trompe, secrétaire général, s'est attribué la succession en misant sur le fait que la vérité ne quitterait jamais le bureau 542. Il...
— Le quoi ? » la coupa Vendredanche, encore sous le choc.
Elle soupira.
« Le bureau du directeur » explicita-t-elle. « Il a maintenant pleins pouvoirs sur cette entreprise. Je ne peux clairement pas m'opposer à lui. Je ne sais pas quelle sera votre position dans cette affaire, moi-même n'en ai aucune. Cela m'a simplement paru juste de vous mettre au courant. Je n'ai maintenant plus rien à faire ici.
— Vous avez bien fait, enfin je crois » balbutia Vendredanche.
Elle sourit.
« Je n'ai pas à prendre position. Bonne chance, monsieur Vendredanche. Faites ce que vous voudrez de cette information. »
Et elle quitta la pièce, laissant Vendredanche avachi qui jetait des regards complètement perdus à Violette, la photocopieuse, toujours aussi muette.
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1 Série de romans Ô combien édifiante et productrice intempestive de fans, de cosplay, de références obscures, de blagues que personne n'y comprend rien et de meubles customisés à l'aide de membres en plastique. Oui, touttafait.
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