𝐕. 𝑳𝑎𝑛𝑑 𝑜𝑓 𝐶𝑜𝑛𝑓𝑢𝑠𝑖𝑜𝑛
V
En six ans, quelques locutions étaient timidement apparues dans le langage courant de nos naufragés des heures supplémentaires, dont plusieurs concernant les taupes, qui comme on peut le deviner n'étaient pas les favoris de l'entreprise.
La plupart contenaient les termes « sadique », « chauve », « torture » et « artériosclérose » bien qu'on ne soit pas franchement fixés quant à la pertinence de ce dernier.
Il était donc plutôt chose admise que les gens-du-cinquième n'étaient pas franchement portés sur les câlins gratuits et le club Dorothée.
Vendredanche en était maintenant complètement convaincu.
Trente minutes plus tôt, on l'avait jeté dans une salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier, sans ménagement d'ailleurs, il s'était pris une étagère dans les omoplates à l'atterrissage, et une chaise dans le tibia l'avait rendu franchement hargneux pour le coup. Et il n'y a rien de pire pour un type qui se sent ronchon (si ce n'est d'être jeté dans une salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier, de se prendre une étagère dans les omoplates et une chaise dans le tibia) que de justement être jeté dans une salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier de se prendre une étagère dans les omoplates et une chaise dans le tibia et par-dessus tout de se retrouver tout seul, sans même personne sur qui ronchonner.
Vendredanche aurait donné sa collection de trombones pour, justement, avoir pour compagnie un taupe particulièrement tête-à-claques, sur lequel il pourrait ronchonner tout son soûl sans même ressentir le moindre pincement de remord.
Bien sûr, il aurait tout aussi bien donné sa collection de trombones pour sortir de cette fichue salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier, revenir auprès de sa chère photocopieuse et tout particulièrement qu'on lui fiche la paix. Mais il faut avouer tout de même que ronchonner un bon coup lui aurait procuré un certain plaisir.
N'importe comment l'hypothèque de sa liberté n'avait pas grand-chose d'intéressant dans la situation actuelle puisqu'il était bel et bien désespérément seul, désespérément enfermé et surtout désespérément de mauvais poil.
Vendredanche jeta un coup d'œil alentours et râla pour le compte.
La salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier avait tout des attributs de son espèce : vaguement étroite, quelque part entre le placard à balais et la pièce coupe-feu, en bref complètement mal foutue, à tel point qu'il y traînait un vidéoprojecteur et un seau rempli de savon, artefacts le plus souvent séparés d'un nombre conséquent d'étages.
Les salles-à-côté-de-la-cage-d'escalier — avait conjecturé Vendredanche sur la base de ses relatives expériences professionnelles dans d'autres entreprises que la CHMOUF (stagiaire de la machine à café, stagiaire de la salle de maintenance, stagiaire du digicode de la porte d'entrée, mais là il n'avait pas fait long feu), où il avait atterri environ un an avant sa fermeture — sont en règle générale située au premier ou au deuxième étage, savamment fermées d'une porte qui — mais attention ! — semble être identique à toutes les autres portes du bâtiment ; toutefois, lorsqu'on y regarde de plus près, on constate rapidement qu'elle y ressemble, mais ne l'est pas tout à fait ; et ce à cause de différents facteurs, tels que la hauteur de la clenche, son épaisseur, sa matière exacte, sa largeur...ceci, avait conclu Vendredanche, dans le but de tromper le visiteur peu averti. Mais une simple étude des dimensions vous fiche un nœud aux entrailles et vous donne envie de détaler vite fait, par pure superstition. Dans les différentes entreprises qu'il avait déjà écumées, Vendredanche avait effectivement pris ses jambes à son cou sans demander son reste au moment précis où il ouvrait cette porte si bizarre, et ce en se demandant du même coup pourquoi il le faisait exactement, s'il ne ferait pas mieux de freiner un peu pour le salut de sa vie sociale et aussi, s'il ne devrait pas consulter un psychanalyste dans les jours suivants.
Une salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier a précisément des proportions typiques du placard à balai, mais pourtant quatre-vingt pour cent des gens en la voyant se demandent si au fond ça ne serait pas pensé pour faire des projections, et si c'est le cas, où sont passées les chaises. (Les vingt pour cent qui restent se demandent s'ils pourraient s'y cacher ainsi que leurs bombes anti-personnel la prochaine fois qu'ils viendraient faire des heures supplémentaires le dimanche. Par un hasard assez amusant, exactement vingt pour cent des employés d'une entreprise vont en règle générale se réorienter professionnellement mercenaire quand arrive leur retraite, mais c'est une information secrète.)
L'espèce de la salle-à-côté-de-la-cage-d'escalier est plus répandue qu'on ne le croit. Vendredanche supposait qu'il devait en exister au moins une par bâtiment dans la plupart des entreprises. Par analogie, on peut très bien la comparer avec le petit reste de pâte à modeler/pâte à pain/dentifrice/pièce de puzzle non identifiée qui traîne toujours au fond de la boîte et provoque des forums psychanalytiques sur le darknet qui restera INVARIABLEMENT à la fin, malgré vos efforts désespérés pour tout bien calibrer dès le début (et d'ailleurs quel que soit le nombre de fois où vous répéterez l'entreprise) et vous donnera quoi qu'il arrive des envies meurtrière peu compatibles avec votre activité et la pâte à modeler (ou quoi que ce soit d'autre).
Le bâtiment de la CHMOUF à Derrière-le-Buisson était maudit de telle sorte que Vendredanche en avait compté cinq pour le moins, cinq étant un nombre à la fois premier, boiteux, impair, bancal et précisément mal foutu, ce qui semble parfait pour compter ce genre de choses.
La seule idée dont Vendredanche était certain actuellement quant à l'utilité des salles-à-côté-de-la-cage-d'escalier était qu'elles n'avaient pas été conçues pour y prendre du bon temps.
Environ cinq minutes plus tôt, il avait eu l'idée passablement brillante de faire du foin histoire de leur faire les pieds et s'était de fil en aiguille retrouvé avec un des susdits pieds dans le seau de savon. D'ailleurs ça ne les avait faits à personne. (Les pieds, j'entends.) Il en avait mis partout, s'était de nouveau dévissé les omoplates autant que c'est humainement possible, avait ronchonné, s'était cogné le tibia avec la seule chaise du réduit, avait re-ronchonné, s'était mis à compter à voix haute très fort dans l'idée d'au moins leur faire regretter de l'avoir enfermé, avait regretté avant eux, puis avait laissé tomber et maintenant se réconfortait dans ce que son ego lui soufflait être un « repli mental et sonore stratégique » tandis que la partie la plus dépourvue de dignité de son esprit lui faisait remarquer que si c'était pas de la bouderie, alors elle ne s'y connaissait pas, tout en se curant les dents avec les ossements de son amour-propre.
Vendredanche était tout mouillé, transi, enfermé dans un réduit qui sentait relativement mauvais et n'avait même pas droit à l'intérêt relatif d'être emprisonné dans des geôles dignes de ce nom. On pouvait le comprendre.
Il donna avec fracas un coup de pied dans le seau maintenant vide.
C'était exactement le moment où il s'attendait à se mettre, en toute logique et parce qu'il ne pouvait pas tomber plus bas de toute façon, à penser à sa mère, à son père, à sa sœur Lyh-Ann, au poisson rouge qui devait avoir séché dans son aquarium depuis, à des madeleines, des ratons laveurs, des toupies nostalgiques en bois, à des taches d'encre et surtout à son psychanalyste, — mais trois coups sur la porte pas-tout-à-fait-comme-les-autres-mais-pas-franchement-atypique-non-plus évitèrent le désastre.
Vendredanche se redressa, en arrêt.
« Qui est là ? » S'enquit-il, sur ses gardes, bien qu'être sur ses gardes quand on s'est déjà fait attraper et emprisonner comme un bleu, c'est un peu comme se mettre à courir quand tout le monde a déjà passé la ligne d'arrivée et sabre le champagne.
« Vendredanche ! »
La voix, un peu pointue peut-être, il ne la connaissait que trop bien. Il eut un soupir de soulagement et remua son pied dans son seau, histoire de faire bien comprendre qu'il commençait à en avoir plutôt marre.
« Lily (Conina Battle@x) ! » S'écria-t-il alors qu'un poids indescriptible s'envolait de ses épaules. « Qu'est-ce que tu fais là ? Je t'avais dit de rester au premier ! »
Il était partagé entre la joie d'avoir une alliée de l'autre côté de cette porte-qui-ressemblait-à-toutes-les-autres-quoique-pas-exactement et une vague colère, parce que Lily (Conina Battle@x) lui avait quand même désobéi ouvertement, mais enfin il fallait bien être honnête, il s'en fichait un peu, et un pied dans un seau lui suffisait pour balancer ses scrupules à l'incinérateur.
Il y eut un silence.
« Pourquoi, tu préférerais que je m'en aille ? » fit la petite voix moqueuse.
Vendredanche ronchonna et se sentit immédiatement mieux.
« Je suis à peu près sûr que c'était un sarcasme.
— Moi aussi. Ne bouge pas, je crochète la porte. »
En d'autres circonstances Vendredanche se serait demandé comment une fillette de six ans est capable de crocheter une porte avec autant de naturel que si elle coloriait des dossiers importants au marqueur indélébile, mais il était bien trop fatigué, mouillé, blessé dans son orgueil et surtout misérable avec son pied dans le seau à savon qu'il ne songea même pas à relever et se redressa comme il le pouvait, plein d'espoir.
Il y eut un simple déclic et la porte s'entrouvrit.
« Ne fais pas de bruit » lui intima Lily (Conina Battle@x) et Vendredanche était trop heureux d'être libre pour ne pas l'écouter avec un zèle qui frôlait le mysticisme.
« Comment tu es arrivée ici ? » Souffla Vendredanche en se glissant dehors.
« Crois-moi, tu ne veux pas savoir. » Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, tendue comme une corde d'arc — ou quelque chose d'approchant. « On a cinq minutes trente-cinq exactement. T'inquiètes pas pour Papa, il s'en est déjà sorti.
— Si précis que ça ? »
Elle flanqua une montre à quartz sous le nez de Vendredanche d'un geste ferme.
« Oui, si précis que ça. » Elle lui fit signe de la suivre. « Le couloir est assez long et les taupes ne sont pas des militaires dans l'âme. En moyenne, on a cinq minutes trente-cinq avant que quelqu'un ne revienne. Ce qui revient à avoir un certain bol, tu sais.
— Si tu le dis » grommela Vendredanche en jetant un coup d'œil assassin à sa chaussure gauche, qui avait actuellement plus de points communs avec une piscine municipale qu'avec un vieux brodequin fatigué. « Et qu'est-ce qu'on fait, s'ils décident de ne pas être ponctuels ? »
Lily fit claquer sa langue d'un air contrarié, ce qui aux yeux de Vendredanche ne constituait pas franchement une réponse satisfaisante.
« Contente-toi de courir » répliqua-t-elle.
Vendredanche déglutit et obtempéra.
Ils filèrent sur la moquette brunâtre, pliés en deux pour ne pas être repérés par les fenêtres un peu basses. Ils filèrent dans le couloir propret du cinquième étage, tendus comme des arcs. Ils atteignirent la cage d'escalier en filant toujours, un peu dévissés dans les virages. La chaussure de Vendredanche faisait des bruits marécageux de temps à autres et ça coûtait plutôt à leurs allures de prisonniers en fuite, mais ça ne posait aucun problème au stagiaire de la photocopieuse puisqu'il n'y avait personne pour regarder, et ça l'arrangeait bien.
« Comment tu es arrivée ici ? » demanda-t-il, haletant, alors qu'ils s'arrêtaient devant l'ascenseur hors service.
« J'ai demandé de l'aide » admit Lily en reprenant son souffle.
Vendredanche haussa un sourcil, autant qu'il le pouvait en respirant difficilement.
« J'ai appelé Tango » lâcha-t-elle de mauvaise grâce.
Vendredanche se figea.
« Tango ? » répéta-t-il sans y croire.
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