𝐈. 𝐂omment tout dérapa.
I
L'entreprise CHMOUF avait ouvert ses portes six ans et huit mois plus tôt, ce qui était franchement un genre de mauvais coup du destin puisqu'elle avait tout juste eu le temps de remplir ses effectifs avant d'être mise au confinement strict pour cause de pandémie. L'idée était de fiche tout le monde au chômage technique et de fermer les portes jusqu'à ce que tout se tasse. Littéralement.
Un samedi après-midi, un type portant une casquette passablement moche était sorti d'un van blanc sale, une clef à l'ancienne à la main. Il s'était approché du portail de la cour extérieure, avait jeté un coup d'œil au bâtiment derrière et avait fermé d'un coup de poignet le cadenas qu'on avait accroché aux barreaux métalliques du porche.
Ce type en question s'appelait Martin Dupont avec un T, trente-huit ans, technicien national affecté à la fermeture physique des entreprises en faillite, un début de calvitie et pas mal de problèmes pour joindre les deux bouts.
Je suis désolé mais cette histoire ne porte absolument pas sur lui.
À l'intérieur, Thierry Trompe, quarante-cinq ans, lunettes à écaille, rasé comme au scalpel chirurgical, eut un genre de mauvais pressentiment soudain, puis haussa les épaules et revint scruter d'un œil sévère les dernières feuilles de compte. Lui alignait les heures supplémentaires parce qu'il trouvait que mettre de côté un petit pécule avant d'être fichu au chômage c'était plutôt un bon plan, surtout quand on a un dobermann et trois piranhas à entretenir. Il s'était lui-même signé un mot d'autorisation pour, soit-disant, « ranger quelques fichiers » avant de partir se claquemurer à double tour dans son petit appartement désinfecté. Il bouclait actuellement un dossier qu'il voulait retoucher vite fait.
Jasmine Olive, vingt-trois ans, tailleur monochrome tiré du placard pour faire bonne impression et origines berbères, fraîchement embauchée cheffe de la troisième unité de démarchage, eut la même sensation de malaise en classant en pile les dossiers qu'elle comptait ramener chez elle. Elle n'avait pas encore franchement compris en quoi consistait son travail et ça lui paraissait un mauvais signe pour être reprise à la fin de la pandémie. Elle cherchait plus ou moins à faire montre de toute son application avant de partir, histoire de. Son mot d'excuse lui avait été signé par son supérieur hiérarchique, le susdit Thierry Trompe, qui d'ailleurs en avait ratifié à la pelle sans trop regarder dans l'idée de se déculpabiliser.
Rafaíl Artis, vingt-six ans, Greco-Letton, fan en vrac des Rita Mitsouko de Ghostbusters de Shaka Ponk des jeux vidéos des années 80 et de Plan Nine from Outer Space, fraîchement embauché on ne sait pas trop quoi et autoproclamé technicien de la machine à café, passa complètement à côté de l'impression de malaise et se paya un expresso dans un mug collector DON'T PANIC AND CARRY A TOWEL. Il faisait des heures supplémentaires parce qu'il n'avait pas franchement autre chose à faire et était complètement infoutu de se faire lui-même un café correct. Son mot lui avait été signé par Jasmine Olive qui était plus ou moins censée le superviser même si personne n'avait une idée très claire de sous quelle autorité il était supposé être.
Une centaine d'autres employés « rangeaient quelques dossiers » grâce à l'autorisation de présence ratifiée par Trompe et consorts. Aucun n'avait franchement le droit d'être là et tous plus ou moins avaient autre chose à penser. Ils étaient une centaine à avoir dormi en treillis cachés dans leurs tiroirs de bureau avec des peintures de guerre sur le visage, dans l'idée de rester discrètement le dimanche pour boucler dans le noir leurs dossiers en retard, à la lumière de leurs portables. Certains qui n'étaient pas parvenus à trouver une excuse valable pour se faire mine de rien signer une autorisation étaient là depuis vendredi soir et d'autres étaient entrés en rappel par la fenêtre.
Tous, à quelques rares exceptions près, furent brutalement traversés par une impression de malaise.
Cependant cela n'inquiéta pas grand-monde entendu que ce ne sont pas les occasions de se sentir gêné qui manquent quand on est perché dans un arbre à classer des numéros de téléphone, tout en surveillant Michoud des archives avec des jumelles, qui tentait de se cacher dans un buffet.
Martin Dupont remonta dans son van en sifflotant.
Quelque part dans un centre de distribution électrique, une main coupa l'électricité du bâtiment.
Un par un les portables usaient leurs batteries en éclairant à peine des travailleurs masqués.
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