𝐈𝐈. 𝐋a guerre du cinquième n'aura pas lieu (ou pas)

II

C'était le branle-bas de combat au cinquième étage. Trompe, assis sur une chaise en plastique transparent, regardait du coin de l'œil le marathon incessant des anciens et des jeunes ambitieux, qui couraient tous sans-vraiment-courir, une pochette sous le bras. Depuis six ans il n'y avait plus aucune utilité à courir-sans-vraiment-courir avec une pochette sous le bras mais c'était une habitude qu'on ne perdait pas facilement. Tous étaient vêtus du même tissu taupe un peu cireux, cousu du mieux qu'ils le pouvaient en costume trois pièces. Trompe se voûta et porta une main vaguement tremblante à ses cheveux épars.

Une porte s'ouvrit à côté de lui et il sursauta. Un type se pencha par l'ouverture.

« Le directeur veut vous voir » glissa le type, qu'il avait probablement déjà croisé quelque part, lunettes sans monture apparente, la cinquantaine fayote. Trompe hocha la tête en silence et se leva pour le suivre.

À l'intérieur la pièce était entièrement muette. On avait baissé à demi les persiennes.

Le bureau 542 était avant le confinement celui du Grand Chef, même si cette appellation n'avait plus franchement gardé de sens dès lors que l'entreprise avait fermé ses portes. On ne s'en approchait qu'avec respect, on n'y pénétrait qu'en tremblant. Trompe, en sa qualité de secrétaire général, n'y avait mis les pieds que trois fois et y avait été accueilli à chaque fois par cette étrange semi-obscurité noiraude et moqueuse, griffant une moquette de feutre silencieux.

Trompe eut subitement envie de se signer.

Allongé sur son bureau d'acajou, entouré d'un cercle d'employés à la figure grave, dans les entailles jaunâtres des persiennes,...reposait le Grand Chef.

Joël Bleuchardon avait commencé à compter les jours qui lui restaient avant la retraite sur son sous-main de bureau lorsqu'ils avaient tous été confinés, six ans plus tôt. C'était un vieil homme avec une sorte de barbe blanche en mouton de poussière, plutôt petit, les yeux bleus et incisifs, l'air d'en savoir toujours plus que vous même quand vous-même n'en savez rien. Il portait toujours un costume bordeaux de velours côtelé pelucheux qu'il avait refusé de quitter même après toutes ces années.

Il était allongé sur son propre bureau, les mains sur le ventre, le visage très pâle.

Trompe s'agenouilla lentement à ses côtés. Personne, dans le cercle d'employés vêtus de taupe, ne pipa mot, et les regards se baissèrent.

« Thierry » souffla le Grand Chef d'une voix faible.

Trompe s'anima, baissa son visage vers celui du directeur.

« Oui, monsieur le directeur » répondit-il en parvenant difficilement à cacher son agitation.

Le Grand Chef remua légèrement. Il y eut un frisson ému parmi le cercle.

« Je dois... je dois organiser ma succession » prononça-t-il avec effort.

« Vous n'êtes pas en état, monsieur le directeur...

— Trompe » siffla le Grand Chef, « mon heure est venue... je dois désigner quelqu'un. »

Le souffle de Trompe se raccourcit. Des années de bons et loyaux cirages de pompes allaient payer leurs fruits. C'était son moment.

Il s'humecta les lèvres.

« Oui, monsieur le directeur.

— Il me faudra la certitude que vous respecterez ma volonté quand je serai parti » souffla le Grand Chef d'une voix faible.

« Certainement, monsieur le directeur » répéta Trompe, fébrile.

« J'ai longuement réfléchi, Thierry » siffla Bleuchardon. (Il eut quelque difficulté à reprendre son souffle mais poursuivit avec effort :) « j'ai besoin d'une personne de confiance.

— Je comprends, monsieur le directeur » acquiesça Trompe, et il faut bien admettre que sa maîtrise de soi était tout à fait remarquable, alors que son crâne explosait en un genre de danse de la joie préalable ma foi plutôt compréhensible.

« Thierry, vous devrez appliquer mes directives à la lettre » souffla le directeur, d'une voix soudain pressante, et il agrippa le secrétaire général par le bras d'un mouvement convulsif.

Trompe eut un sursaut de sourire qu'il dissimula avec brio, malgré sa nervosité. Tout cela allait en son sens et s'il avait eu un tant soit peu moins de maîtrise de soi il aurait poussé un cri de victoire en plein milieu des airs contrits du cercle grave des employés noirauds, un coup d'échec plutôt mal joué à son sens.

Mais Trompe se caractérisait tout particulièrement par un contrôle total sur sa personne, aussi hocha-t-il doucement la tête d'un air compréhensif, le front couvert d'une rosée agitée.

Le souffle du directeur se faisait de plus en plus court. Il n'en avait plus pour longtemps, il le savait. Il passa une langue sur ses lèvres craquelées.

« Vous devrez » balbutia-t-il, « lui donner tous pouvoirs. M'entendez-vous ? » ajouta-t-il à l'adresse du cercle des employés.

Les concernés jetèrent un regard par en-dessous à Trompe et hochèrent doucement la tête. Le secrétaire général ne se sentait plus.

« Je...je nomme à ma succession... » s'étouffa le Grand Chef.

Il y eut un lourd silence. Un instant Trompe craignit que le vieux s'en aille sans le nommer dans les règles et le sang s'enfuit de son visage tendu lorsqu'un souffle à peine articulé s'échappa des lèvres ankylosées :

« ...Vendredanche. »

Trompe se figea, livide. On se mit à murmurer.

« Vendrequoi ?

— Vendredanche ?

— Connais pas.

— C'est le type de la machine à café ?

— Vendredanche ?

— Hein ?

— C'est vraiment son nom ?

— Mais si, vous savez... »

Trompe crispa les poings, la mâchoire tendue à s'en exploser une molaire. Une rage profonde l'avait pris à la gorge. Qui donc était ce petit fils-de-rien qui lui prenait sans avoir rien fait le poste pour lequel il avait rampé pendant six ans ?

« Vendredanche ? » répéta-t-il avec toute la haine qui l'agitait.

« Oui » acquiesça un employé.

« Vous savez, c'est comme un dimanche, mais un vendredi » crut bon de préciser obligeamment un autre. « C'est dans un sketch de Bigard. »

Trompe prit une profonde inspiration et lui jeta un regard noir. L'employé en question se ratatina dans son costume taupe mal taillé.

« Qui est ce Vendredanche ? » siffla Trompe, les yeux plissés en deux échardes.

« C'est le stagiaire de la photocopieuse » intervint soudain une des multiples cheffes d'unité de démarchage, en sortant de l'ombre. « Vous savez bien...

— Le stagiaire de la photocopieuse ? » répéta un autre. « On a un stagiaire à la photocopieuse ?

— Hé bien, la plupart des gens n'y font pas attention, mais en effet... » commença la cheffe de démarchage.

Trompe la fit taire d'un coup de poing soudain sur le bureau du directeur. Le fracas, probablement dû à la collection de trombones de Bleuchardon à côté de laquelle le secrétaire avait frappé, fut tel que tous sursautèrent et que le silence revint.

« Je ne veux pas que l'information sorte d'ici » grinça Trompe, livide de colère. « Le vieux était à moitié fou d'agonie. On ne peut pas appliquer ses volontés. C'est absurde.

— À moi, il m'a paru plutôt clair » protesta la cheffe d'unité en faisant un pas en avant.

Trompe la fusilla du regard.

« Quel est votre nom ? » Demanda-t-il d'une voix tranchante comme un fil de rasoir.

« Ja...Jasmine Olive » répondit-elle d'une voix mal assurée.

« Très bien, mademoiselle Olive » siffla Trompe. « L'information ne sort pas d'ici. Hiérarchiquement, je suis son successeur. Vu ? »

Jasmine sentit ses lèvres bouger mais une sorte d'instinct de survie empêcha les mots de les franchir. Elle se contenta de hocher docilement la tête et se rencogna dans l'ombre.

« Bien » acquiesça Trompe. « Ses volontés n'ont plus d'importance puisqu'il est mort. Me voilà Grand Chef à mon tour et j'espère que personne n'y verra la moindre objection. »

Seul le silence lui répondit.

Il eut un sourire de requin.

« Bien » répéta-t-il.

« Allez répandre la bonne nouvelle. »


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