Chapitre 6 - Histoires de peur et de cœur
Inventer des récits, le plus souvent effrayants, était l'activité favorite des garnements, après la récupération de trésors. Ils créaient des récits d'horreur tissés de toutes pièces chacun leur tour et, comme d'habitude, la meilleure invention gagnait et, pour une fois, Leïje n'était pas le plus talentueux dans ce domaine.
Il parlait bien, aimait apporter luxe de détails et avait un fort côté théâtral mais le problème n'était pas son élocution mais le contenu de ses histoires.
Pour s'effrayer mutuellement, les enfants racontaient presque exclusivement des histoires de massacres et de mort, ce que Leïje ne supportait pas. À chaque fois, il se bouchait les oreilles pour ne rien entendre, c'était ça ou une nouvelle crise d'hystérie et, comme il était incapable d'écouter ce genre de choses, comment en inventer lui-même ?
Il préférait jouer sur l'angoisse mais ça ne fonctionnait guère, cependant, même si ses amis se plaisaient à inventer des récits sanglants pour faire crier les autres, cela ne signifiait pas qu'ils étaient fous ou assoiffés de meurtres, Leïje le savait.
Celle qui excellait dans cette discipline, en revanche, était Yesielle. Elle avait plus d'une fois inventé des choses qui avaient retiré le sommeil à ses amis, sauf à Leïje puisqu'il n'écoutait pas.
Sameth débuta cette séance d'histoires d'épouvante.
Comme toujours, Leïje glissa les mains sous sa capuche, feignant de soutenir sa nuque pour en réalité se plaquer les paumes sur les oreilles.
Personne ne savait pour son problème très profond avec la mort et il préférait cacher sa crainte. Il ne souhaitait pas être le pleurnicheur peureux de la bande. En être le casse-cou intrépide était beaucoup mieux.
Il appuya le crâne contre le mur en attendant que ce soit terminé.
Ces moments lui semblaient toujours terriblement longs.
Après Sameth, ce fut Vaïen qui prit la parole puis Dosann. Gardant le meilleur pour la fin, Yesielle s'exprima en dernier, racontant un récit qu'elle avait préparé la veille en prévision de cette séance d'histoires.
Aucun mot ne filtrait sous les trois couches successives de la capuche, des cheveux et des mains de Leïje, ce qui était le but et ce qui l'arrangeait grandement.
Isolé de la sorte de ses amis, il finit par s'endormir contre le mur.
Il fut réveillé par un coup de coude de Dosann. Le garçon ouvrit subitement les yeux en retirant ses mains de ses oreilles. Il regarda tour à tour ses camarades qui le dévisageaient avec étonnement.
« Tu dormais ? Demanda Vaïen sans en revenir.
- Oh, ce n'est pas si effrayant que ça alors j'en ai profité pour faire un petit somme.
Répondit Leïje dans un haussement d'épaules, préférant grandement prétendre cela que de dire la vérité. Pas question d'avouer qu'il dormait car il se débrouillait pour ne surtout pas capter une seule phrase, pourtant, la main qu'il passa dans sa tignasse et le sourire forcé qu'il eut auraient pu indiquer à ses amis sa gêne et donc son mensonge mais ils étaient trop jeunes pour interpréter ces geste correctement.
Sameth croisa les bras sur sa poitrine, quelque peu vexé de ce comportement.
Il lança à Leïje :
- Puisque nos histoires ne sont pas à la hauteur pour toi, tu n'as qu'à en inventer une.
- Non. Je n'ai rien en tête, aucune idée. Refusa Leïje en secouant négativement la tête.
- Lance-toi, la suite va venir toute seule. Conseilla Yesielle, pensant bien faire.
- Je n'ai aucune idée, je vous dis !
- Allez, Leïje, s'il te plaît. Insista Dosann.
- Essaye au moins.
- Mais non !
- Pourquoi ? Tu as tant de facilité à crapahuter sur les toits, une petite histoire ne devrait pas être difficile pour toi.
- Je ne veux pas ! S'écria Leïje.
- Pourquoi ?
- Mais parce que ! J'ai mes raisons !
- Lesquelles ?
- Les miennes !
- Mais dis-nous, Leïje !
- Je déteste ces stupides histoires d'épouvante, voilà ! Ça vous amuse de vous faire peur mais attendez un peu que quelque chose d'horrible vous arrive vraiment et vous verrez !
Leïje se laissa retomber contre le mur duquel il s'était décollé pour hurler ces phrases, poussé à bout par l'insistance de ses amis.
Il avait craqué pour la première fois. Il était toujours parvenu à se contenir et à se taire sur ce qu'il avait vécu et ce qu'il endurait quotidiennement mais il arrivait bien un moment où ce n'était plus possible de conserver les apparences.
Aujourd'hui, il n'en pouvait plus.
Les coups de sa mère qu'il avait accusés le matin même, la peur du jugement qui le hantait perpétuellement et toutes les questions de ses camarades trop curieux qui insistaient encore et encore, c'était vraiment plus qu'il ne pouvait porter sur ses épaules d'enfant.
C'était simple pour ses amis d'exiger des explications et des distractions avec l'horreur, eux qui n'avaient pas de traumatismes qui tournaient sans cesse dans leur esprit.
Leïje remonta le genou gauche contre sa poitrine pour y poser son coude et appuyer son front dans sa paume alors qu'un sanglot lui échappait.
Ses amis le fixèrent puis échangèrent des regards, se demandant que faire ou comment réagir face à la crise de nerfs de Leïje.
Peut-être auraient-ils mieux fait de se taire et de ne pas insister, ils n'auraient pas fait craquer Leïje car, de toute évidence, c'était de leur faute si il pleurait. Comment le consoler maintenant qu'il était dans tous ses états ?
Yesielle se rapprocha de lui doucement et lui posa une main hésitante sur l'épaule.
Elle lui demanda presque dans un murmure :
- Il t'est arrivé quelque chose, Leïje ?
Le visage dans les mains, Leïje acquiesça en laissant échapper un nouveau sanglot douloureux.
Touchée et peinée par sa détresse, Yesielle l'enlaça en posant son menton sur son épaule. Leïje se sentit à peine mieux et étrangement seul, terriblement et affreusement seul ainsi que vulnérable. Il ne se sentait ni protégé ni en sécurité. Les autres se rapprochèrent aussi mais Leïje avait toujours cette sensation de vide.
- Tu veux nous raconter ? Proposa Dosann. Ça pourrait t'aider.
Leïje redressa la tête.
La poussière flottant dans la pièce vint s'accrocher aux traces humides laissées sur ses joues par ses larmes.
Il posa son regard larmoyant sur chacun de ses amis qui semblaient sincèrement inquiets et préoccupés. En les voyant ainsi, à son écoute et cherchant à le réconforter, il comprit qu'il n'était pas totalement seul et qu'il pouvait leur faire confiance. Peut-être était-il temps de se confier.
Il essuya ses yeux de sa manche en reniflant puis il raconta.
Il peinait à enchaîner ses mots et à construire ses phrases. Ses souvenirs lui bondissaient au visage avec violence et sauvagerie, c'était presque comme si ils le martelaient de coups.
Il bégayait, buttant sur les syllabes :
- Je...j'avais...quatre ans, je crois, et mon père est venu me chercher pour m'emmener loin de...ma mère. C'était...c'était la première fois que je le rencontrais. Je pensais...je pensais que...que tout irait bien mais il s'est fait attaquer ! Moi, j'étais sur le toit et ils lui ont ouvert le ventre !
Leïje laissa brusquement tomber sa tête contre son genou, se faisant mal mais il s'en moqua. Il entoura ses tibias de ses bras en les serrant comme si il s'était agi d'un objet réconfortant, ce qu'ils n'étaient pas mais il n'avait rien de mieux.
Les autres l'observèrent un instant, ses épaules agitées de sanglots et les gémissements s'échappant de ses lèvres. Ils échangèrent à nouveau des regards, sachant encore moins comment se comporter qu'avant les explications de Leïje.
Ce dernier leur racontait-il vraiment la vérité ou bien leur faisait-il une très mauvaise plaisanterie ? Peut-être n'était-ce que la suite de ce concours de nouvelles effrayantes qu'il mettait en scène pour faire un fort effet. Après tout, il effectuait des entrées théâtralisées, pourquoi ses histoires ne le seraient pas également ?
Peut-être que dans quelques secondes, il se mettrait à rire en se moquant d'eux pour les têtes qu'il avait réussi à leur faire faire.
À moins que ce ne soit vraiment arrivé mais comment savoir ? Ils hésitaient et étaient partagés entre ses deux possibilités.
Finalement, Sameth choisit la première hypothèse. Il s'éloigna de Leïje en secouant la tête. Son inconscient préférait croire cela plutôt que d'apprendre qu'un tel événement rongeait les souvenirs de son ami.
Il affirma en secouant à nouveau la tête :
- Ce n'est pas vrai. Tu nous racontes ça pour nous faire peur.
- Tu prétends que je mens ?
Siffla Leïje.
Sa profonde détresse l'avait quittée pour céder la place à une vive colère. Ses yeux s'asséchèrent presque instantanément alors que les dernières larmes roulaient encore sur ses joues et tous s'écartèrent, percevant sa soudainement fureur.
Dans un cri de rage, il se jeta sur Sameth. Il le percuta de plein fouet en hurlant :
- Je ne mens pas !
Les deux garçons roulèrent au sol, soulevant un nuage de poussière.
Sous le coup de la colère et également car il l'avait sonné en le heurtant, Leïje parvint à avoir le dessus sur Sameth dès le départ de l'empoignade. L'immobilisant sous son poids, il lui asséna des coups de poings.
Il se confiait pour la toute première fois sur ces terribles événements, s'exposait en partie et on l'accusait d'être un menteur ? On ne le prenait pas au sérieux ? On pensait qu'il avait tout inventé pour se faire remarquer ? On croyait à une mauvaise plaisanterie ?
C'en était trop.
Quelque chose venait de se briser en lui, une de plus.
À présent, il avait la confirmation qu'il ne pouvait pas se montrer. Les jugements, les avis des gens étaient trop mauvais, trop erronés pour être supportables.
Tant bien que mal, Sameth tenta de parer les coups de Leïje de ses avants-bras mais il en reçut la majorité au visage.
Se remettant de leur stupeur, les autres se reprirent. Yesielle les supplia d'arrêter d'une voix haut perchée qui énerva encore plus Leïje. Vaïen et Dosann se pressèrent de bondir sur leurs pieds pour les séparer.
Ils saisirent chacun Leïje par un bras et le tirèrent plus loin de Sameth qui se redressa en se tenant le nez que les coups avaient fait saigner.
Leïje rua et se débattit, tentant de faire lâcher prise à ses amis. Il était tellement enragé qu'il ne réfléchissait plus correctement et tout ce qu'il voulait était de faire ravaler ses paroles à Sameth et l'entendre lui faire des excuses.
- Leïje...Leïje, calme-toi.
Le garçon s'agita encore en grognant, tirant sur ses bras que ses amis tenaient fermement entre leurs doigts puis il cessa de se débattre et son menton tomba sur sa poitrine.
Dosann et Vaïen relâchèrent quelque peu leur prise, permettant à Leïje de se dégager brutalement. Il remit sa capuche en reniflant, les yeux baissés car il sentait qu'il se ruerait à nouveau sur Sameth si jamais il croisait son regard.
Vaïen aida Sameth à se relever. Le garçon essuya le sang coulant sur son menton en fixant Leïje d'un regard colérique.
Cette fois, ce n'était pas juste une petite rivalité entre amis. Il lui en voulait vraiment, il le détestait, momentanément ou non.
- Je crois...je crois que nous ferions mieux de rentrer chez nous, suggéra Vaïen. De toute manière, il commence à être tard. »
Personne n'acquiesça ni ne protesta.
Sameth sortit de la masure en premier.
Dosann et Vaïen demeurèrent un instant sans bouger, faisant passer leur regard de Leïje, se tenant au milieu de la pièce, à la fenêtre par laquelle Sameth avait disparu, ne sachant que penser ou à qui donner raison, si ils avaient réellement envie de se positionner ou de choisir entre leurs deux amis.
Finalement, ils suivirent l'exemple de Sameth et sortirent à leur tour, non pas car ils prenaient son parti mais car, comme l'avait signalé Vaïen, il était temps pour eux de regagner leur domicile.
Leïje et Yesielle demeurèrent seuls dans la masure. Le garçon ne voulait pas retourner auprès de sa mère et il avait également besoin de plusieurs minutes pour se remettre de sa fureur et du choc que ça avait été de raconter son traumatisme. Quant à Yesielle, il ignorait pourquoi elle restait avec lui et, pour l'instant, il n'en avait absolument rien à secouer des états d'âme de la fillette.
Il s'assit contre la cheminé, la tête dans les mains. Yesielle vint s'agenouiller à côté de lui et lui posa une main douce sur l'épaule.
Elle lui assura :
« Moi, je te crois, Leïje.
Le garçonnet releva la tête et posa son regard sur Yesielle, plein d'incompréhension.
Sameth l'avait traité de menteur et il était persuadé que les autres pensaient pareillement alors pourquoi Yesielle croyait-elle le contraire ?
Il épongea les quelques larmes qui avaient recommencé à couler de ses yeux noirs et demanda :
- Pourquoi ?
- Parce que c'est la vérité et puis je te fais confiance.
- Justement, pourquoi ? Pourquoi es-tu toujours aussi gentille avec moi et toujours de mon côté ? Je ne comprends pas. Personne ne l'est jamais.
Yesielle rougit et détourna le regard en triturant l'une de ses mèches blond vénitien mais Leïje ne le remarqua pas vraiment, trop focalisé sur ses tentatives de reconstruire les barrières des apparences qu'il avait stupidement abaissées.
La fillette se mordilla la lèvre inférieure, les joues de plus en plus cramoisies.
Elle appuya la tête contre l'épaule de Leïje et elle avoua, en hésitant et affichant une certaine dose de gêne :
- Bah, en fait... Je suis amoureuse de toi.
- Amoureuse ? Répéta Leïje avec incompréhension.
- Oui. En même temps, c'est toi le meilleur et le plus beau. Tu réussis toujours des tours incroyables !
- Non, enfin, oui mais je ne sais pas ce que ça veut dire.
- Quoi ? Mais...mais... Bon, je vais t'expliquer. Être amoureux, c'est quand tu ressens de l'amour.
- Ah, d'accord. Et ça, c'est quoi ?
- Comment peux-tu ne pas savoir ce que c'est ? C'est impossible à définir ! C'est quand tu es bien avec une personne, que tu aimes. Quand on aime quelqu'un, on veut le protéger, on essaye de prendre soin de lui, comme des parents avec leurs enfants.
- Ça explique tout.
Marmonna Leïje en se renfrognant, le menton dans la main, sans donner davantage de précision.
Il comprenait pourquoi il ignorait ce qu'était l'amour et en quoi ça consistait. Ce devait sans aucun doute être car personne ne l'avait aimé, lui.
Dès sa naissance, sa mère l'avait détesté, personne ne lui avait manifesté autre chose que de la haine ou des injures.
Cette constatation amenait une interrogation dans l'esprit de Leïje. Comment pourrait-il aimer lui-même alors que personne ne lui avait appris, ne lui avait montré ? Si, il y avait bien son père qui l'aimait mais il était mort trop vite pour le lui manifester et le lui enseigner réellement.
Il pencha légèrement la tête sur le côté en se demandant comment il était passé de cette brûlante colère à se questionner sur sa capacité à aimer.
Yesielle agita sa main devant son regard pour le tirer de ses réflexions dans lesquelles il s'était abîmé. Le garçon secoua la tête pour revenir à la réalité.
Yesielle demanda, à la fois pleine d'espoir et d'appréhension, son amour d'enfant comptant beaucoup :
- Et toi, est-ce que tu m'aimes ?
- Non. Non, je ne crois pas. Il...il faut que j'y aille.
Leïje se releva, écartant Yesielle qui pinçait les lèvres en une expression de dure déception.
Le garçon se dirigea vers la fenêtre et alla pour la franchir.
Yesielle se releva à son tour.
- Mais...mais... Attend, où vas-tu ?
- Il faut j'apprenne ce qu'est l'amour ! »
Répondit simplement Leïje avant de franchir la fenêtre.
Il atterrit souplement dans la rue. Il n'attendit pas de voir si Yesielle le suivait ou non et il s'élança dans la ruelle qu'il quitta rapidement.
Il jeta un bref regard au ciel qui s'assombrissait à vue d'œil. La nuit ne tarderait pas mais qu'importe.
De toute manière, il ne souhaitait pas rentrer chez lui. Aucune envie de retrouver sa mère qui hurlerait et le frapperait quoi qu'il advienne, quoi qu'il fasse.
Il n'était jamais resté dehors alors que le soleil était couché. C'était excitant et un peu effrayant aussi.
Il se faufila entre les passants rentrant chez eux après une journée de travail alors que le soir tombait.
Il fit un léger détour en apercevant le brun d'un uniforme de la Garde. Il ignorait si il s'agissait du soldat à qui il avait dérobé le poignard mais il préférait ne prendre aucun risque.
Le garçon se pressa de quitter la ruelle dans laquelle il s'était engagé. Avec la nuit qui arrivait, elle devenait très sombre et cela lui rappelait un peu trop le meurtre de son père.
Il arriva sans tarder à la frontière de son quartier. Une appréhension sourde et incontrôlée le saisit. Il n'était jamais sorti de ce secteur de la ville et ne connaissait que ces masures délabrées et ces familles affamées.
C'était comme si il s'apprêtait à pénétrer dans un autre monde moins laid, moins violent mais aussi inconnu et duquel il était indigne. Sans compter que ne pas savoir ce qui l'attendait au-delà de ces maisons l'effrayait.
Il se rassura en se souvenant qu'il ne partait que temporairement et qu'il serait rapidement de retour.
À sa grande surprise, cette pensée l'inquiéta encore plus. Il n'avait pas peur de l'inconnu mais du connu.
Ne souhaitant pas perdre davantage de temps, il fit un pas, s'avançant sur les pavés d'un autre quartier. Constatant que tout était absolument et totalement identique que lorsqu'il se trouvait dans le sien, il continua, à peine plus détendu.
Le seul problème était que, à pied, il risquait de mettre des heures à atteindre son objectif, surtout qu'il ne savait pas où il se situait exactement dans la cité.
Décidément, il y avait beaucoup de choses qu'il ignorait.
Soit il trouvait un moyen de se déplacer plus vite, soit il se préparait dès à présent à errer un moment dans les entrailles d'Orlio. Ne voyant pas quelle solution il pourrait bien dénicher, à part continuer et donc se fatiguer stupidement, il choisit la seconde possibilité.
Après plusieurs rues, ses pieds devinrent douloureux. Il n'avait jamais marché aussi longtemps d'affilié mais, bien déterminé et étant habitué à surpasser la douleur, il s'en moqua et continua.
De toute manière, il s'était trop éloigné pour faire demi-tour et il n'était pas certain de savoir revenir sur ses pas. Il n'avait pas peur de se perdre. Peut-être que si cela lui arrivait, il serait débarrassé de cette vie de misère.
La nuit était totale à présent mais la lune éclairait suffisamment son chemin pour qu'il distingue plus que les silhouettes des bâtiments l'entourant.
Un nœud de crainte obstruait sa gorge à chaque fois qu'il passait devant une ruelle noyée d'ombres, s'attendant à voir surgir les hommes qui avaient assassiné son père.
Un fracas de sabots sur les pavés le fit se retourner. Une charrette venait dans sa direction. Certainement une livraison d'un fournisseur pour un marchant quelconque.
En voyant le véhicule approcher, Leïje eut une idée.
Il recula pour prendre de l'élan et s'élança alors que la charrette passait devant lui. Il bondit et s'accrocha aux planches fermant l'arrière.
De cette manière, il n'avait plus à marcher et il gagnait du temps. Il verrait bien où le véhicule le conduirait.
Il lâcha ses prises lorsque la charrette s'immobilisa.
Il grimaça en atterrissant, l'impact de ses pieds avec le sol ayant fait remonter des ondes de douleur dans ses genoux.
D'après ce qu'il parvenait à distinguer sous les rayons de la nuit, il se trouvait dans un quartier plutôt aisé, rien à voir avec le sien.
Ici, les maisons étaient bien entretenues avec des jardins et des peintures sans craquelures.
La sensation d'avoir changé d'univers se fit plus forte et il se sentit mal-à-l'aise. Il était un vilain petit étranger, comme une salissure sur une toile de maître.
Heureusement que la charrette n'était pas allée plus loin. Ça aurait été pire si il s'était retrouvé dans une rue riche.
Il se remit en route sans savoir vraiment quelle direction prendre.
Un frisson de froid le parcourut. En cette saison, le froid descendait très rapidement sur la ville. Leïje remonta le col de sa tunique pour s'en protéger mais le tissu usé n'était guère efficace pour lui tenir chaud.
Qu'importe de ça aussi, il avait coutume de supporter le froid.
Il arriva bientôt devant un haut bâtiment percé de longues fenêtres à croisillons. Leïje se hissa à l'une d'entre elles pour regarder à l'intérieur.
Il sourit victorieusement en apercevant les silhouettes des étagères sagement alignées.
Il regarda autour de lui à la recherche d'un objet qui pouvait lui servir à forcer la fenêtre mais il ne trouva rien. Pas un seul tas de déchets dans ce quartier-là. Finalement, ces rues pauvres avaient parfois des avantages.
Il monta les quelques marches qui menaient à la porte.Sans y croire, il appuya sur la poignée et, à son immense surprise, elle s'actionna et la porte s'ouvrit.
Pas la peine de se fatiguer à débloquer la fenêtre, on lui avait gentiment laissé un accès.
Le garçon se faufila à l'intérieur en refermant la porte derrière lui.
Il se glissa entre les étagères toutes simples sans la moindre fioritures. Il devait presque coller son visage contre les tranches des livres pour en lire les titres.
Il en tira un qui lui semblait correspondre à ce qu'il cherchait. Il feuilleta quelques pages mais, avec l'obscurité, impossible de lire le moindre mot.
Il en sélectionna trois autres, puisqu'il ne pouvait en porter plus, puis revint vers la porte. Des pas se dirigeant dans la même direction résonnèrent.
Leïje s'immobilisa et il lâcha les ouvrages pour avoir les mains libres et filer entre les étagères. Il comprenait mieux pourquoi la porte était restée ouverte. Le bibliothécaire était encore là.
Leïje l'entendit jurer en découvrant les livres qu'il avait laissés gisant au sol puis il entreprit de fouiller l'endroit à la recherche de l'intrus.
Le garçon se raidit en voyant la maigre lueur d'une chandelle se rapprocher de sa position. Il se pressa de partir dans le sens opposé. Il allait devoir se trouver une cachette.
Sans vraiment réfléchir, il escalada une des étagères en s'aidant des planchettes de bois et il s'installa sur le sommet du meuble. Maintenant qu'il était en sécurité, il n'avait plus qu'à patienter que la voie soit libre.
Il regarda la flamme de la chandelle passer en-dessous de lui.
Soudain, un craquement peu rassurant se fit entendre. Avant que Leïje ne comprenne ce qu'il se produisait, l'étagère bascula.
Le garçon eut le réflexe de sauter. Il se réceptionna en roulant sur son épaule.
L'étagère percuta celle de derrière qui chuta à son tour pour entraîner la suivante. Leïje les regarda tomber avec un fracas assourdissant, les lèvres serrées. Il n'avait pas eu la meilleure des idées sur ce coup-là.
Le bibliothécaire accourut. Il tenta d'attraper Leïje mais ce dernier fut plus vif. Il bondit sur ses pieds et s'élança vers la porte.
« Alors toi, si je t'attrape... »
Siffla l'homme avant de se lancer à sa poursuite. Leïje redoubla de vitesse.
Au passage, il parvint à récupérer deux des livres qu'il avait laissés puis il jaillit dans la rue sans ralentir.
Le bibliothécaire lui cria quelque chose qu'il ne saisit pas mais ce devait certainement être des insultes.
Leïje ne s'arrêta qu'à plusieurs rues de là, sûr que l'homme ne le rattraperait pas, puis il continua sa route plus calmement, les deux romans serrés contre sa poitrine.
À présent, il devrait avoir de quoi se documenter sur l'amour car quoi de mieux que des histoires à l'eau de rose pour comprendre ce qu'était ce sentiment ?
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