Chapitre 4 - Papa ?

Sironne sortit du bureau réservé à l'organisation qui aidait les familles en difficultés avec l'argent au fond de la poche de sa jupe.
Elle referma la porte derrière elle en soupirant d'agacement. L'homme chargé des donations l'avait encore assommée de questions.
Elle baissa le regard vers le coin où se trouvait certainement Leïje à ramper sur le sol comme le sale cafard qu'il était mais elle ne le vit pas. Elle jeta un large regard circulaire sans découvrir une trace de son fils. Cet idiot n'avait pas écouté, encore une fois, et il avait dû partir jouer quelque part.
Il était trop stupide pour rester à attendre sagement ? Ce petit crétin pouvait être n'importe où dans le dispensaire. Sironne allait encore devoir passer des heures à le chercher comme si elle n'avait que ça à faire.

« C'est pas vrai !

S'énerva t-elle, fortement agacée par le petit jeu profondément stupide de Leïje mais, de la part de ce dernier, elle ne pouvait pas s'attendre à bien intelligent.
L'homme des donations sortit de son bureau, alarmé par le cri de Sironne.

- Que se passe t-il ? Demanda t-il.

- Mon fils a disparu ! Il était juste là !

- Ne vous inquiétez pas, madame, nous allons vous aider à le retrouver. Je vais aller voir si quelqu'un l'aurait croisé.

Sironne leva les yeux au ciel avec un air condescendant qu'elle prit soin de cacher à l'homme.
Elle n'était pas inquiète pour son abruti de fils, bien au contraire, si elle pouvait définitivement le perdre, ça l'aurait beaucoup arrangée, sauf que, dans ce cas, elle ne toucherait plus l'argent et ne pourrait plus conserver le même niveau de vie qui lui convenait malgré sa médiocrité donc, elle devait le retrouver. C'était cela qui l'inquiétait, ou plutôt l'énerait énormément. Il n'y avait rien qu'elle détestait plus que Leïje que de perdre du temps par sa faute.
Comment se faisait-il que ce gamin soit aussi stupide ? Elle n'avait pourtant pas souvenir de l'avoir bercé trop près du mur lorsqu'il était un nourrisson.
Elle se força à reprendre un visage de mère parfaite et elle acquiesça à la proposition de l'homme :

- Oui, merci.

L'homme hocha le menton et s'éloigna dans le couloir à la recherche de Leïje.
Sironne le suivit en grommelant des insultes à l'encontre de son fils, comme à son habitude. Elle se demandait de plus en plus souvent ce qu'elle avait donc pu faire pour mériter un enfant pareil en châtiment. Plus il grandissait, plus il était insupportable et plus il représentait une punition terrible, une plaie, une purge. Dès qu'elle lui aurait mis la main dessus, elle lui expliquerait qu'il n'avait plus intérêt à disparaître ainsi pour s'amuser et, pour bien lui faire comprendre qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il ne recommence pas, une paire de gifles et un repas en moins ne seraient pas de trop et l'aideraient à retenir la leçon dans sa petite cervelle.
Toute à ses pensées colériques dirigées contre son fils, elle ne vit pas que l'autre qui avançait devant elle s'arrêta et elle le percuta.
Elle grogna :

- Je peux savoir ce qu'il vous prend ?

- Il y a du sang sur le mur.

Répondit l'homme en montrant une petite trace rouge sur la peinture blanche. Sironne l'examina avec désintérêt.
Le sang semblait encore frais et se trouvait environ à la hauteur d'un jeune enfant. Ce devait certainement avoir été laissé par Leïje avec ses paumes que ce pauvre maladroit s'était écorché en chutant comme l'idiot qu'il était. Même pas suffisamment malin pour penser à nettoyer ses blessures.
Sans un mot, Sironne se remit en chemin.
Lorsqu'ils arrivèrent dans un couloir aux murs percés de portes, ils furent bien obligés de toutes les ouvrir pour fouiller chaque pièce se trouvant derrière. La frustration et l'irritation de Sironne grandissaient à mesure qu'elle soulevait des draps pour ne trouver que les matelas et toujours aucune trace de Leïje.
Pour l'énerver, en revanche, il savait réfléchir et comment s'y prendre, ce sale cancrelat. Il faisait exprès de l'énerver, elle ne voyait pas d'autres explications. Elle qui faisait tant d'efforts et de sacrifices, il s'amusait à la faire sortir de ses gonds. Ne se rendait-il pas compte qu'il avait énormément de chance qu'elle le garde sous son toit et qu'elle lui fournisse de quoi manger ? Le fait de l'avoir n'était déjà pas une épreuve suffisante, il fallait qu'il rende la torture encore plus pénible en lui désobéissant et lui faisant perpétuellement perdre son temps.
Elle ressortit de la chambre qu'elle venait de terminer d'inspecter sans se soucier du désordre qu'elle y laissait et que, évidemment, elle n'avait pas rangé.
Elle lança un regard à l'homme qui l'accompagnait et dont elle ignorait le nom. Il secoua négativement la tête en réponse à la question silencieuse de Sironne. Lui non plus n'avait pas trouvé une autre trace que cette empreinte ensanglantée qui n'avait pas paru inquiéter sa mère. Il commençait à penser que le petit avait quitté le bâtiment.
Il avisa une guérisseuse qui venait vers eux depuis le sens opposé au leur.
Il alla la voir pour l'interroger :

- Avez-vous vu un petit garçon ?

- Non mais j'ai entendu crier dans le couloir de la morgue. Je suis allée m'assurer qu'il n'y avait pas de problème mais je n'ai rien remarqué.

- Le couloir de la morgue ? Allons-y.

Sironne opina avec agacement. Elle désirait seulement en finir rapidement et démontrer à son crétin de fils que l'énerver n'était pas la meilleure des idées.
Tout en ruminant son agacement, elle suivit l'homme qui la guida jusqu'à l'endroit indiqué par la guérisseuse.
Cette dernière les regarda s'éloigner, inquiète à la pensée de cet enfant qui avait disparu, mais il n'avait pas pu se rendre bien loin et il finirait bien par vouloir sa mère, comme tous les bambins.
L'homme ouvrit une porte que rien ne distinguait des autres et qui dissimulait une volée de marches s'enfonçant sous la terre et dans l'obscurité sommairement éclairées par des chandelles aux flammes jaunâtres qui projetaient des ombres effrayantes.
L'homme tordit la bouche en un rictus peu convaincu et il déclara :

- Je ne crois pas qu'il soit là. Ça me semble trop terrifiant pour un jeune enfant.

- Il est suffisamment idiot pour être descendu quand même. Rétorqua Sironne.

- La guérisseuse à entendu crier donc il a dû avoir peur. Il faut chercher ailleurs.

Raisonna l'homme sans relever l'insulte destinée au garçonnet. Il interprétait cela comme de l'inquiétude et quoi de plus normal qu'une mère angoissée par la disparation de son enfant ? Bien qu'il n'ait rien pu arriver de grave au petit dans le dispensaire.
Ils se répartirent à nouveau les pièces à fouiller mais toujours sans découvrir le moindre indice qui puisse les renseigner sur la direction qu'avait pris Leïje ou sur l'endroit où il se trouvait.
Sironne abattit son poing contre un mur, arrivant à court de patience et vraiment énervée. Elle se retint de hurler une injure adressée à Leïje, où qu'il soit. Cela risquait de faire mauvais genre et on remettrait sa légitimité à toucher la pension d'aide en cause.
Elle claqua la porte derrière elle.
Elle chercherait encore durant une dizaine de minutes, un quart d'heure au maximum puis elle rentrerait chez elle, abandonnant Leïje ici. Ils n'auraient qu'à le lui ramener lorsqu'ils l'auraient retrouvé. Elle avait déjà perdu suffisamment de temps à fouiller le dispensaire et avait accordé assez d'attention non méritée à Leïje.
Elle ouvrit une porte supplémentaire en marmonnant. Il ne s'agissait pas d'une chambre comme les autres pièces mais d'une buanderie où l'étagère et autres paniers offraient nombre de cachettes possibles.
Elle siffla entre ses dents pour appeler l'homme qui était occupé de l'autre côté du couloir. Il la rejoignit et comprit qu'elle avait besoin d'aide pour inspecter cette salle.
Ils se chargèrent chacun d'un côté de la pièce.

Leïje se réveilla en entendant sa mère siffler.
Il se raidit en sentant le danger planer au-dessus de lui et il se fit encore plus petit qu'il ne l'était déjà dans son panier en espérant qu'ils oublieraient de vérifier celui-ci.
Les pas se rapprochèrent peu à peu et il entendit les couvercles des autres paniers tressés tomber au sol. Il allait se faire trouver encore.
Son plan avait lamentablement échoué, comme toujours. Sa mère le ramènerait dans leur masure et le punirait sévèrement pour s'être enfui et lui avoir désobéi.
La lumière des chandelles se déversa dans le panier, l'aveuglant un court instant mais cela ne l'empêcha pas de réagir instantanément.
Il jaillit hors de sa cachette, esquivant la main de sa mère qui tentait de l'attraper par les cheveux. Il glissa sur les dalles du sol en contournant l'un des deux baquets d'eau mais il se pressa de retrouver son équilibre et de se diriger vers la porte en courant.
La seule chose à laquelle il pensait était d'échapper à sa mère qui cria son nom d'une voix très agacée qui ne présageait rien de bon pour lui.
Il tourna la tête en arrière pour la voir se lancer à sa poursuite. Il accéléra encore, forçant sur ses petits muscles et il percuta l'homme qui accompagnait sa mère dans ses recherches de plein fouet. Totalement focalisé sur Sironne, il n'avait pas fait attention à lui.
L'homme le saisit pour l'empêcher de filer. Leïje se débattit en criant et en essayant de frapper l'homme de ses poings frêles. L'homme le souleva pour s'épargner les coups. Leïje continua à hurler en agitant les jambes comme si il tentait de courir dans le vide.

- Non ! Non, je veux pas !

Hurla t-il en secouant la tête dans tous les sens.
Sironne s'approcha, le visage figé en un masque de colère et les poings sur les hanches.
L'homme regarda Leïje crier comme si on l'égorgeait avec un air circonspect, ne comprenant pas les raisons de cette agitation et de ces hurlements. C'était à croire qu'on cherchait à le tuer. Il releva les yeux vers Sironne qui ne paraissait pas particulièrement surprise ou inquiétée par ce comportement.
Il lui demanda :

- Que lui arrive t-il ?

- Ce n'est rien. Il est capricieux et fait des crises pour rien. Leïje, ça suffit ! »

Le petit s'immobilisa au violent hurlement de sa mère. Ses bras retombèrent mollement le long de son corps et il baissa la tête, se dissimulant sous ses épais cheveux.
Ça ne servait à rien de lutter. Les adultes étaient bien trop forts, c'était inutile. Il allait retourner avec sa mère sans rien pouvoir y faire. Il était trop petit et trop faible.
Pour réussir à s'opposer, il devait attendre de grandir encore un peu. Pour l'instant, ses tentatives ne lui feraient récolter que des coups, les prochaines comme les précédentes.
Constatant qu'il s'était calmé, l'homme tendit Leïje à sa mère qui le prit dans ses bras sans aucune douceur avant de le reposer brutalement au sol.
Sans un mot, elle le saisit par le poignet à lui faire mal et le tira derrière elle à l'extérieur du dispensaire.
Ils s'éloignèrent sur plusieurs mètres puis Sironne le lâcha pour lui asséner une violente paire de gifles suivie d'une troisième en supplément.

« Non mais quand vas-tu arrêter avec tes conneries ? As-tu la moindre idée du temps que j'ai perdu à te chercher ? La première fois était déjà agaçante alors là... On rentre, pauvre imbécile. Quand j'y pense, j'aurais dû te laisser là-bas !

- J'aurais préféré !

Répliqua Leïje et cette insolence lui coûta deux nouveaux coups brutaux qui lui firent saigner le nez.
Sans même lui permettre de s'essuyer le visage, Sironne le saisit par les cheveux pour le trainer violemment jusqu'à leur masure. Leïje grimaça et gémit durant le trajet mais sa mère ne s'en préoccupa pas une seule seconde.
Dès qu'ils entrèrent, elle le jeta brutalement sur sa paillasse.
Leïje se massa le crâne, son cuir chevelu irradiant encore de douleur puis il essuya ses lèvres sur lesquelles le sang avait coulé.
Se penchant vers son fils, Sironne siffla :

- Tu n'as pas intérêt à bouger et je ne veux pas t'entendre. »

Pour bien ponctuer son ordre, Sironne gifla Leïje à une nouvelle reprise.
Le petit retomba contre sa paillasse mais il préféra demeurer immobile tant que sa mère se tenait toujours non loin de lui.
Voyant qu'il avait compris et qu'il ne comptait visiblement plus lui causer de soucis, Sironne le laissa gésir comme une loque et tira le rideau qui séparait la pièce en deux. Elle ne voulait même pas le voir.
De toute manière, cette aversion était réciproque et cela convenait parfaitement à Leïje qui osa se redresser. Il essuya à nouveau le sang qui coulait de ses deux narines et frotta ses deux joues pulsant douloureusement.
Il saignait, frémissait dès qu'il entendait sa mère se déplacer de l'autre côté de la vieille tenture et de larges larmes roulaient sur ses joues. Une soirée normale dans sa courte vie.
Il ne chercha même pas à éponger son visage humide. Il se roula en boule en refermant les yeux. Son pouce dans la bouche pour se rassurer, il s'endormit recroquevillé sur lui-même.

Le petit se réveilla en sursaut pour la deuxième fois de la soirée.
Il se redressa en se frottant les yeux et la douleur qui traversa ses paumes lui rappela ses blessures.
Il reposa ses mains sur ses cuisses et regarda par la fenêtre. Le soleil n'était pas encore levé alors qu'est-ce qui l'avait tiré du sommeil à cette heure-ci ? La réponse lui fut fournie par la voix de sa mère qui cria.
Il se replia vivement sur lui-même en enfouissant son crâne sous sa couverture usée, craignant de nouveaux cris et coups. Il n'avait fait que dormir mais sa mère trouvait toujours des raisons plus ou moins valables pour le disputer.
Il retira sa maigre protection en comprenant les paroles de sa mère qui ordonnait :

« Sors d'ici !

Son ton n'était pas seulement colérique mais aussi apeuré sauf que Leïje, du haut de ses quatre ans, ne s'en aperçut pas. Il devina seulement qu'il y avait quelqu'un dans leur maison et cela l'effraya.
Son premier réflexe fut de reculer dans le fond de la pièce et de chercher à se cacher, encore, mais sa curiosité le rattrapa et fut plus forte.
Étant un enfant agile, il n'eut aucune difficulté à grimper sur l'armoire pour ensuite, de là, se hisser sur l'une des poutres soutenant le plafond. Ce ne fut absolument pas un exploit pour lui. Il l'avait déjà fait à plusieurs reprises, à l'insu de sa mère, bien évidemment.
Depuis son perchoir, il se posta à la frontière tracée par le rideau et observa ce qu'il se passait de l'autre côté.
Sa mère semblait en mauvais état. Sa lèvre inférieure était fendue, sa pommette bleuissait lentement et son corsage était déchiré, certainement à cause d'une empoignade brutale.
Elle faisait face à un homme assez grand. Il tournait le dos à Leïje et ce dernier ne parvenait donc pas à le distinguer. Le petit ne voyait que ses courts cheveux noirs.
Les poings serrés, prêt à les abattre à nouveau sur Sironne, il lui répondit :

- Hors de question ! Je veux le voir !

- Jamais !

S'opposa Sironne.
Elle s'empara d'une assiette en terre cuite pour en frapper son agresseur au crâne pour l'assommer mais il fut plus vif qu'elle et intercepta son mouvement en la saisissant par l'avant-bras. Il lui arracha le plat des mains et le jeta plus loin dans la pièce.
Leïje sursauta lorsque l'assiette se brisa au sol. Il reporta son regard terrorisé sur les deux adultes qui continuaient leur violente dispute.
L'homme empoigna Sironne par les cheveux comme elle-même le faisait souvent avec Leïje. La jeune femme poussa un gémissement de douleur en posant un genou à terre.
Se courbant, l'homme approcha son visage du sien et il siffla, menaçant :

- Ne prétend pas que tu l'aime et que tu veux le protéger car c'est un mensonge. Où est-il ?

- Je ne te le dirai pas.

Gémit Sironne, une main sur celle de l'homme qui serrait toujours une pleine poignée de ses cheveux.
Leïje ne vit pas le rictus qui déforma le visage de l'inconnu.
Il frappa la jeune femme. Leïje ferma les yeux pour ne pas voir les phalanges entrer en contact avec le visage de sa mère. Elle avait beau le maltraiter et peut-être qu'il la détestait pour cela mais il ne souhaitait pas la voir souffrir pour autant.
Le petit recula involontairement, faisant remuer l'étoffe du rideau. Captant le mouvement du coin de l'œil, l'homme se retourna vivement et son regard croisa celui de Leïje.
Le garçonnet se figea en détaillant l'inconnu.
Il avait la peau matte, les lèvres fines, les traits plutôt accusés mais néanmoins élégants et ses yeux étaient noirs. Exactement comme ceux de Leïje.
Le petit demeura immobile, ne sachant pas comment réagir. Cet homme l'effrayait.
Le visage de ce dernier se radoucit dès que son regard se posa sur le petit et un sourire fendit son visage sur lequel toute trace de colère s'était évaporé. Il se retourna entièrement vers Leïje qui continuait à le dévisager.
Sironne se releva lentement derrière lui en réajustant son corsage abîmé.
Elle s'énerva contre Leïje :

- Je peux savoir ce que tu fiches là-haut ?

- Tais-toi ! Lui ordonna l'homme avant de reporter son attention sur Leïje avec une expression douce. N'aies pas peur, petit. Viens dire bonjour à ton père.

Leïje resta sans bouger encore quelques secondes, ignorant que faire ou quoi penser. Il regarda tour à tour sa mère qui le fixait avec colère puis cet homme qui se prétendait son père et qui, à présent qu'il lui souriait avec bienveillance, semblait gentil, plus que sa mère en tous cas. Il avait tout de même toujours peur.
L'homme insista en lui faisant signe de descendre. Leïje hésitait mais il n'allait pas rester sur cette poutre indéfiniment et il avait envie de saluer cet homme juste pour contrarier sa mère qui ne semblait pas ravie de sa présence.
À quatre pattes, il retourna de l'autre côté de la tenture pour s'aider de l'armoire. Ses parents l'entendirent sauter à terre puis il écarta légèrement le tissu, se dissimulant à moitié derrière et sans oser s'approcher davantage.
L'homme se passa une main dans les cheveux, visiblement fortement ému de rencontrer son fils. Il s'avança vers lui.
Leïje eut un mouvement de recul en le voyant s'accroupir à quelques centimètres de lui mais il se rassura en constata qu'il n'esquissait aucun geste violent à son encontre. Il avait juste ce sourire radieux.
La voix enrouée par l'émotion, il s'adressa à Leïje :

- Salut.

- Salut.

Répondit Leïje, ne voyant pas que dire de plus, alors qu'il serrait le rideau entre ses petites mains, prêt à s'enfuir au besoin.
Le sourire de son père s'élargit encore et il ébouriffa affectueusement la tignasse de Leïje qui leva les yeux vers cette main en fronçant les sourcils. Il ne comprenait pas la signification de ce geste, n'ayant absolument pas l'habitude de ce genre d'attentions tendres.
L'homme ramena son bras sur son genou et s'humecta les lèvres qu'il avait sèches puis il demanda :

- Comment t'appelles-tu ?

- Leïje.

- C'est joli comme prénom.

- Tu es mon papa ?

- Oui, oui c'est moi. Content de te rencontrer, Leïje.

L'homme tendit les bras à Leïje, l'invitant à une étreinte.
Le petit recula d'un pas par réflexe en voyant le mouvement, pensant recevoir un coup mais rien ne vint. Il n'y avait que le sourire affectueux de son père qui lui ouvrait les bras.
Encore une fois, Leïje hésita. Personne ne lui avait jamais fait de câlin et il avait un doute en voyant son père attendre qu'il vienne se blottir contre lui. L'homme lui adressa un regard insistant. Finalement, Leïje se décida et vint l'enlacer.
Les bras de son père se refermèrent sur lui. Il se releva, soulevant le petit du sol. Il le serra avec force puis le reposa.
Ses yeux luisaient de larmes mais il souriait toujours. Il donna une douce petite tape sur la joue rebondie de Leïje.
Il fronça les sourcils en remarquant les hématomes sur la peau du petit. Il lui fit doucement pivoter le visage pour mieux l'examiner.
Il se tourna vers Sironne qui s'était prudemment tenu en retrait avec une expression de contrariété sur ses traits.
Il siffla en s'adressant à elle :

- Il a des bleus. C'est toi qui lui as fait ça ?

- Et alors ?

- Alors tu ne lèveras plus la main sur lui (il prit tendrement Leïje la main). Viens, Leïje. Allons discuter ailleurs.

Le petit ne protesta pas, trop heureux de pouvoir s'éloigner de sa mère sans en subir les représailles. Son père le protégerait, il en était certain à présent.
Sironne serra les poings mais elle laissa faire sans rien dire. Elle craignait trop Milamme pour s'opposer à sa décision.
Milamme traîna Leïje à l'extérieur de la masure.
Il n'y avait personne dans la rue, ni même dans le quartier, ce qui était normal au cœur de la nuit. Les seules personnes qu'on croisait à une heure pareille n'étaient guère recommandables.
Milamme saisit soudainement Leïje sous les aisselles et le hissa sur ses épaules. Le garçonnet ne fut pas déstabilisé ou effrayé, c'était moins haut que la poutre et il trouva rapidement son équilibre. Il regrettait simplement qu'il fasse si sombre et qu'il ne puisse donc pas profiter de ce point de vue.
Milamme chemina en silence durant plusieurs minutes puis il proposa en levant les yeux pour tenter d'apercevoir Leïje perché sur ses épaules :

- Et si nous allions manger un morceau ?

Il prit le gargouillement affamé que produisit l'estomac de Leïje comme un assentiment et il laissa échapper un éclat de rire. Leïje sourit, comme réchauffé par ce rire sincère et enjoué. Cela le changeait agréablement des hurlements et des injures de Sironne.
Prenant grand soin à ce que Leïje ne risque pas de glisser, Milamme se dirigea joyeusement vers une auberge qu'il connaissait et qui n'était pas des mieux fréquentées mais il n'avait pas peur pour Leïje. Personne n'oserait s'en prendre à lui puisqu'il était son père.
Si seulement il avait su plus tôt qu'il avait un fils, il aurait pu s'occuper correctement de lui, contrairement à cette garce de Sironne. Une nuit de beuverie et voilà comment ça se terminait mais ça avait aussi eu du bon comme le confirmait le poids léger de Leïje qu'il sentait peser sur ses épaules.
Le petit somnolait contre la tête de son père lorsqu'ils arrivèrent face à l'auberge. Milamme secoua doucement la jambe de Leïje pour le réveiller.
Le garçonnet se redressa et son père le fit descendre puis, le tenant par la main, il le conduisit vers l'entrée mais Leïje stoppa en voyant que l'intérieur semblait bondé. Milamme se retourna vers lui, un air de surprise sur le visage.

- Que t'arrive t-il, Leïje ?

- Je veux pas y aller.

- Tu étais pourtant d'accord tout à l'heure.

- Oui mais... (il fit signe à son père de se rapprocher pour lui murmurer à l'oreille), je n'aime pas qu'on me voit.

- Pourquoi donc ?

- Parce que je suis laid et les gens me jugent dès qu'ils me voient.

- Qui t'a mis cette idée dans la... Oui, je vois mais c'est faux (Leïje eut une expression peu convaincue). Bon, ne t'inquiète pas. Je vais trouver une solution.

Milamme retira sa veste qu'il déchira en plusieurs morceaux. Avec le plus gros, il fit un foulard qu'il attacha sur la tête de Leïje et, avec les autres qu'il obtint des manches, il confectionna des bandages de fortune pour panser les paumes et les genoux blessés de son fils.
Il se redressa en déclarant :

- Et voilà ! Cela te convient-il ?

Pour toute réponse, Leïje sourit puis étreignit son père sauf qu'il n'atteignait pas plus haut que ses genoux. Milamme sourit à son tour.
Ce gamin était vraiment attendrissant.
Il attendit que le petit le lâche pour le reprendre par la main et entrer dans l'auberge.
Malgré le foulard le dissimulant de moitié, Leïje baissa la tête, gêné par toutes les personnes présentes même si peu se rappelaient encore leur nom noyé dans les vapeurs d'alcool mais, ça, Leïje était trop jeune pour s'en apercevoir.
Son père l'aida à s'asseoir sur une chaise à une table libre puis il commanda deux assiettes au tenancier avant de venir s'installer face à son fils.
Ce dernier agitait joyeusement ses pieds qui ne touchaient pas terre. Il se sentait bien, pour la première fois de sa vie. Son père se montrait prévenant et bienveillant à son encontre et Leïje comprenait enfin que ce n'était pas normal de se faire traiter comme un moins que rien par ses parents. Il avait droit à quelque chose de mieux, il méritait et valait quelque chose. Son père paraissait vouloir l'emmener avec lui, loin de sa mère et loin d'Orlio. Si cette idée qui plaisait beaucoup à Leïje se concrétisait, sa vie s'améliorerait grandement. L'horizon s'éclairerait peut-être pour lui.
Il s'empara de sa fourchette et piqua dans un morceau de viande mijotée dans une sauce au vin qu'il avala. Affamé, il commença par dévorer son plat à grandes bouchées puis il reprit plus calmement, ayant quelque peu apaisé son estomac contrarié par la privation de repas.
Milamme le regarda manger avec son sourire mais un peu moins lumineux et un peu plus triste. Ce petit gars ne devait pas se nourrir parfaitement à sa faim tous les jours.
Si seulement il avait eu connaissance de son existence plus tôt, il aurait pu lui épargner cela mais la vie était ainsi : on n'avait pas vraiment d'emprise dessus.
Milamme reposa son couvert et avala sa bouchée puis il prit la parole :

- Tu sais, Leïje, il ne faut pas te soucier de ce que pensent les gens. Ça n'a pas d'importance. C'est toi qui décides de ce que tu es, d'accord ? Et si certains pensent des choses mauvaises ou méchantes sur toi, rien ne t'empêche d'en faire de même sur eux. Ne te prives jamais de leur dire ce que tu penses. La franchise est quelque chose d'important, surtout si elle permet de faire taire quelques idiots et puis, parfois, se moquer d'un ou deux prétentieux nous fait rire et donc nous fait nous sentir plus léger. C'est le seul moyen de tenir dans ce monde de folie : rire et grappiller de petits plaisirs à droite à gauche.

- Mais je ne veux pas être méchant. Se moquer, c'est méchant.

- Alors tu te moqueras gentiment.

Leïje acquiesça en terminant son assiette puis il bailla en frottant ses yeux tirés par le sommeil. Milamme sortit de sa poche quelques piécettes qu'il déposa sur la table puis il se leva et tendit la main à Leïje.

- Il est tard. Il est temps pour les petits garçons de dormir. Nous allons rentrer.

- Mais je ne veux pas y retourner.

- D'accord. Je vais nous trouver une chambre dans une auberge mais pas celle-là. Viens. »

Leïje sauta sur le plancher usé et suivit son père à l'extérieur.
Sa vie de misère avec sa mère allait prendre fin.
Ils s'éloignèrent de l'auberge et, comme Leïje était fatigué, Milamme le prit dans ses bras.

« Tiens, mais qui voilà ?

Lança soudainement une voix malveillante alors qu'il passait devant une ruelle.
Leïje décolla sa tête de la poitrine de Milamme, se demandant si c'était à eux qu'on s'adressait ainsi.
Milamme s'immobilisa, reconnaissant ce timbre. Il posa Leïje au sol et se plaça devant lui en une attitude de protection.
Les bras croisés sur la poitrine, il attendit que celui qui l'avait invectivé de la sorte se montre. Il porta la main au poignard dissimulé sous sa chemise. Trois hommes sortirent de l'ombre stagnant dans la ruelle. Tous avaient des lames passées à leur ceinture.
La peur étreignit Leïje qui s'agrippa à la jambe de son père dont le visage se durcit en la même expression qu'il avait eue avec Sironne.
Le premier du trio continua :

- Mais non, je ne fais pas erreur. C'est bien Milamme. Ce n'est pas très intelligent de revenir dans les parages après ce que tu as fait. Tu te souviens de la somme que nous avions récoltée de notre petite affaire commune et que nous étions censés partager mais avec laquelle tu as filé ? Évidemment que tu t'en souviens. Je me demande bien ce qui a pu te pousser à revenir (il posa son regard sur Leïje qui se cachait derrière Milamme). Non, ne me dis pas que c'est ton fils ! Alors ça, c'est incroyable ! Avec qui tu l'as eu ?

- Ce ne sont pas tes affaires, Orzan.

- Non, tu as raison. Ce qui me concerne c'est l'argent que tu me dois.

Les deux hommes qui accompagnaient le dénommé Orzan se déployèrent à gauche et à droite de Milamme, lui coupant toute retraite.
Milamme grogna. Il allait devoir faire appel à toute son ingéniosité pour s'en tirer en un seul morceau mais, pour le moment, sa priorité était de sauver son fils.
Il dégaina son poignard et ordonna à Leïje :

- Leïje, sauve-toi.

- Mais...

- Fais ce que je te dis et ne discute pas. On se retrouve après.

- Il a raison, petit. Il vaut mieux pour toi que tu files.

Lança Orzan avec un sourire mauvais qui ne présageait rien de bon.
Leïje était terrorisé et il ne demandait qu'à partir le plus loin possible de cette rue mais il ne voulait pas abandonner son père dans une situation pareille.
Le devinant parfaitement, Milamme détacha les doigts de Leïje crispés sur la toile de son pantalon et il le poussa pour le forcer à partir. L'homme situé à la gauche de Milamme le regarda passer avec un sourire moqueur. Leïje s'éloigna d'abord lentement, fixant son père par-dessus son épaule, puis il se mit à courir à toutes jambes.
Il entendit les trois hommes menaçant son père se moquer de lui.
Le petit tourna dans une venelle sans ralentir, au contraire. Il escalada un empilement de tonneaux en équilibre précaire mais il était si léger qu'ils vacillèrent à peine. Arrivé au sommet de la pile, il se hissa sur la pointe des pieds puis saisit les rebords des tuiles du toit de la maison contre laquelle les tonneaux étaient appuyés. Il grimpa sur le toit et rampa sur les ardoises moussues jusqu'au côté opposé à celui par lequel il était monté et qui donnait sur la rue où se trouvait son père.
Ce dernier était aux prises avec ses trois agresseurs.
Il parvint à repousser l'homme de droite et il tenta de porter un coup de poignard à celui de gauche mais il l'esquiva facilement d'un bond souple en arrière.
Orzan restait en retrait de l'affrontement. Les bras croisés sur la poitrine, il n'avait même pas dégainé ses lames et affichait toujours son sourire mauvais.
Soudainement, alors que Milamme parvenait à tenir son adversaire de gauche en respect et repoussait celui de droite à grands renforts de coups de pieds, Orzan entra dans le combat.
Il se jeta sur Milamme qui reçut son coup à l'estomac. Il se plia en deux en étouffant un cri de douleur. L'un des deux autres enserra son cou, l'étranglant à moitié.
Milamme se débattit et parvint à faire se relâcher la prise de son agresseur.
Cherchant à se libérer, il ne vit pas la lame. Il la sentit seulement déchirer son abdomen en un trait de feu.
Il émit un son étranglé et, du haut de se perchoir, Leïje écarquilla les yeux d'effroi.
Orzan remonta sa dague jusque sous le sternum puis il la retira et laissa retomber Milamme qui s'écroula sans aucune grâce.
Une flaque de sang commença à se rependre autour de lui, cependant, il n'était pas mort. Les doigts crispés sur sa blessure béante, il tentait de retenir le flot de vie.
Leïje hurla, faisant se retourner les trois malfaiteurs.
L'enfant glissa du toit et atterrit durement sur les pavés mais, la maison n'étant pas très haute, il ne se blessa pas. Le garçonnet se traina jusqu'à son père, se tachant de son sang.
L'un des deux hommes d'Orzan leva sa lame, prêt à l'abattre sur Leïje mais Orzan le retint en expliquant :

- Nous n'avons pas besoin de nous attaquer au gamin. Allons-nous en. »

Ils filèrent sans attendre davantage.
Leïje s'en moqua bien. Il posa sa petite main sur l'épaule de Milamme qui posa sur lui son regard luisant de souffrance.
Dresser le bras fut pour lui une épreuve qui fit irradier son corps de douleur. Il posa les doigts sur la joue de son fils, y laissant des traces de sang.
Il souffla et sa voix était à peine plus qu'un murmure :

« Je suis désolé, Leïje.

Son bras retomba mollement dans la marre que formait son propre sang et ses yeux demeurèrent fixes et vides, figés sur le visage choqué de Leïje qui appela :

- Papa ? Papa ! »

Il le secoua pour tenter de le faire réagir mais il dut se rendre à l'évidence et d'énormes larmes roulèrent sur ses joues rondes de bambins avant de chuter sur le visage et les vêtements de son père, immobile pour toujours.
Il se laissa tomber contre Milamme en pleurant.


« Il y a un gamin !

Cette voix masculine qui s'écria tira quelque peu Leïje de sa torpeur.
Il s'aperçut à travers ses larmes que le soleil était levé et que le corps de son père était froid. Il s'accrocha à sa chemise à présent imbibée de sang à moitié séché.
Une main se posa doucement sur son épaule mais il se dégagea brutalement en se serrant davantage contre son père. Il entendit un bruissement de tissu lorsque l'homme qui s'était exclamé s'agenouilla à sa hauteur.
Il tenta d'un doux et rassurant :

- Petit...

Leïje secoua la tête en fermant les yeux avec force. Il ne voulait rien entendre.
L'homme détacha délicatement les doigts de Leïje serrés sur le vêtements de Milamme puis il le souleva pour éviter qu'il reste encore davantage dans le sang.

- Je vais te ramener chez toi. »

Dit l'homme.
Leïje ne réagit pas. Il était tellement choqué qu'il se moquait bien de se faire ramener chez sa mère.
Comme il était traumatisé, à raison, il resta silencieux et l'homme dut faire le tour de toutes les maisons du quartier avant de trouver la bonne.
Sironne ne dit rien et ne fit pas mention de Milamme. Elle se contenta de récupérer Leïje et sa pension hebdomadaire.

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