Depuis qu'il était entré dans la guilde, il y avait un an et trois mois et deux anniversaires, Leïje n'avait encore jamais vu les voleurs au grand complet et, alors que tous se réunissaient devant la tente du chef, il prenait véritablement conscience de la taille de sa guilde.
Tous se massaient les uns contre les autres pour entendre l'annonce qui leur révélerait qui serait leur chef pour l'année à venir. Ceux qui étaient le mieux classés bombaient le torse en regardant leurs confrères d'un air supérieur, comme si ils avaient déjà le commandement. Leïje leva les yeux au ciel avec un sourire en coin affligé et moqueur.
Il réajusta la capuche de son long manteau bleu nuit. Il avait beaucoup grandi durant ces derniers mois et le vêtement était à présent presque à sa taille. Il y avait bien un flottement au niveau des manches mais il s'en moquait.
Son regard croisa celui de Nidia qui attendait, comme les autres, de savoir. Un fin sourire étira les lèvres de la jeune fille. Elle avait visiblement confiance en son score. Sentant le regard de Leïje sur elle, elle se tourna vers lui et lui adressa un regard qu'il lui rendit sans hésiter.
Il n'avait pas seulement grandi ces derniers temps, il avait également beaucoup gagné en confiance.
Il reporta son attention sur le voleur chargé de vérifier les comptes des butins respectifs. Il s'agissait d'un membre de la guilde choisi au hasard juste avant de connaître le nom du nouveau chef.
L'homme se releva et, après s'être raclé la gorge, il déclama d'une voix forte pour que tous l'entendent :
« Le chef de la guilde est, pour l'année à venir, Nidia !
La foule qui était sagement restée silencieuse jusqu'ici, fut agitée de paroles. Il y eut des exclamations de surprise, d'appréciation ou d'opposition, des applaudissements et des discussions sur cette nouvelle.
Ce n'était pas la première fois qu'un voleur enchaînait deux années de commandement, une faille dans le fonctionnement de cette guilde.
Le sourire de Nidia s'élargit et elle vint se poster devant sa tente qui était encore la sienne pour les douze prochains mois.
Leïje hocha le menton à plusieurs reprises, satisfait de cette annonce. Contrairement à Wëdon, se tenant juste à côté de Leïje, qui s'écria et, malgré le brouhaha ambiant, tous entendirent distinctement ses mots :
- C'est impossible ! Cette élection est truquée !
- Qui a dit ça ?
Demanda Nidia, son visage soudainement durci, n'appréciant absolument pas de se faire accuser de tricherie alors qu'elle avait été honnête sur ce coup-là.
Tous les voleurs se trouvant entre leur chef et Wëdon s'écartèrent, y compris Leïje qui fit un pas de côté.
Nidia soupira. Évidemment, ce ne pouvait qu'être lui.
Elle se força au calme et se renseigna d'une voix douce :
- Qu'est-ce que te fait affirmer cela ?
- J'avais un butin supérieur au tiens, j'en suis certain !
- Et ce grâce aux larcins de ton apprenti.
- Oui !
- Sauf que ton apprenti ne l'est plus depuis un an environ.
- Quoi ?
S'exclama Wëdon en se tournant vers Leïje qui soutint son regard, la tête haute.
Un voleur, du nom d'Ader, donna une tape, qui n'avait pas pour but d'être amicale, dans le dos de Wëdon en marmonnant :
- Tu devais être le seul à ne pas le savoir. »
En effet, l'arrangement qu'avait passé Leïje et Nidia avait fini par être connu dans la guilde mais personne n'avait prévenu Wëdon qui n'était guère populaire ou apprécié parmi ses confrères.
Le voleur grinça des dents alors que sa respiration s'accélérait sous le coup d'une soudaine et vive colère. Il avait la sensation d'avoir été trahi.
Il riva son regard sur Leïje qui, les bras croisés sur la poitrine, se contenta de secouer la tête de gauche à droite avec un air méprisant sur le visage.
Les voleurs ne se préoccupèrent pas davantage de la défaite et du ridicule dans lequel Wëdon s'était donné, et acclamèrent plutôt Nidia qui reprit son sourire. Tous n'étaient pas forcément heureux de la voir administrer la guilde pour une année supplémentaire mais ils souhaitaient se faire bien voir de leur chef et, surtout, profiter de la fête qui était annuellement organisée à chaque changement de dirigeant.
Leïje se faufila entre les voleurs pour s'extirper de la foule.
Il n'avait pas le cœur à faire la fête. En fait, il ne l'avait jamais. Il ne savait si c'était dû à son âge encore jeune ou à autre chose de plus profond. En fait, il ne savait pas vraiment lâcher prise. Il craignait que, si il le faisait, ses traumatismes et ses souffrances ressurgiraient pour l'engloutir, cependant, il était heureux pour Nidia et également, et surtout, d'avoir pu se libérer de l'emprise de Wëdon. Il était à présent un véritable voleur officiel.
Moins d'un an d'apprentissage, ce devait être un record.
L'adolescent regagna la tente de son ancien maître. Il allait en exiger une pour lui seul. Il s'en chargerait dès le lendemain, enfin, si le reste de la guilde avait dessaoulé durant la nuit, ce qui n'était pas gagné.
Se sentant plus à l'aise seul, il retira sa capuche et ouvrit son coffre pour en tirer le roman qu'il lisait en ce moment. Il s'installa sur sa paillasse, alluma sa lanterne et retrouva la page où il s'était arrêté la dernière fois.
Il n'avait pas terminé un paragraphe que Wëdon débarqua dans la tente à pas furieux.
Voyant Leïje, il voulut lui cracher dessus mais le garçon s'écarta suffisamment rapidement pour esquiver le jet de salive.
« On n'est pas fairplay à ce que je vois. Lança Leïje.
- Toi, tu m'as trahi ! Pourquoi ? J'étais ton maître !
- Oui, c'est vrai mais tu n'as rien fait pour gagner ma confiance et mon respect alors pourquoi aurais-je été fidèle à ton nom ? Je n'avais aucune raison de ne pas faire ce que j'ai fait.
Wëdon grinça des dents si fort que ça fit grimacer Leïje.
Décidant que son ancien maître amer et rancunier ne méritait pas davantage de son temps, il se replongea dans les lignes de son roman à l'eau de rose mais il releva bien vite les yeux en entendant le froissement de vêtements.
Wëdon avait ouvert son coffre et il transférait tout son contenu dans un large sac, le même qu'il utilisait lors de ses cambriolages.
Leïje devina :
- Tu t'en vas.
- Exactement. Je ne vais pas rester dans un endroit où tous m'ont poignardé dans le dos. Tu n'auras pas besoin de demander une tente.
- Alors salut. »
Conclut simplement Leïje en reprenant son livre sans plus se soucier de Wëdon.
Ce dernier lui adressa une ultime injure, qui ne l'atteignit pas, puis il sortit.
Leïje demeura pensif durant quelques secondes, se disant que ça faisait une personne de plus qui venait de traverser son existence sans y rester. Ce n'était pas pour lui déplaire, il n'avait pas particulièrement envie que Wëdon s'installe dans sa vie, l'année qui venait de s'écouler lui avait suffi, mais il se demandait si il y aurait un jour quelqu'un qui ne s'éloignerait pas.
Peut-être que la réponse se trouvait dans ces histoires mièvres qu'il avalait les unes après les autres pour cette raison mais, jusqu'ici, elle demeurait dissimulée à son regard. Ce qui commençait à le frustrer.
Il lisait des romans à l'eau de rose depuis ses huit ans, il avait découvert des récits pathétiques, parfois chevaleresques mais rien pour lui expliquer pourquoi il était incapable de ressentir davantage que de l'affection, et encore. Il fallait dire qu'il n'avait pas trouvé grand monde à qui le donner. Si ces romans ne lui permettaient pas d'apprendre à aimer, ils ne possédaient pas le moindre intérêt car ce n'était vraiment pas ce qui passionnait Leïje.
Il soupira en entamant un nouveau chapitre. Il entendait le reste de la guilde fêter la victoire de Nidia à l'extérieur. Il s'efforça d'en faire abstraction pour se concentrer sur les mots s'étalant en noir sur les pages qu'il tournait devant son visage.
Il ne sut combien de temps s'était écoulé lorsqu'il entendit des pas légers coucher l'herbe et se diriger vers sa tente. Il grommela, pressentant qu'il s'agissait de Wëdon qui avait finalement changé d'avis et revenait.
Il leva le regard de son roman pour tomber face au sourire, quelque peu éméché, de Nidia.
La jeune voleuse se laissa tomber sur la paillasse de Leïje puis elle lui donna un coup amical dans l'épaule, mais elle ne dosa pas très bien la force et elle lui fit légèrement mal, en lui demandant :
« Bah alors, tu ne me félicites pas pour mon poste de dirigeante ?
- Félicitations.
- Allez, viens faire la fête !
- Non, je n'en ai pas très envie.
- Tu préfères rester tout seul, c'est bizarre. Qu'est-ce que tu lis ?
Avant qu'il ne puisse réagir, Nidia arracha le roman des mains de Leïje qui rougit immédiatement, se sentant idiot et ayant honte de ces lectures mielleuses.
Nidia approcha l'ouvrage de la lanterne pour en distinguer le titre et elle éclata d'un rire moqueur et alcoolisé. Leïje se renfrogna, n'appréciant pas vraiment cette raillerie. Voyant qu'elle le vexait, Nidia ravala son rire en se plaquant une main sur les lèvres mais ses yeux turquoises continuèrent à se moquer.
Elle rendit le roman à Leïje en avouant entre deux gloussements :
- Je ne pensais pas que tu aimais ce genre d'histoires.
- Je ne les aime pas, elles sont ennuyeuses à mourir !
- Pourtant, tu les lis !
- Dans un but uniquement didactique.
- Comment ça ?
S'étonna sincèrement Nidia, les sourcils froncés et toute trace d'amusement moqueur disparue.
Leïje ne répondit pas. Il reprit le roman et le rangea avec les autres dans son coffre dont il abattit violemment le couvercle. Il croisa les bras sur la poitrine et posa un regard dur sur Nidia. Il ne comptait pas lui expliquer ses raisons.
Ça ne la concernait pas. C'était quelque chose de personnel et intime. Si il se recouvrait toujours ce manteau, ce n'était pas pour s'exposer sans retenue ni fard devant la première venue, sans compter que la première en question était saoul et en train de se moquer de lui quelques secondes auparavant. Il abattit sa capuche sur son visage, se dissimulant encore davantage.
Nidia se mordit les lèvres et s'excusa :
- Pardon, je ne voulais pas être blessante, tu sais. J'ai juste été surprise et...et, enfin, désolée.
Nidia se passa une main dans les cheveux, gênée d'avoir été idiote et regrettant d'avoir blessé Leïje.
Ce dernier lui en voulait. Il commençait à réussir à reconstruire son égo réduis en miettes par les années de maltraitance de sa mère et elle venait juste de briser ses efforts.
La jeune fille baissa la tête, se sentant coupable, et elle alla pour sortir mais Leïje la retint en annonçant sans que lui-même ne sache pourquoi :
- Je ne sais pas aimer.
- Donc, tu espères que ça peut fonctionner ? Moi, pas. À mon avis, ce n'est pas en lisant ces mièvreries que tu sauras comment faire. Essaye plutôt de t'intéresser aux filles. Là, tu devrais trouver ce que tu cherches.
- Et qui dit que les filles voudront bien que je m'intéresse à elles ?
- Crois-en mon expérience de midinette, les filles adorent lorsqu'un beau garçon leur tourne autour.
- Un beau garçon...
- Réfléchis-y un peu. Moi, je retourne à mes célébrations. »
Nidia adressa un clin d'œil à Leïje puis elle le laissa.
L'adolescent resta pensif. Il hésitait à décider si le conseil de Nidia lui serait utile ou non.
Finalement, il n'attendit pas longtemps. La logique et le bon sens confirmaient qu'elle avait raison et puis,cesser de lire ces idioties lui plaisait. C'en était donc fini de chercher dans ces pages agaçantes une solution qui viendrait certainement d'un être humain.
La seule chose dont il doutait était l'affirmation de Nidia selon laquelle il était un beau garçon. Il ne s'était jamais questionné sur son physique et avait toujours cru sa mère lorsqu'elle lui répétait qu'il était laid, c'était le seul mensonge de Sironne qu'il n'avait pas entrepris de combattre sauf que, à présent, il se demandait si ce n'était pas Nidia qui avait raison. Il devait le vérifier sans attendre.
Il se leva vivement et ouvrit son coffre dans lequel se trouvaient certains de ses butins qu'il avait gardé pour différentes raisons. Il fouilla à la recherche d'un petit miroir en argent tout simple et qu'il avait conservé. Il se rassit sur sa paillasse pour bénéficier de la lumière de sa lanterne et dressa le miroir devant son visage.
Il s'examina, la tête légèrement tournée sur le côté. Les formes de son visage encore quelque peu enfantines laissaient entrevoir des traits élégants, le visage triangulaire, les lèvres bien dessinées et les iris d'un noir envoutant. Un sourire découvrit ses dents parfaitement alignées.
Il reposa le miroir, un poids, dont il ne percevait même pas la présence avant ça, envolé de ses épaules.
À présent, il savait ce qu'il lui restait à faire. Il retira tous ses romans de son coffre et sortit de sa tente, les bras chargés. Il s'assit devant l'entrée et entreprit d'allumer un feu qu'il alimenta avec ces ouvrages romantiques sans saveur ni intérêt.
Il regarda les flammes s'élever avec la sensation d'avoir évolué, d'être enfin le vrai Leïje.
Il jeta un dernier roman dans le feu puis rejoignit les fêtards en courant.
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