Chronique 2 | Chapitre 1

Chronique 2

Une collaboration forcée


Chapitre 1


Raphaël regarde Lucie et Matthieu disparaître, escortés à l'Anse-à-l'Orignal par la Garde Rajik. Il a beau avoir pleinement confiance aux Gardes et savoir, par Tavik, que ses deux plus grands arrivent sains et saufs à la maison, il éprouve un certain inconfort à ne plus les avoir à porté. C'est à cause d'Elizabeth bien sûr. Si on ne peut pas faire confiance à une mère pour s'occuper de ses propres enfants, sont-ils vraiment en sécurité quelque part?

— Les Magiciens ont séparé des enfants de leur famille pendant des siècles, il est tout à fait raisonnable de penser qu'ils peuvent donc s'en prendre à leurs propres petits, suppute Tavik. Les Réguliers le font aussi, si on se fie aux nouvelles que Gaby lit dans les journaux. Elle reçoit même des alertes sur son chuchoteur régu et ce ne sont pas uniquement ces inutilités au sujet de cette drôle de science régulière qu'ils appellent "météo"!

— Tu as raison. Les humains ne sont pas toujours très logiques. Allons-y avant que McLeod fasse une syncope.

Il va remercier la dernière soeur van Meierlindt présente d'avoir veillé sur ses ados et quitte la Librairie Astrid. Une fois sur le trottoir, il salue et remercie Octavia, la Gargouille protectrice. La silhouette apparaît sur le mur de pierre, son visage grotesque aux traits canins arborant une expression solennel.

— C'est toujours un honneur de servir les Sentinelles, vous n'avez pas à me remercier.

C'est un demi-mensonge et les deux le savent. Les Gargouilles sont des êtres très fiers et ils apprécient la reconnaissance à un degré quelque peu narcissique. Comme Raphaël tient à rester dans les bonnes grâces de celles qui possèdent un pouvoir absolu sur les bâtiments qu'elles protègent - hors de question de prendre le risque de voir un plafond lui tomber sur la tête quand flatter l'ego de ces mastodontes de pierres est aussi simple! -, Il fouille dans sa poche et en sort une petite pierre bleue à la texture résineuse.

— Tenez, dit-il, c'est pour vous.

— Oh, un lapis lazuli de l'Anse-à-l'Orignal! Il y a longtemps que je n'en ai pas vu!

Avec une expression gourmande, Octavia sort une langue fourchue et attrape la pierre que Raphaël lui lance. Elle la savoure ensuite comme un bonbon au sucre d'érable, les yeux mi-clos.

— Merci, ce goût de sel marin et d'embrun est vraiment unique au monde... Au plaisir de faire à nouveau affaire avec les Sentinelles, termine la Gargouille avant de disparaître dans le mur.

En se dirigeant vers le poste de la SMQ, Raphaël espère que son offrande aura un peu rasséréné la Gargouille. Normalement, celles-ci dorment le jour et se réveillent la nuit. D'ailleurs, la présence du soleil limite leurs pouvoirs, les restreignant à la structure qu'elles protègent. Elles ne prennent leur forme de créature ailées que la nuit. On dit qu'elle contrôle la gravité et que c'est pour cette raison qu'elles arrivent à voler et être des gardiennes et des protectrices aussi efficaces. Certains croient qu'elles sont une manifestation différentes des Élémentaux de Terre, mais ce serait simplifier le phénomène.

Parlant d'Élémental, Jules laisse apparaître sa tête serpentine - sa forme préférée - entre deux boîtes à fleurs, lui jetant un regard curieux.

— Tu peux y aller, Jules. Et merci encore. Ta contribution a certainement sauvé la vie de Kristian.

Beaucoup plus humble qu'Octavia la Gargouille, Jules incline la tête, cligne d'un oeil puis se fond dans le sol. Il ne sera pas très loin, juste au cas ou son ami Raph aurait encore besoin de son aide.


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Géraldine Porrènes est vidée! Elle ne l'avouerait à personnes, mais les missions de sauvetage ne sont plus de son âge. À bientôt 81 ans - elle avait 36 ans lorsque son fils est né -, il aurait été bien plus approprié de passer l'après-midi à boire le thé en se faisant masser au Manoir ou à mariner dans un spa plutôt qu'à fouiller des décombres à la recherche de survivants. Mais elle a bien l'intention de voir son petit fils rentrer à l'école la semaine prochaine et pour ça, il faut le retrouver.

En réalité, Géraldine Porrènes aspire à bien davantage que de voir Damien rentrer à Barbe-Hallay. Elle ambitionne de le voir devenir un homme et réussir dans sa vie d'adulte. Si elle est sincère, elle entend vivre encore quarante ans. Les femmes Porrènes ont toujours vécu jusqu'à un âge très avancé et Géraldine n'a pas l'intention de faire exception à la règle.

Trois enfants sont morts cet après-midi. Pour deux d'entre eux, l'impact de l'explosion initiale a été tel que seulement quelques morceaux de leurs cadavres ont pu être récupéré.

C'est pourquoi Géraldine s'inquiète autant. Les Gardes ont beau prétendre que la fille de Raphaël est vivante et qu'elle est en compagnie d'un garçon, rien n'indique que ce garçon soit vraiment Damien. Après tout, ces deux enfants n'ont pas encore été retrouvé.

Mais comment Églantine a-t-elle pu perdre deux enfants ainsi!

Comment un des Globes pluri-dimensionnels de l'Ordre des Collecteurs a—t-il pu être envahi ainsi?

Et si même les globes de l'Ordre ne sont plus imprenables, où s'en va le monde?

Géraldine n'a pas été invitée à la réunion des forces de l'ordre. Maintenant qu'elle les a fait pénétrer dans ces fichus jardins FierTrèfles, ils n'ont plus besoin d'elle, mais elle n'entend pas quitter les lieux pour autant. Elle veut - elle a besoin de - savoir où est Damien. Et qui sait, ils auront peut-être encore besoin de ses talents d'artificière.

— Professeure Porrènes, la salue Raphaël Kapesh en entrant au poste de la Sûreté.

Lui aussi a l'air épuisé et inquiet. En réalité, ils le sont tous. Son teint, normalement d'un cuivré gorgé de soleil est terne et ses yeux laissent paraître une tristesse et une inquiétude qu'il réussit généralement à dissimuler lorsqu'on le voit en public. Géraldine s'est procuré tous ses livres, même ceux pour enfants. Il a du talent, mais ça, elle l'a toujours su. Leur promotion, à Karl, Marisol et lui a été la dernière à laquelle elle a enseigné. Ces jeunes ont terminé leur cours à Barbe-Hallay l'année où elle a pris sa retraite.

— Soyez rassurée, professeure, vous serez la première avertie lorsque les Gardes trouveront les enfants.

Géraldine le remercie d'un signe de tête, trop épuisée pour dépenser le peu d'énergie qui lui reste à utiliser la parole. Devant elle, Raphaël recoiffe ses longs cheveux d'ébène, puis après une profonde inspiration, il redresse les épaules et se dirige d'un pas décidé vers la salle de réunion.

Amusée, la professeure surprend le regard gourmand de la réceptionniste qui suit l'écrivain du regard. Même adolescent, Raphaël a toujours eu cet effet sur les filles de son âge. Sauf que lui n'en voyait qu'une... et cette fille a fini par le trahir.

— La vie est injuste, ma pauvre enfant, dit Géraldine en s'agrippant de son mieux aux bras de sa chaise pour se lever.

Ses genoux! Vraiment, de quoi est-elle allée se mêler en fouillant les décombres?

— Voulez-vous quelque chose, madame? demande la réceptionniste en bondissant sur ses pieds tel un Jack Russell qui vient de voir un renard passer. Laissez-moi aller chercher ce dont vous avez besoin!

— Désolée... je crains que seule moi puisse m'acquitter de cette tâche. Où sont vos toilettes?

La bouche de la jeune femme forme un O presque parfait tandis qu'elle sort de derrière son comptoir pour se précipiter et lui prendre le bras - elle doit avoir l'air encore plus vieille que d'habitude pour que cette femme croit qu'elle a besoin de soutient pour se déplacer.

— Je vais vous escorter. Et ensuite, j'irai nous chercher à manger, maintenant que monsieur Kapesh est arrivé, je peux bien aller souper! Que diriez-vous d'une bonne lasagne. Gianni est juste à côté, je pourrais aller nous chercher quelque chose en attendant des nouvelles?

Bonne idée! Inutile de se laisser mourir de faim, sinon, qui s'occupera de ce petit garnement lorsqu'il reviendra? Et puis, le risotto de Gianni est délicieux!


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Vincent McLeod et Simon Parish se font face, se défiant du regard comme deux chiens qui ne veulent pas lâcher le même morceau de viande. Il faut dire que dans le meilleur des cas, la Sûreté Magique du Québec et la Défense Magique Canadienne ne coopèrent pas facilement et comme c'est loin d'être le meilleur des cas, l'harmonie est quelque peu dissonante. Le commandant du poste de Kakinanga a eu la sagesse de commander de quoi nourrir les officiers qui n'ont pas arrêté de la journée. Les Sorciers tout particulièrement brûlent des calories à une vitesse folle et Parish, le chef régional de la DMC a déjà englouti la moitié d'un poulet et s'attaque à une deuxième cuisse.

— Kapesh! fait le Métamorphe. Je peux comprendre que tu veuilles plus travailler avec la SMQ, mais tu devrais faire parti de mon équipe plutôt que de perdre ton talent à écrire des histoires!

"On peut toujours compter sur les ours pour leur délicatesse légendaire", pense Raphaël en prenant place à table.

— Tu vas devoir te contenter de m'avoir comme consultant,, Simon, il est hors de question que je reprenne du service de manière permanente.

L'autre ne répond pas et lui fait plutôt signe de se prendre une boîte de poulet rôti. Raphaël n'as pas faim, il est bien trop préoccupé pour ça. Cependant, comme vient de lui rappeler Tavik en fouillant dans une boîte laissée par terre à sa disposition:

— L'ours est peut-être impoli, mais il comprend qu'on a besoin d'énergie pour chasser.

Dans sa boîte, la Garde grise découvre une proie morte et encore tiède. Une enquêtrice pousse un cri aigu et pointe la direction de la Garde.

— Chef, y va pas manger ça!

— C'est une Garde, Joly, tu veux lui partager tes doigts de tofu?

— Non... mais c'est un lièvre... mort!

— T'aurais préféré que je lui amène vivant et qu'il le court partout dans le bureau?

Habitué à effrayer les inconnus, Tavik se réfugie sous une table dans le coin avec sa boîte. L'ours a même pensé qu'il préfère manger dans une tanière, à l'écart. La Garde ignore les magiciens et se concentre sur la proie. L'ours lui a cassé le coup, probablement d'une main. Tavik aurait pu attendre et manger plus tard, les Gardes sont bien plus résistante à la fatigue que les humains, mais il n'est pas assez fou pour refuser un repas gratuit.

— Bon, fait Simon Parish en s'essuyant soigneusement les doigts. Il y a des développements. D'abord, je vous présente Gracia Márquez, intendante Collecteure pour le continent américain. Elle a accepté de se joindre à nous en tant qu'experte de la sécurité des globes pluri-dimensionnels.

Raphaël remarque enfin une femme de son âge, vêtue d'une robe d'été très simple dans des teintes chaudes. Elle arbore quelques tatouages sur ses bras nus et contrairement aux FierTrèfles, ne possède aucun signes particuliers.

— Madame Márquez a quelque chose d'important à nous révéler, mais je termine les présentations d'abord.

Tous hochent la tête et le chef québécois de la DMC poursuit tandis que McLeod devient de plus en plus rouge.

— Tout le monde connaît Églantine FierTrèfles, Collecteure en chef de l'Ordre du Québec, Vincent McLeod de la SMQ ainsi que le commandant Charles Éthier qui accepte généreusement de nous prêter sa station. Monsieur Kapesh, consultant et spécialiste en recherche, ainsi que Samuel Latour, spécialiste en scène de crime, Dominique Joly, enquêtrice au département de la criminalité juvénile, Amélie Bernard, spécialiste médico-légale et moi-même.

Raphaël se demande si tout ce petit groupe a bien entendu le mordant avec lequel Parish a prononcé le mot "consultant" lorsqu'il l'a présenté. On dirait bien que le métamorphe arrive au bout de sa patience en ce qui le concerne. Mais Raphaël ne peut se permettre de sans arrêt risquer sa vie dans un métier qui le met en danger. Il sait bien que ses soeurs et leur grand-mère s'occuperait de ses enfants s'il n'était plus en mesure de le faire, mais pourquoi prendre de tels risques? Le sentiment d'accomplissement de résoudre une énigme, la satisfaction de mesurer son talent et son intelligence à d'autres et l'accomplissement d'une enquête réussie ne font pas le poids en comparaison du bien-être et de l'équilibre de ses enfants.

Et pourtant.

Le voici à nouveau attablé dans un poste de la SMQ, prêt à se mêler à une nouvelle enquête, même si, selon n'importe quel code de déontologie, c'est sans équivoque inconvenant lorsqu'on se rappelle que la principale suspecte est la mère de ses enfants.

À sa gauche, Gracia Márquez dépose deux sacs de prélèvement sur la table devant elle. L'un d'eux contient un objet ressemblant à la goupille d'une grenade. Le bouchon d'Étherium d'un noir profond parsemé de reflets multicolores est couvert d'inscriptions qui, à voir les expressions de tous autour de la table, sont inconnus à ces magiciens d'élite.

— Il s'agit du bouchon d'un détonateur de Spatioportance, dit Gracia Márquez. Mais ce dispositif ne peut être activée aussi simplement qu'en tirant sur la goupille.

— C'est impossible, riposte Églantine FierTrèfles. Il n'y a que des enfants qui sont entrés aux Jardins. Aucun d'entre eux n'aurait pu créer un enchantement pareil!

— Ça pourrait expliquer le rapport médical que j'ai reçu, marmonne Amélie Bernard en tapotant le dossier qui a remplacé son assiette de salade au poulet.

— Nous y reviendrons plus tard, fait Parish. Continuez, madame Márquez.

La femme hoche la tête et d'un mouvement discret, fait se soulever le deuxième sac afin que tous puissent le voir. Il contient un bout de quelque chose comme du verre. L'objet est d'une limpidité spectaculaire si ce n'est d'une de ses arrêtes ensanglantée. Les reflets à l'intérieur de l'objet sont changeant, rappelant l'effet d'une flaque de carburant sur l'eau frappée par les rayons du soleil.

— Qu'est-ce que c'est? demande Charles Éthier.

— Nous ne savons pas exactement, répond Márquez. Nous croyons qu'il s'agit d'une lame sacrificielle. En tout cas, il s'agit, sans équivoque d'une partie de l'instrument qui a forcé l'invasion du globe pluri-dimensionnel.

— Où avez-vous trouvé ça, demande McLeod, de plus en plus irrité que l'enquête glisse lentement mais sûrement entre les mains de la DMC.

— L'un était dans la poche du pantalon de Kristian Vestergaard, l'autre sur sa jumelle, Anya, répond Amélie Bernard. Le sang sur la pièce translucide est celui de l'adolescent. Tout porte à croire qu'il s'est infligé au moins une coupure lui-même, mais considérant son état physique, il est impossible d'en avoir la preuve.

— C'est impossible, soupire Églantine FierTrèfles.

— Soeur Églantine a raison, ajoute Gracia Márquez, en aucun cas ces enfants ont pu créer un dispositif aussi avancé. De plus, l'objet translucide est fait d'un alliage inexistant dans notre dimension. Par contre, je suis catégorique, c'est cet artifice qui a causé l'invasion du globe pluri-dimensionnel sous la supervision de la Communauté FierTrèfles.

Tous se regardent, choqué. C'est encore Amélie Bernard qui poursuit.

— Le rapport préliminaire envoyé par l'Hôpital Santa-Magica de Québec indique la présence de magie mnémonique chez Anya Vestergaard. Tout indique que quelqu'un contrôle, ou a contrôlé, cette enfant à distance.

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