CHRONIQUE 1. UNE VISITE EXPLOSIVE | Chapitre 1

CHRONIQUE 1.

UNE VISITE EXPLOSIVE


Chapitre 1


À Longueuil, sur la Rive-Sud de Montréal, dans un immeuble à appartement du vieux quartier, des cris retentissent en ce bel avant-midi de la fin août. Les voisins, pour la plupart partis au travail n'entendent pas la conversation, et c'est tant mieux car ils risqueraient de se poser des questions auxquelles ils ne sont peut-être pas prêts à entendre les réponses.

— Lâche-moi! crie un garçon mince, âgé de douze ans, caché sous le lit superposé qui occupe un angle de la pièce, s'agrippant de toutes ses forces à la structure du meuble.

— Sors de là, renchérit une adolescente de quinze ans à la longue chevelure auburn, exaspérée. Il faut se dépêcher sinon il ne restera plus que de vieux uniformes pourris, tachés et déchirés!

Sandy, l'adolescente, tire sur le pied de son jeune frère, Darcy, le seul bout de lui qu'elle a pu attraper avant qu'il ne disparaisse complètement. Elle hurle, irritée par son entêtement. Ça fait déjà une heure qu'elle argumente, supplie, menace, mais cette espèce de tête de Gargouille refuse de broncher.

— JE, NE, VEUX, PAS, Y, ALLER! éructe Darcy, tentant de faire encore plus de bruit que sa soeur aînée.

Mais comment un petit bonhomme aussi mince peut-il être aussi fort! Sandy a beau utiliser tout son poids et sa force, Darcy reste bien accroché.

— Ne fais pas ton bébé, Darce! dépêche-toi et sors de là.

— Tu n'as pas besoin de moi! hurle le garçon. Maman a dit que tu pouvais ramasser les livres qu'il me manque et mes effets scolaires toi-même.

Sandy pousse un long soupire, sur le point d'abandonner. Sous le lit, Darcy esquisse l'ébauche d'un sourire, sentant que la fin de cette confrontation ridicule est proche. Soudain, la pression sur son pied se relâche. Il replie sa jambe près de lui et frotte sa cheville, contrarié. Du bout des doigts, il effleure les demi-lunes creusées dans sa peau par les ongles durcis par le vernis. Le silence régnant dans la pièce est abrutissant. Darcy observe les pieds aux ongles peints en rose, chaussés de sandales de cuir de sa soeur se reculer, lui indiquant que leur propriétaire prend place sur la chaise du bureau situé en face de leur lit.

Sandy n'est pas idiote, elle connaît bien son petit frère. Elle sait qu'il craint les foules et comprend bien que c'est cette phobie qui le pousse à refuser de sortir de leur appartement. Tentant sa chance une dernière fois, elle opte pour une nouvelle stratégie et prend une grande inspiration, comptant jusqu'à dix dans sa tête, pour se calmer.

Lorsqu'elle reprend la parole, sa voix est douce.

— Certes, je peux ramasser les livres qu'il te manquent ainsi que tes effets scolaires. Je sais même quelle taille d'uniforme tu porteras. Toutefois, mon cher bébé-frère, comment choisiras-tu ton focus magique si tu ne viens pas avec moi?

Sandy - son prénom est en réalité Cassandre, mais personne sauf son père ne l'appelle jamais ainsi - perçoit, sous le lit du bas, les iris vairons de son frère. Les yeux, vert à gauche, bleu à droite, sont fixés sur elle, trahissant sa grande curiosité. L'adolescente ne réagit pas, mais elle sent que la victoire est tout près. Seul le dessus de la tête de Darcy sort de sous les couvertures, dévoilant une duveteuse touffe ébouriffée, blanche comme neige.

— Je pensais que les Secondaires 1 n'avaient pas l'obligation d'avoir leur focus personnelle. Il me semblait que l'école avait des baguettes d'apprentissage afin d'aider les élèves d'origine régues à se familiariser avec l'outil.

— D'abord, nous ne sommes plus des élèves du primaire, mais des étudiants de la meilleure école de magie de tout le continent, corrige Sandy, se gonflant de fierté. Et deuxièmement, ce n'est plus le cas cette année. La règle a changé parce qu'Éric Levasseur a accidentellement transformé l'eau des canalisations d'eaux usées dans toute l'archipel en lave. Le climat a été tellement bouleversé qu'on a eu un Beach party pour Noël! Un BEACH PARTY tu te rends comptes!!!

— Je n'avais pas trop compris pourquoi tu étais revenue avec des ananas et des bananes en décembre... souffle Darcy, songeur.

La perspective de posséder son propre focus magique est très alléchante. Il se demande déjà quel forme prendra cet objet. Il espère qu'il ne sera pas trop gros. Sandy lui a raconté qu'un des garçons de sa classe avait une batte de baseball comme focus. Quelle idée! Comment être discret avec un tel objet? Sandy a une bague qui l'aide à concentrer son énergie et sa magie. La plupart des gens ont des amulettes, des baguettes ou d'autres objets comme des pièces de monnaie anciennes, des bijoux, des pattes de lapin. Les cas du genre batte de baseball ne sont pas commun, heureusement.

— Et des noix de coco, soupire sa soeur, le ramenant à la conversation. N'oublie pas les noix de coco...

— Et des noix de coco, répète Darcy d'une voix lointaine.

Ce n'était pas Sandy qui avait passé l'hiver à manger de la crème de coco pour déjeuner. Heureusement que leur mère savait se réinventer en cuisine.

— Le conseil d'administration a déduit que les focus personnels étaient certes plus puissants et difficile à maîtriser pour les nouveaux étudiants, ils étaient néanmoins plus stables. Le lien créé entre le magicien et son focus diminue les risques d'accidents. De ce fait, ils ont décidé d'augmenter le service d'accompagnement aux étudiants issus de familles régues afin de leur donner la chance de passer aux Trésors des FierTrèfles.

— Les Trésors des FierTrèfles... répète Darcy, se résignant à sortir de sa cachette.

La curiosité le gagne. Il n'avait pas pensé à la possibilité d'aller explorer les mystérieux Jardins des Trésors des FierTrèfles. Tandis que Sandy poursuit, Darcy rampe à regret hors de sa cachette.

— Les Jardins incroyables où les soeurs FierTrèfles gardent les focus magiques les plus uniques de toute l'Amérique du Nord. Il paraît qu'elles y cachent également des artefacts et des talismans, mais je n'en ai pas vus quand je suis allée avec Mamie, acquiesce Sandy.

Darcy soupire tristement au souvenir de sa grand-mère. Victoria McGregor est décédée l'année précédente. C'est grâce à elle que Sandy et Darcy connaissent l'existence de la magie, leur père n'étant qu'une présence sporadique dans leur vie. Les adolescents McGregor ne le voient qu'à l'occasion l'été ou durant les vacances des Fêtes. Leur mère n'est pas magicienne mais l'appartement reste connecté au monde magique afin que les enfants McGregor restent en contact avec lui.

— Tu n'as pas à avoir peur, bébé-frère, souffle gentiment Sandy alors que Darcy enfile ses chaussures sport. Tu ne seras pas le seul bizarroïde de l'école. J'ai même l'impression que tu seras plutôt banal avec tes yeux dépareillés.

— On verra bien.

L'expression de Darcy est difficile à interpréter lorsqu'il se redresse et jette un regard vers sa soeur. Elle lui fait néanmoins un sourire plein d'encouragement, espérant qu'il se décide enfin à la suivre.

— Il faudrait bien que tu arrêtes de m'appeler bébé-frère, dit-il en étirant les bras bien haut au-dessus de sa tête. J'ai presque treize ans maintenant.

— Mais tu es mon bébé-frère!

— Ça ne fait quand même pas très sérieux.

— Tu as raison. Je le ferai seulement lorsque nous serons seuls.

Darcy se dit qu'il n'obtiendra pas mieux. Il sait très bien que Sandy lui accorde l'argument parce qu'elle est pressée de rejoindre ses amies Lucie Kapesh et Luna Villanueva. Prenant sa casquette et son sac, Darcy se dirige vers la cuisine avant de perdre courage. Sandy bondit sur ses pieds et le suit, soulagée.

— As-tu pris ta potion solaire? demande la grande soeur.

— Oui, je l'ai prise ce matin. J'avais pensé aller faire du vélo si tu me laissais tranquille.

L'appartement des McGregor est minuscule. Une seule chambre à coucher, une salle de bains où sont coincés une baignoire, la cuvette des toilettes, un micro-comptoir avec lavabo, la machine à laver et le sèche-linge. Le panier de lavage est dans la pièce à vivre - celle-ci étant séparée en deux par un comptoir - du côté salon. C'est là que Charlotte Mackenzie a dormi tout l'été, laissant la chambre aux lits superposés à ses enfants. Maintenant qu'ils seront tout les deux pensionnaires, Darcy se demande si leur mère ne devrait pas se créer une chambre où elle pourrait être confortable. Sandy et Darcy pourront bien se partager le salon durant l'été et les vacances des fêtes.

Dans la minuscule cuisine, une petite table ronde où ils se sont entassés à trois tout les soirs d'été envahi l'espace entre les armoires, le réfrigérateur et la cuisinière. L'endroit est exigu et triste, seules quelques assiettes ornementales égayent pauvrement le mur. Darcy aimerait presque que sa mère rencontre un compagnon. L'idée d'avoir un beau-père ne l'enchante pas particulièrement, mais il a peur que sa mère se sente bien triste seule dans leur appartement.

Comme les appartements réguliers ne possèdent pas de portail magique, Victoria a trafiqué la cuisinière afin qu'elle soit reliée au Réseau de Transport Public du Québec. Darcy n'a aucune idée de comment le Spatioportage fonctionne, mais leur cuisinière transformable fonctionne très bien autant en mode cuisinière qu'en mode Spatioportail. Darcy débute donc les préparatifs du départ. Il met la casserole qui reposait sur un rond du poêle sur la table, relève la partie où se trouvent les éléments et abaisse la porte du fourneau.

— Tu sais bien que je ne pouvais pas faire ça, admet Sandy en ouvrant l'armoire au-dessus du réfrigérateur pour ramasser les cristaux servant à payer leur passage.

— Ça valait la peine d'essayer, dit Darcy en retirant les grilles du four, les installant dans l'évier.

— Tien, c'est étrange, fait Sandy en fouillant dans la jarre où leur grand-mère avait l'habitude de ranger les cristaux rechargeables. Il me semblait qu'il en restait plus que ça.

— Tu as du mal compter la dernière fois, déduit Darcy.

— J'en échangerai au bureau de transport avant de rentrer.

— Au fait, tu me dois toujours une crème glacée, tu te souviens? repense Darcy en grimpant dans le fond du four.

Sandy lui tend son titre de transport et retourne le pot dans l'armoire au-dessus du réfrigérateur. Elle grimace, un peu déçue que Darcy n'ait pas oublié l'incident menant à la promesse de crème glacée.

— S'il nous reste assez d'argent après avoir fait tous nos achats, on verra, concède finalement la grande soeur.

— Arrange-toi pour qu'il en reste. Ce n'est pas très gentil de jeter des Tisseuses de Lacets sur les Régus. Si Mamie était encore là, elle t'aurait certainement punie.

— Ils le méritaient. Ces petits imbéciles t'ont fait la vie dure toute l'année, Darce!

Elle a raison. Les petites brutes de son école ont passé l'année à le malmener. Darcy n'en avait pas fait de cas et avait endurer l'intimidation, les insultes et les mauvais coups avec indifférence. Il pouvait survivre à ça, considérant qu'à la rentrée, il ne les reverrait plus. Ces gars deviendraient sûrement des voyous et des bandits, tandis que lui, il apprendrait à maîtriser la magie!

Néanmoins, lorsque Sandy était revenue au début de l'été et qu'ils avaient croisé les garçons en train de faire de la planche à roulettes au parc, ceux-ci s'étaient moqué de Darcy une fois de trop. Furieuse, l'adolescente avait sorti de sa poche les dernières Tisseuses de lacets qu'elle avait achetées dans une boutique de la Pointe-Souffrée durant l'année. Les minuscules araignées s'étaient jetées sur les garçons, entortillant leurs lacets en une fraction de seconde, entraînant tout les malotrus dans une chute rocambolesque. Darcy et Sandy avaient tellement rit qu'ils en avaient eu mal aux côtes pendant des heures.

Darcy lui tend la main, un sourire aux lèvres. L'effet causé par les Tisseuses ne durait pas longtemps et n'était pas dangereux, mais ce n'était quand même pas très juste de s'attaquer aux Régus de cette manière. Cela avait quand même été très drôle. Il devait admettre que ça lui avait fait du bien pour une fois de sentir qu'il y avait quelqu'un de son côté.

Sandy déteste prendre le Réseau de Transport Public. Elle prétend que ça lui laisse une odeur de bacon dans les cheveux. Elle agrippe néanmoins la main de son frère qui l'aide à grimper près de lui dans la cuisinière. Ils doivent se presser l'un contre l'autre et faire attention de ne pas se heurter contre la hotte du poêle.

— Prêt? demande Sandy.

— Prêt, confirme son petit frère. À trois?

Se tenant par la main, ils comptent.

— Un, deux, trois, Kakinanga! lancent-ils joyeusement, activant leur titre de transport d'une impulsion magique.

Un nuage de fumée multicolore enveloppe les deux adolescents, chatouillant leur peau et leurs narines. Lorsque celui-ci s'estompe, il ne reste plus que la cuisinière ouverte et les grilles du four - sans doute les grilles les plus propres de tout le Québec -, trempant dans l'évier.

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