CHAPITRE 2 : La plume de l'aigle


Faelan serrait les dents. Il luttait contre la douleur qui pulsait de ses pieds jusqu'à son crâne à chaque fois qu'il foulait le sol. Il devait marcher au rythme imposé par ses ravisseurs. La montée vers le col d'Endoran l'épuisait. Le chemin était plus abrupt que prévu. Et le vide sur sa droite l'oppressait. Un seul faux pas et il entraînerait tout le monde dans sa chute.

Le jeune homme analysa la situation.

Ceux qui l'avaient capturé obéissaient tous à l'homme au bandana. Faelan chercha des signes d'appartenance, sans en trouver. Soit cet inconnu demeurait neutre, soit il cachait son allégeance. Si oui, pourquoi ? Œuvrait-il pour le compte d'un Prince d'Alnasar ? Ou pour des mercenaires ?

Ou pour son propre compte. Mais dans ce monde chaotique soumis à la loi du plus fort, rares étaient les personnes qui agissaient seules. Elles avaient toutes besoin d'un maître puissant qui assurait travail et protection.

Un coup de fouet claqua.

La douleur qui pulsa dans le dos de Faelan lui arracha un cri. Il vacilla. Il fit deux pas en avant pour se rattraper avant de dégringoler vers la vallée.

— Tu es trop lent, démon aux cheveux blancs ! gronda un mercenaire.

Faelan lui décocha un regard mauvais. C'était tout ce qu'il pouvait faire. Il n'avait pas gagné assez de forces pour utiliser la magie. Et chaque pas qu'il faisait l'affaiblissait.

— Nous devons atteindre le col avant midi, avance !

Le Mahedi releva le menton vers la pente. Il apercevait le chemin qui formait des lacets mais ne voyait pas la fin de la montée. Le sentier se perdait de temps en temps derrière de gros rochers.

Faelan devait à tout prix s'échapper.

Le soleil tapait le côté que le groupe de prisonniers gravissait. Faelan sentait couler sa transpiration le long de son dos et sur ses tempes. La sueur se mêlait à son sang là où il s'était cogné contre un rocher. Malgré ses vêtements, le Mahedi subissait la morsure ardente de l'astre diurne. Il détestait la chaleur. Elle le rendait nerveux. Elle l'empêchait de réfléchir correctement.

Et malgré l'altitude, elle ne baissait pas.

Pas après pas, les prisonniers progressaient sur la corniche. Le vide changeait de côté au fil des lacets que dessinaient le sentier. Par moments, ils durent se baisser et s'aider de leurs bras pour grimper. Des rochers de plusieurs mètres entravaient le passage. Faelan pestait intérieurement mais ne laissait rien transparaître. Il avait appris à se contrôler, au fil des années. Son apprentissage ne permettait rien aux émotions. Il agissait pour servir sa cause. Il était un pion sur l'échiquier des Anciens Dieux. Un pion important, pour que la Première Dame daigne l'envoyer à Alnasar. A moins qu'il ne fût un fou.

Ses pensées divaguaient et devenaient de plus en plus décousues au fur et à mesure qu'ils grimpaient entre les rochers. Le fouet des mercenaires claqua trois autres fois. Homme ou femme, leur bourreau frappait sans distinction. Il aimait entendre crier ses victimes. Et cela répugnait Faelan, qui se jura de plonger sa lame dans le cœur de cette horrible personne.

Quelques minutes plus tard, l'homme à l'œil crevé ordonna une halte, ce qui surprit Faelan.

— Détachez les prisonniers. Ils monteront deux par deux.

— Et le démon aux cheveux blancs ? demanda un homme.

— Je le surveillerai personnellement, décida Rord.

Un adolescent dénoua les liens qui reliaient Faelan au reste du groupe et l'attacha à la taille de son chef. Les autres prisonniers furent placés deux par deux et commencèrent l'ascension entre les rochers. Cela ressemblait davantage à de l'escalade qu'à de la marche, à ce stade.

— Depuis l'temps qu'on d'mande aux Princes d'sécuriser c'passage ! grogna un homme âgé à l'intention de Rord.

— Tu sais bien qu'ils sont tous égoïstes, Varn, répondit Rord. Ils ne veulent pas faciliter l'accès à ce col pour protéger Alnasar.

— N'empêche qu'on perd d'la marchandise !

Des esclavagistes, voici ce qu'ils étaient, conclut Faelan.

Ou bien leur trafic était encore plus sombre qu'il ne le pensait.

Dans tous les royaumes d'Ismahen, seule la cité-état d'Ahmar interdisait l'esclavage. Son gouverneur ne désirait pas baigner là-dedans. Ce qui soulevait parfois des débats houleux. Certains nobles voulaient abroger cette loi, d'autres se satisfaisaient de ne pas être aussi barbares que leurs voisins.

Un cri terrifié tira Faelan de ses pensées.

Un homme venait de rouler sur une pierre. Incapable d'arrêter sa chute, il entraîna la femme enchaînée à ses pieds avec lui. Les deux victimes tombèrent sur plusieurs centaines de mètres et se fracassèrent en contrebas.

— Qu'est-ce que j'disais..., maugréa Varn. Sont incapables d'tenir debout, ces gueux !

Faelan observait avec une fascination morbide les pierres tachées de sang. Il voulait faire croire qu'il ne prêtait aucune attention à la conversation de ses ravisseurs. En vérité, il ne perdait rien des échanges entre Rord et Varn.

— On d'vrait piller les villages des vallées ! déclara Varn avec véhémence. Sont riches, à c'qu'on dit ! On serait...

— Es-tu devenu fou, mon frère ? le coupa Rord. Les villages de ces vallées sont certes riches, oui, mais pourquoi sont-ils aussi riches, à ton avis ? Ils n'ont aucune raison de l'être : ils ne vivent que de leurs bêtes ! Alors pourquoi sont-ils aussi riches ? Réfléchis !

Varn haussa les épaules.

— Ils sont riches car ils sont placés sous la protection d'Alnasar. Les aigles des Princes-Mahedi veillent sur leurs sujets. Ils ne toléreront pas le moindre écart de notre part. Cela fait partie de notre pacte avec eux !

Faelan leva les yeux vers le ciel. Les rapaces royaux fendaient les airs en silence et planaient au-dessus des sommets et des vallées. Un moyen parfait pour surveiller les montagnes. Le jeune homme n'avait pas songé à se cacher de leur vue perçante. La Première Dame ne l'avait pas non plus mise en garde à propos de cela.

— Assez perdu de temps ! tonna Rord. Avançons !

Les autres prisonniers s'engouffrèrent dans le passage rocheux sous l'œil attentif de Varn. Rord fermerait le passage avec Faelan.

— Toi, le Mahedi ! l'interpella Rord. Tu devrais savoir quels aigles sont aux Princes et nous surveillent, non ? Avec ta magie maudite...

Faelan dévisagea Rord sans daigner parler. Ce silence volontaire agaça visiblement le borgne, car il frappa la roche à côté du visage de Faelan en poussant un cri de rage et de douleur.

— Mais parle, bordel ! Les démons n'ont-ils pas de langue ? Tu...

— Rord, tu peux y aller ! résonna la voix de Varn en haut.

Le borgne soupira et poussa Faelan pour qu'il passe devant lui.

Le sentier se perdait dans la roche et devenait une véritable piste d'escalade. La paroi offrait cependant de nombreuses prises. Faelan s'appuya sur ses bras pour se hisser dans son environnement. Derrière lui, son ravisseur lui donna quelques indications en bougonnant. Rord devait connaître ce chemin par cœur. Mais Rord n'avait pas la condition physique de la jeunesse. A deux reprises, il s'arrêta pour reprendre son souffle. Si rien ne les enchaînait tous les deux, Faelan l'aurait déjà semé. Ou poussé dans le vide.

A chaque pause, Rord essaya de dialoguer avec Faelan. Il cherchait un sujet différent à chaque tentative pour le forcer à parler. Mais le Mahedi resta aussi silencieux qu'une tombe. Il ne voyait pas l'intérêt de discuter avec un homme tel que Rord.

A Ahmar, Faelan était réputé pour son mutisme. Il laissait sa sœur s'exprimer pour eux deux. Et elle le faisait à merveille. Un peu trop, parfois, selon leur mentor.

Finalement, Rord se tut avant d'entamer l'ascension des derniers mètres. Il avait besoin de toute sa concentration pour se hisser entre les rochers.

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent enfin le col.

Faelan souffla et fut impressionné par la cuvette formée en contrebas. Un lac de glacier à l'eau turquoise occupait presque tout l'espace. Des torrents cascadaient depuis les neiges éternelles et alimentaient le lac. Dans le ciel, les échos poussés par les cris d'un aigle royal résonnaient.

— La douane ouest d'Alnasar, déclara Rord.

Faelan tourna la tête vers la gauche et vit, sur une étendue d'herbe sur les berges du lac, une maison en pierres assez large et assez longue pour accueillir une vingtaine de personnes. Des soldats vêtus de longues tuniques rouges montaient la garde tout autour du lac. Les oriflammes d'Alnasar, un aigle couronné, noir sur champ écarlate, se tordaient dans les bourrasques, attachées au sommet de hauts piquets en bois.

— Rord ! lança une voix grave.

Faelan pivota vers la droite. Un soldat était installé sur un rocher et saluait le borgne d'un geste de la main. Preuve de son grade élevé, il portait au côté une épée de belle facture avec un rubis incrusté dans le pommeau. Ce minerai ne se trouvait pas dans les Monts-Nuages, ou très rarement. Une broche en forme d'aigle aux ailes déployées maintenant une grande cape grenat.

— Comment vas-tu, vieux brigand ? continua le soldat. Tu nous ramènes encore des esclaves, à ce que je vois... Tu sais, Alnasar croule de plus en plus sous les bouches à nourrir. Certains propriétaires n'hésitent pas à tuer leurs esclaves pour dépenser moins d'argent dans la nourriture.

— Impossible ! Alnasar est la cité la plus riche du continent !

Le soldat haussa les épaules avant de focaliser son attention sur Faelan.

— Tiens, un démon aux cheveux blancs. Cela faisait longtemps que je n'en avais plus vus... Je croyais qu'ils étaient tous morts.

— Tu peux essayer de lui poser la question, grogna Rord. Mais il est muet comme une tombe.

— Je n'avais pas l'intention de lui parler. Tu comptes l'amener aux Princes, je suppose ?

— Oui. Je sais qu'ils cherchent les personnes aux cheveux blancs. Ils vont me donner un bon pactole, je le sens !

— N'espère pas grand-chose...

Le soldat se leva tandis que les mercenaires attachaient les prisonniers de nouveau entre eux. Ils repartirent ensuite sur le sentier qui menait au bord du lac. Dans le dos de Faelan, les discussions entre Rord et le gradé allaient bon train mais le Mahedi sentait une certaine tension.

Sur les bords du sentier, postés sur des rochers, ils croisèrent des soldats d'Alnasar. Preuve de l'opulence de la cité, les pièces d'armure étaient en or, ou recouvertes de dorures. Les casques consistaient des chef d'œuvre d'orfèvrerie : le métal était façonné de telle sorte à ressembler à des plumes d'aigles. Et de véritables plumes, peintes en rouge, ornaient le sommet des heaumes.

Si Alnasar affichait ainsi sa richesse, pourquoi ses nobles peinaient à nourrir leurs esclaves jusqu'à les tuer ?

— Halte !

Un autre soldat, plus imposant que l'autre, sortit du bâtiment.

Ils étaient parvenus aux berges du lac. Faelan observait les petites vaguelettes qui léchaient les rochers plats.

— Trois aigles d'or par tête ! réclama le gros soldat.

— Trois ? répéta Varn, choqué. La dernière fois, c'était deux !

— J'applique les ordres des Princes, répondit le soldat. Si tu refuses, je te tuerai. Suis-je assez clair ?

Varn bougonna mais fouilla dans sa bourse pour trouver les pièces. Son frère arriva et salua le soldat.

— Tu nous fais payer ? s'étonna-t-il.

— La loi est la loi.

— Depuis quand tu l'appliques à la lettre ? Et ce serait à nous de réclamer de l'argent : nous t'amenons un garçon aux cheveux blancs !

Le soldat regarda Faelan, impassible. Puis, il reporta son attention sur Varn et sur Rord.

— Et alors ? Qu'est-ce qui vous fait croire que ce gosse est de sang Arkhaäl ? Il a peut-être teint ses cheveux en blanc.

— Qui voudrait se teindre les cheveux dans cette couleur ? répliqua Rord. C'est mauvais signe ! C'est un suppôt de la Grande Ombre !

Le cri d'un aigle résonna au-dessus du lac.

— Méfie-toi de ce que tu dis, susurra le soldat avec un sourire. Les princes te surveillent. Tu pourrais le payer de ta vie... Allez, assez bavardé ! Sors ton argent et paye la taxe pour toi et les prisonniers que tu ramènes !

Les deux frères mirent leurs économies en commun. Hélas, il s'avéra rapidement qu'ils n'avaient pas assez. Ils ramenaient huit prisonniers. Avec eux, ils devaient payer trente aigles d'or. Ils n'avaient que vingt-et-une pièces.

Le gros soldat et le gradé s'approchèrent, menaçants. Le premier soupira et croisa les bras. Le second claqua des doigts, ce qui rapprocha cinq soldats d'Alnasar prêts à en découdre.

— Je t'apprécie, Rord, alors hâte-toi de trouver une solution. Sinon, j'ai... quelques idées à te proposer.

— Lesquelles ? grogna Rord.

— Soit tu nous autorises à tuer quelques prisonniers. Soit tu nous donnes le garçon aux cheveux blancs.

— Hors de question ! Ce gamin me rapportera gros !

— Soldats ! Tuez trois personnes !

Les lances s'abattirent et transpercèrent trois victimes au hasard. Les corps tombèrent aux pieds de Faelan, qui demeura impassible. Le sang de l'une des prisonnières morte coula sur la pierre plate et se répandit dans le lac.

— J'aimerais m'entretenir avec le garçon, ajouta le gros soldat.

— Tu comptes nous l'rendre ? grogna Varn.

— Ne sois pas impoli, mon ami, tu risques de rejoindre les autres.

Il fit signe à deux gardes de se saisir de Faelan et de l'amener à l'intérieur de la bâtisse. Le Mahedi découvrit une grande pièce aménagée pour supporter le froid de l'hiver. De la paille couvrait le sol, ainsi que des peaux de bêtes. Un feu de cheminée brûlait dans l'âtre. Le plafond était haut et accueillait un étage en bois sur lequel devaient dormir les soldats. Faelan s'était trompé, en voyant le bâtiment depuis le col : il pouvait accueillir plus de cinquante personnes, pas vingt.

— Détachez-le, ordonna le soldat à ses hommes.

L'un des guerriers tira sa dague et découpa les liens de Faelan.

— Laissez-nous.

Faelan se retrouva seul face à ce soldat d'Alnasar. Ce dernier alla vers une table et versa deux coupes de vin. Il en proposa une à Faelan, qui refusa. Le soldat grogna mais se contenta de boire.

— Tu as l'intention d'aller à Alnasar ?

Faelan hocha la tête.

— Es-tu capable d'utiliser le Don Ancien ?

Faelan dévisagea l'homme. Sa réponse pouvait le condamner ou le sauver. Il ignorait pourquoi il lui posait cette question et cela l'effrayait.

— J'ai besoin de toi, insista le soldat.

— Pourquoi ?

— J'aimerais que tu m'aides à me débarrasser d'un Prince.

— Les Princes sont des Mahedi, murmura Faelan. Actuellement, je ne suis pas assez puissant pour envisager d'en tuer un.

— Donc, tu es bien un Mahedi. Tu possèdes la magie.

— Oui.

— Que vas-tu faire à Alnasar ?

— Je dois trouver quelqu'un.

Faelan refusait d'en dévoiler davantage. Son éventuel allié n'avait pas besoin d'en savoir plus. Le soldat fit un pas en avant.

— Aide-moi, Mahedi.

— Je ne puis accorder ma confiance aux gens que je ne connais pas.

— Je peux te faire passer la douane, libre, et tu refuses de m'aider ?

— Comment puis-je vous croire ?

Le soldat soupira. Il déposa son verre de vin et s'approcha du mur derrière un bureau en bois verni. Il décrocha une plume d'aigle et retourna auprès de Faelan.

— A Alnasar, les aigles sont des animaux sacrés. C'est le symbole de notre cité et l'incarnation de notre divinité protectrice. Recevoir une plume est un honneur et un signe de bénédiction. Puisse-t-elle t'apporter toute la chance dont tu auras besoin.

Faelan se saisit de la plume. A travers le Don, il entendit une note agréable. Cette plume était enchantée par magie. Un Mahedi y avait mis son énergie.

— Qui dois-je tuer ? demanda Faelan.

— Le Prince Aezio.

— Pourquoi voulez-vous sa mort ?

— Il m'a fait des promesses qu'il n'a jamais tenu. Il a, entre autres, tué ma sœur et ma fiancée. Depuis, je n'ose pas retourner à Alnasar. Je dirige cette garnison et je me tiens éloignée de la ville. Méfie-toi, Mahedi, Alnasar est une ville corrompue et maudite. Je suis bien heureux de ne plus y vivre. 

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