Et les Ténèbres apparurent
Le ballon s'approchait à toute vitesse du gardien de but. Le temps réglementaire était passé. On était déjà dans la dernière minute du temps additionnel. Le score était d'un but à zéro pour Yanmar Diesel(1). Mais leurs adversaires du Mitsubishi Heavy Industries(2) poussaient encore. Et ce tir était celui de la dernière chance, celui que le gardien de l'équipe du fabricant de moteur devait à tout prix arrêter pour éviter les prolongations. Ses coéquipiers n'avaient plus de forces, les adversaires avaient encore du jus. Plus encore, ils avaient de la motivation, de la hargne, la rage de vaincre. Si le gardien encaissait ce tir, il y aurait une égalité et la Coupe du Japon filerait entre les doigts du Yanmar Diesel. En somme, c'était l'action finale. Ou plutôt, cela devait être l'occasion finale. C'était le dernier tir, il était le dernier rempart.
La détermination peinte sur son visage, le gardien approche sa main de sa poitrine. Il sentit son cœur, ses aspirations, celle de ses coéquipiers. L'équipe était unie et la volonté des joueurs ne faisait qu'une. En lançant sa technique, le jeune homme cria d'un aplomb rageur. Le choc fut terrible. La balle tournait encore sur elle-même, comme si elle était animée d'une volonté propre, celle de passer coûte que coûte. Mais le gant en caoutchouc ne s'effrite point, et la main resta ferme. Lentement, la balle ralentit sa rotation et la fumée émise par la friction entre la gomme et le cuir se dissipa. On entendit les trois coups de sifflet final : c'était la fin du match. Dans les gradins, les spectateurs exultèrent de joie lorsqu'ils entendirent le commentateur Shogi Bishop Sn annoncer les vainqueurs du tournoi.
« Et c'est la fin du match ! Une semaine après leur cruelle seconde place à la fin du championnat, Evans, grâce à la technique de la Main Magique, vient sauver son équipe du Yanmar Diesel ! Les Sakuras remportent cette édition 1968 de la Coupe du Japon sur la plus petite des marges : un but à zéro ! Malheureusement, les Reds du Mitsubishi Heavy Industries s'inclinent pour la deuxième année consécutive en finale de cette compétition. Encore une fois, il semblerait que le talent de leur capitaine n'ait pas suffi à... »
N'ayant même pas remarqué qu'il s'était arrêté de respirer, le gardien reprit son souffle. A présent que toute la tension s'était évaporée, il se rendit compte de son état de fatigue. L'énergie exploitée pour réaliser ce dernier arrêt lui avait pris toute la vigueur qu'il lui restait et son bandeau orangé ne pouvait même plus éponger sa sueur. Complètement vidé, il lâcha le ballon regarda la paume de son gant gauche. Au centre, le caoutchouc rouge s'était complètement noirci. La force du tir était décidément sans pareil. Penser qu'un vétéran pouvait encore avoir autant de puissance dans ses tirs...
–David !
Une voix joyeuse interpella le gardien au bandeau et le tira de ses pensées.
–Viens avec nous, on va fêter notre victoire au restaurant ! C'est le coach qui invite !
–Je fais un petit truc et j'arrive !
David chercha sur le terrain le capitaine de l'équipe adverse. Mais ce dernier avait déjà disparu. Le jeune homme approcha un des adversaires avec son entrain habituel.
–Dis-moi, tu saurais où est allé votre numéro dix ? Je voudrais le féliciter pour son match.
L'adversaire leva un sourcil, se demandant peut-être si David s'adressait bien à lui, puis lâcha d'un ton dépité.
–Je n'en ai aucune idée, et je n'en ai rien à faire.
David cligna des yeux. Il ne s'attendait pas à une telle réaction, peut-être que la douleur de la défaite faisait cet effet-là.
–C'est ton capitaine. Il a tout donné pour votre équipe, tu devrais le soutenir.
–Le soutenir ? S'offusqua le « Red ». Je devrais faire quoi ? Le féliciter alors qu'il n'est même pas fichu marquer de marquer un seul but ? Tu n'as qu'à le chercher toi-même ! Il porte suffisamment la poisse comme ça, ce vieux schnok.
Surpris et déçu, David partit rejoindre ses coéquipiers prêts à fêter cette victoire amplement méritée. Alors qu'il passait sur le bord du terrain pour rentrer au vestiaire, il remarqua des canettes et d'autres déchets sur le bord du terrain. Les spectateurs criaient et jetaient leurs snacks sur la pelouse. Une marée noire de supporters semblait se déchaîner sur une partie du stade contenue tant bien que mal par des autorités dépassées par les événements. Ce fut que la main ferme de l'entraîneur des Sakuras qui sortit David de son moment d'égarement.
–Ne t'occupe pas de ça. Viens fêter notre victoire.
Quelques jours plus tard, David se baladait dans les rues de Tokyo. Il venait de sortir d'une entrevue avec le journal Soccer Mag. Le journaliste était ravi de l'entrevue. Ils avaient parlé de la génération montante des jeunes Japonais dans le championnat amateur. La liste du sélectionneur de l'équipe nationale était parue le matin même. David se dirigea vers un buraliste afin de lire les actualités footballistiques. En ressortant, il ouvrit le magazine. Il se trouvait en première page : « David Evans », un nouvel espoir pour les Samouraï Bleus(3). La fierté s'empara du gardien de but. Il faisait les gros titres. C'était la preuve du début d'une grande carrière. Le jeune homme poursuivit sa lecture en marchant dans les rues de Tokyo. En défense et au milieu de terrain, il reconnaissait la plupart des footballeurs en vogue de sa génération. Il avait joué contre la plupart au collège alors qu'il était à Raimon. En attaque, la vedette était Kunishige Kamamoto. La star du championnat. Mais alors qu'il terminait sa lecture, son regard s'assombrit. Il manquait quelqu'un. Où se trouvait le numéro dix des Reds ?
David feuilleta frénétiquement les pages du magazine avant de tomber sur un pamphlet. Il y était écrit en gros « Le papi devrait prendre sa retraite ». Il y était relaté la défaite de Tom Dark et son équipe en coupe nationale avec des commentaires très peu élogieux. . Le poing de David se serra. Ils ne savaient rien du football ! Tom Dark était un joueur de calibre national !
Sans faire attention à son entourage, il bouscula quelqu'un.
–Je suis désolé, je n'ai pas fait...
Le gardien se stoppa. Cheveux bruns grisonnants tenus en queue-de-cheval. C'était lui.
–Tom Dark ?
L'individu le toisa et le reconnut. Puis, il vit le journal.
–Tu veux te moquer de moi, toi aussi ?
Tom tourna les talons, mais David lui attrapa la manche.
–Tu es le meilleur attaquant que j'ai jamais affronté ! Pourquoi personne ne comprend ça ?
Tom soupira.
–Pas ici, marchons.
Les deux footballeurs marchèrent dans Tokyo et discutèrent de leurs carrières respectives. Tom avait commencé le football très tôt. Il avait une technique digne des plus grands et était entré très jeune dans l'équipe nationale. Néanmoins, l'âge se faisait sentir année après année.
–J'ai trente-neuf ans aujourd'hui et je n'ai que le quart du talent que je possédais dans ma jeunesse. Je t'envie David. Tu es jeune, tu es brillant. Tu as un avenir tout tracé devant toi. Et ton âge ne viendra pas contrarier tes performances physiques.
–Peut-être, mais encore aujourd'hui, tu es l'un des meilleurs attaquants du championnat. Tu devrais faire partie de la sélection.
Tom laissa passer un moment de silence. Ils venaient d'arriver en hauteur d'un terrain vague près d'une rivière. L'attaquant vieillissant plongea son regard vers le cours d'eau.
–Au fond, ils ont raison de faire passer la jeunesse. Tout n'est qu'un cycle. J'ai un fils, tu sais. Une femme qui m'attend à la maison. Ray croit énormément en moi. Quand il me regarde, j'ai l'impression de jouer comme quand j'ai commencé le football. Mais il ne comprend pas la vie. Il est trop jeune. Il viendra un moment où je le décevrais. C'est juste que...
Tom s'arrêta. David regarda son visage et son cœur manqua un battement. Il pleurait. Il essayait de retenir ses larmes, mais elles coulaient l'une après l'autre le long de sa joue.
–C'est frustrant, sanglota-t-il en se mordant la lèvre. Je veux garder mon niveau d'antan. Mais mes techniques ne sont plus au niveau. Si je ne peux plus jouer au football, à quoi ça me sert de vivre ?!
Les paroles de Tom Dark résonnèrent dans l'esprit de David. Le football était sa vie, son oxygène. Sans ça, que ferait-il ? Que serait-il ? Une illumination traversa alors l'esprit du gardien. Il se précipita vers le terrain vague où il trouva un ballon. Il était moyennement gonflé, mais cela ferait l'affaire.
–Tom ! Viens. On va leur montrer que tu es toujours le joueur formidable que tu étais.
L'intéressé leva un sourcil, mais descendit tout de même vers le terrain. David lui envoya le ballon.
–Si tu n'as pas de techniques assez fortes. Il suffit d'en créer une nouvelle ! Allez, tire !
Tom regarda la balle et le gardien à tour de rôle, dubitatif. Cependant, convaincu par l'entrain de David, il sourit. L'attaquant prit trois pas d'élan avant de frapper le ballon avec force. La balle fusa sur la droite de David qui n'eut qu'à plonger pour l'arrêter. Il renvoya le ballon à Tom.
–Encore !
Acceptant le défi, Tom tira de nouveau. L'échange dura quelques heures. Mais chaque frappe devenait plus puissante que la précédente. Tom Dark s'approchait et tirait. La balle s'enveloppait d'une lueur rougeâtre. David arrivait tant bien que mal à l'arrêter avec sa Main céleste. La nuit tombait. Les deux s'étaient dits qu'il était bientôt l'heure de rentrer. Tom avait une famille après tout. Un fils qui l'attendait impatiemment chez lui, et une femme aimante. Ils étaient tout pour lui. Surtout son fils qui le mettait sur un piédestal. Ray, plus jamais il ne le décevrait. Il cria de toutes ses forces. Il pensa à la douleur, à ses proches, au sport qu'il aimait et à l'envie de faire toujours plus Quitte à y laisser ses jambes. La rage qui l'animait surprit David et l'excita en même temps. Tom allait réussir. Il avait trouvé une nouvelle supertechnique. La balle partit à toute vitesse accompagnée de cinq animaux, cinq manchots rouges rageurs.
–C'est ça, Tom ! Donne tout ce que tu as ! Main magique !
David répondit au tir avec toute sa hargne. Le choc entre les deux techniques leva un nuage de poussière. Tom ne vit pas s'il avait réussi, mais éclata de joie. Il l'avait fait, il pouvait prétendre à l'équipe nationale ! Il... déchanta. Le ballon n'était pas passé. David Evans était bien le plus formidable des deux. L'attaquant ressentit une vive douleur et s'écroula au sol.
–Tom, ça va ?
David approcha le presque quadragénaire qui pleurait à même le sol. Il avait mal : aux jambes, aux pieds, aux poumons, aux mains, à la tête. Mais pire encore, il avait mal au cœur. David l'avait encore battu. S'il était un si bon attaquant, pourquoi...
–Tu as fait un super tir, tenta d'amadouer David en lui tendant la main.
–Pourquoi je ne peux pas marquer contre toi ?!
Tom la frappa du revers de la sienne.
–Tom...
–Laisse tomber, David. Je ne suis plus assez bon, de toutes façons.
Il avait perdu. Encore, il n'était qu'un raté, dépassé. Lentement, l'attaquant trouva la force de se relever et partit seul vers les ruelles de la ville. Et il disparut dans la nuit, le talent d'une génération, la technique d'un dieu du ballon rond. L'éternel espoir d'un fils arraché par celui qui arrêta tous ses ballons.
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(1)Equipe japonaise de football connue aujourd'hui sous le nom de Cerezo Osaka. Le surnom de cette équipe est « Sakura », en référence à la fleur de cerisier qui orne leur blason.
(2)Equipe japonaise de football connue aujourd'hui sous le nom de Urawa Red Diamonds. Ils sont surnommés les « Reds ».
(3)Surnom de la sélection nationale japonaise.
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