L'oncle Kiki
Je n'ai jamais su, au juste, pourquoi on l'a toujours appelé Kiki. Je suppose qu'il s'agissait là d'un diminutif de son vrai prénom, Henri, que lui aura trouvé sa femme qui n'est autre que la soeur de mon père.
Il faisait partie de ces gens qu'on ne voit pas vieillir. Vous savez, ces personnes auxquelles il est difficile de donner un âge et qui ne changent jamais. Du plus loin que je me le rappelle, c'est à dire plus de 50 ans en arrière, je ne lui ai d'ailleurs quasiment pas connu de cheveux. On aurait dit que ce qu'il n'avait pas sur le crâne avait poussé un peu partout sur son corps, et ses grosses mains velues exerçaient sur moi une véritable fascination. Sans compter l'incommensurable touffe de poils qui sortait de sa chemise et lui donnait cet air de nounours. Il portait d'éternelles lunettes à grosses montures en plastique, toujours les mêmes, mi-désuètes mi-indémodables, de celles dont on ne remarque même plus la présence tant elles font partie du bonhomme.
A cette époque, à partir de 1966 je crois, mes parents envoyaient chaque année le citadin pâlot que j'étais finir les grandes vacances au bon air du Jura, c'est-à-dire dans son immense maison de Villers Farlay qui était un bien de famille.
Imaginez : une dizaine de chambres, un très grand parc clos planté d'arbres fruitiers, un bois, une mare et... mes cousins.
La maison était située en haut d'un pré en pente, arboré de très vieux platanes, où séjournait un énorme cheval de trait blanc pommelé qui, malgré l'impression de puissance monstrueuse qu'il dégageait, était aussi doux qu'un agneau.
En bas du pré figurait une plaque commémorative indiquant que c'était à cet endroit qu'avait été mordu par un chien enragé le jeune Joseph Jupille, à qui Pasteur avait pour la première fois injecté avec succès un sérum contre la rage.
Tout, là-bas, était nouveau pour moi et, bien sûr, il n'était pas difficile aux cousins d'abuser de mon ignorance des choses de la campagne pour me faire commettre toutes sortes de bêtises. Ma tante ronchonnait alors un peu contre moi mais l'oncle, qui comprenait tout, arrangeait bien vite les choses.
Par un mystère inexplicable, il m'appelait le « cou nu », et je me suis souvent demandé qui, de lui ou de moi, aimait le plus l'autre.
Il me donnait l'impression de savoir tout faire et, surtout, il semblait placer en moi une confiance qui me stupéfiait. C'est ainsi à ses côtés que j'ai appris à tirer au fusil de chasse ou à la carabine, à piéger les oiseaux, à grapper les grenouilles, et à affronter le terrible coq qui régnait sur la basse-cour et me terrorisait. Je dois dire à ce sujet que, face aux moqueries de mes cousins, il confirma ouvertement mes dires lorsque je rapportai que ce volatile imbécile m'attaquait quand j'allais recueillir les oeufs. Ce soutien, à ma grande satisfaction, eut pour effet de conduire l'affreux emplumé à la marmite.
On élevait aussi des lapins et c'est également là que j'ai découvert qu'avant de trouver les volailles ou les lapins dans les rayons des magasins, il avait fallu les tuer. La méthode pour les lapins était à mes yeux d'une particulière cruauté : après leur avoir donné sur la nuque un bon coup d'une petite massue carrée spécialement réservée à cet effet, ma tante leur coupait un oeil et les laissait gigoter au dessus d'une casserole afin d'avoir le sang pour le civet.
En parlant de casserole, je garde un souvenir inaltérable de la cuisine de ma tante. Même les produits les plus simples avaient une saveur tellement particulière. Le pain, par exemple, était vendu en baguettes si énormes qu'on n'en achetait qu'une tous les deux ou trois jours et qu'une seule tranche vous suffisait pour le repas. Il avait une sorte de goût de trop cuit qui surprenait d'abord, mais dont on ne pouvait plus se passer ensuite. La confiture de griottes était à se damner. Mon oncle en prenait un peu chaque matin, mais surtout, ce qui m'impressionnait, c'était qu'il puisse manger du lard au petit déjeuner ! Pas du lard de la ville, non non, du lard de vrai cochon très gras, avec du blanc de cinq centimètres au dessus du maigre...
Il mettait aussi un peu de goutte dans son café chaque midi, celle qu'il distillait lui-même avec les mirabelles et les poires du verger. Quant au vin, le « grattou » comme il disait, c'était aussi lui qui le faisait. Il était de tradition familiale chaque année d'aller aider un dimanche d'automne à vendanger les six rangs de vigne qui allaient donner suffisamment de grattou pour l'année à venir. On buvait aussi à Villers une boisson mystérieuse, très désaltérante : le kéfir. Issu de la fermentation de graines dans du petit lait, on aurait dit une sorte de limonade un peu salée que ma tante aromatisait au citron. Mes cousins ne manquaient pas l'occasion de donner les graines, lorsqu'elles étaient devenues inutilisables, aux poules. Quoi que peu alcoolisées, ces graines, comme les pépins de cassis fermentés, saoulaient les bestioles qui titubaient pour notre plus grand plaisir d'enfants.
On entreposait les pommes dans des claies disposées dans une pièce servant d'atelier qui sentait bon le foin coupé à cause de la proximité des clapiers à lapins, et je me souviens encore de la présence sur l'établi d'un étau en bois et d'un mystérieux appareil servant à fabriquer les cartouches de fusil.
Car mon oncle chassait.
Il avait un couple de chiens blanchâtres, des sortes de griffons je crois, dont le mâle était gigantesque. Il avait acheté cet animal à un homme qui résidait à quelques kilomètres de là, à Cramans. Régulièrement, le chien, qui s'appelait Togo, cassait son collier ou bien la chaîne avec laquelle on l'attachait et, au grand dam de mon oncle, filait retrouver son ancien maître. Celui-ci ramenait alors le fuyard en voiture, n'ayant même pas pu prévenir par téléphone puisque personne ou presque n'en disposait à cette époque.
A dire vrai, je ne sais si c'étaient les chiens qui étaient mauvais chasseurs ou bien si le gibier manquait, mais je n'ai aucun souvenir d'avoir vu mon oncle rapporter quelque chose de ses journées de chasse. Je me demande si ces expéditions dominicales n'étaient pas plutôt un prétexte à sortir se balader entre voisins chasseurs. En tout cas, chaque dimanche après-midi lorsque je guettais son retour en espérant voir quelque bête dans sa gibecière, ma tante, en femme de chasseur avisée, me disait d'un air un peu narquois qu'il était préférable de prévoir le repas du soir sans compter sur ce qui aurait été tué... et la suite lui donnait invariablement raison !
En réalité je crois que mon oncle, quel que soit le fusil qu'il a pu tenir, a toujours été fort pacifique. Il a certes choisi de prendre le maquis pendant la seconde guerre mondiale mais, comme pour tant d'autres, c'était pour échapper au travail obligatoire imposé par les nazis. De cette époque trouble il ne m'a jamais vraiment parlé, sauf une fois, assez marquante pour que j'y repense avec netteté. Il m'expliqua qu'une nuit, alors que ses camarades maquisards et lui-même étaient terrés dans un bois, un garçon âgé d'environ 14 ans était venu en pleine obscurité, à bicyclette, les avertir que les allemands avaient entrepris d'encercler le bois. Les maquisards s'apprêtèrent immédiatement à lever le camp mais les allemands déclenchèrent une fusillade qui coûta la vie à plusieurs des camarades de mon oncle. Le reste du réseau en réchappa et, par recoupement, on s'aperçut par la suite qu'il ne pouvait s'agir que d'une dénonciation. Pire, elle ne pouvait émaner que de l'un des membres de ce propre réseau !
Après enquête, le traître fut confondu sans le moindre doute possible : il s'agissait d'un agent allemand infiltré parmi eux, parlant le français sans le moindre accent. Je revois mon oncle m'expliquer, d'une voix blanche, comment il avait fallu prendre la décision de fusiller cet homme et comment lui-même avait participé à l'exécution. On sentait que, malgré la traîtrise essuyée, mon oncle portait du respect à cet homme qui avait été si habile pour les duper tous, qui l'avait payé de sa vie, et qui était mort avec courage.
Ce jour là, j'ai définitivement compris que mon oncle, même dans la stupidité de la guerre, était foncièrement bon.
Aujourd'hui, mes cousins et cousines ayant quitté la maison familiale depuis bien longtemps, cette bâtisse de Villers Farlay, devenue trop grande et trop difficile à entretenir, a été vendue. L'oncle Kiki et ma tante Gaby ont déménagé pour une maison plus modeste, toujours dans le Jura, à Tavaux.
A partir de mon adolescence, je ne les ai revus qu'assez rarement, tout juste lors de réunions de famille. On suit tous son chemin...
Ce n'est jamais sans un pincement au coeur que je passe à Villers en revenant de Suisse et je dois avouer qu'il m'est arrivé plusieurs fois de faire le petit détour nécessaire pour revoir cette maison. En elle-même, elle ne semble guère avoir changé. Hélas, le pré qui abritait le gros cheval a disparu depuis des années au profit d'un horrible lotissement, et le village, colonisé par des gens du voyage sédentarisés, semble avoir perdu son âme.
J'ai appris que l'oncle Kiki, qui m'a si souvent fait penser à un grand arbre paisible, avait vu l'automne arriver, puis l'hiver.
Certes, on sait bien que la vie en va toujours ainsi. Et la mort aussi.
Mais s'est-il rappelé, lorsque la tristesse l'envahissait, du « cou nu » ?
Ne serait-ce que pour le faire sourire juste un instant...
NB : ce récit est à mettre en corrélation avec l'un de mes one shots publié dans mon recueil "One shots Collection", intitulé "Les chiens" et dont l'action prend place chez l'oncle Kiki.
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