Quatrième Défi : La Lentille du Diable
Deux hommes en regardaient un troisième allongé au sol. Les poings sur les hanches, légèrement penchés en avant pour voir au-delà de leur panse bien ventrue, ils semblaient particulièrement embêtés.
-Meeeerde...
-Tu crois qu'il est vraiment mort ?
Le premier bu une lampée de bière, avant d'étudier de nouveau le troisième larron.
-Je crois.
-Je me disais aussi... C'est pas normal que la tête soit plus attachée au corps.
-Si mes souvenirs sont bons, on m'a dit à l'école que c'était mortel.
-Sans déc' ? Ils savent pas faire les greffes de tête ?
-Nan, j'crois pas.
-Alors il est mort.
Ils baissèrent de nouveau les yeux sur l'autre.
Mort, il l'était. Et pas de belle façon. Enfin, cela dépendait du point de vue. De celui des deux alcooliques venus cuver leur bière dans le terrain vague, c'était moche.
Du point de vue des anges, là-haut sur leur nuage, c'était franchement vomitif comme scène. Du coup ils avaient abandonné leurs jumelles pour regarder, à la place, le Journal de Bridget Jones. Le premier film, bien entendu, ils n'étaient pas là pour rigoler !
Du point de vue du diable, en revanche, c'était une belle réussite. Bien propre, bien nette, il n'y avait rien à redire. Le sang faisait un rond parfait autour de la tête du défunt, il aurait mis un dix sur dix en figure de style à l'auteur du forfait. Le tout était de mettre la main dessus. Mais comme il voyait le monde au travers de la lentille de sa longue-vue, cela aurait pris trop de temps de le chercher. Il continua donc à observer la scène, les fesses callées dans un fauteuil, les sabots sur la table basse et un saladier de popcorn sur le ventre.
Du point de vue du défunt, c'était incompréhensible.
Debout entre les deux alcooliques, toujours en pleine dissertation sur les bienfaits de la greffe de tête chez les personnes en manque de tête, il contemplait son corps avec étonnement.
Ciel. Il était mort.
Et personne ne l'avait prévenu !
-Pourquoi, tu voudrais que je t'envoie une lettre recommandé, la prochaine fois ?
Monsieur fit un bond en découvrant la Faucheuse, le coude sur sa fau, en train de fumer un cigare. Sa capuche ne laissait voir que sa mâchoire squelettique, et deux lumières rougeoyantes de mauvais augure.
-Merde. Vous êtes la mort ?
-Mets une majuscule quand tu parles de moi, s'il te plait.
-Merde. Vous êtes la Mort ?
-C'est mieux, gamin. Et ouais, tu crois que je suis quoi ? La fée des dents ?
-Je ne sais pas. Avec le gout du gothique chez les jeunes, maintenant, je m'attends à tout...
Cette remarque parvint à faire rire la Faucheuse. Un rire grinçant, guttural, qui fit soupçonner à Monsieur que madame la Mort ne méritait peut être pas d'être désignée au féminin. Avec sa longue robe noir abimée et son capuchon élimé, il/elle faisait réellement peur.
-Le goût du gothique ! Non mais tu t'es vu, tête d'endive ? Tu es un vampire, tu peux bien parler de gothique !
-Oh, hé, je suis un vampire chic, je vous prie !
-Comme dans Twiligth ?
-Non, je ne brille pas au soleil, merci bien. Et je ne croque pas les animaux sans défenses.
-Je sais, fit une troisième personne. Tu croques les êtres humains.
Monsieur le vampire poussa un cri aigue en découvrant le diable en débardeur-caleçon-charentaises. Par tous les Saints ! Quelle faute de gout ! Sa peau rouge, ses cornes, ses sabots et sa queue fourchue en faisaient la parfaite imitation du folklore populaire. Le saladier de popcorn en moins aurait été mieux. Mais contre mauvaise fortune bon cœur, Monsieur prit le mais éclaté qu'on lui proposait.
-Oh, tu tombes à pic, toi, fit la Faucheuse en plongeant la main dans le saladier.
-Je sais, ma poule. Alors, raconte, vampire... Tu es prêt à venir te faire cuire le cul en Enfer ?
Le vampire manqua s'étouffer avec le popcorn. Un comble, pour un mort-vivant devenu seulement mort ! Un fantôme de vampire. C'était normal, ça, au fait ? Bah. Après tout, il regardait avec la Faucheuse et le Diable deux alcooliques en train de le regarder lui, mort.
-Non. J'étais un vampire vertueux, moi !
Les deux autres se regardèrent... Et éclatèrent de rire. Ce qui vexa fortement monsieur.
-Je ne tue jamais personne !
-Mais tu leur suces le sang sans leur consentement, non ?
-Heu... Je... Disons qu'étant donné le moment où je le fais, je ne pense pas à demander, forcément...
Dans ses petits souliers, vernis au demeurant, il chercha une marque de soutien chez eux. Rien. Le Diable, hilare, fit disparaitre son saladier bien entamé... Pour faire apparaitre à la place un parchemin long. Très long. Il grommela un moment en cherchant sa ligne.
-« Notre liberté s'arrête là où commence celle d'autrui », s'exclama-t-il d'une voix triomphante. Ha ! Tu vois, mon gars, tu es dans de sales draps. Ton âme est à moi.
-Elle n'était pas à toi dès le moment où il est devenu un vampire, au fait ? lança la Mort.
-Ha, mais c'est pas con, ça. Il dit vrai !
-Je refuse ! S'insurgea le vampire, en croisant les bras sur son costume de soirée. On m'a transformé sans mon consentement !
-Merde. Ça risque de faire jurisprudence, ça.
-Rien à cirer. C'est moi le diable, c'est moi qui décide.
Monsieur se recroquevilla au fin fond de ses chaussettes en fibres de bambou, douce au toucher et hypoallergénique. Car c'est connu, les vampires ont la peau fragile, sujette aux irritations et aux brulures. Ils se badigeonnaient donc de crème indice cinquante en été pour se protéger le jour au fond de leur cercueil haute couture. Bref, passons sur le port des chaussettes.
Car arriva, dans une envolée de plumes blanches, un individu ailé et maniéré. Il avait encore dans les mains la télécommande de la télévision, l'index rivé au bouton pause. Il avait été contraint d'arrêter Bridget Jones en pleine réplique « Allo Bridget Jones, déesse du sexe à votre service ? Oh, maman !?».
-Cela suffit ! Monsieur le vampire n'ira point en Enfer, rustre de bas étage !
Le Diable fit disparaitre son parchemin avec un claquement de langue irrité, avant de poser les poings sur les hanches. Cela eut pour effet de faire pointer son nombril au bout de son ventre rond. Il rivalisait avec celui des deux alcooliques, désormais en train de se dire qu'appeler la police serait une « vachement bonne idée ».
-Comment ça, rustre de bas étage ? Ce n'est pas parce que j'habite en sous-sol qu'il faut me traiter de bas de plafond, hé ho !
-Diable tu es, diable tu resteras, fit l'ange avec emphase. Tes paroles sont mensonges et perfidie. Ce vampire est innocent et son âme revient à Dieu !
-Car Dieu est amour ? lança la Faucheuse.
Cela fit ricaner son ami rougeaud. Monsieur, au milieu de toutes ces entités, commençait à se sentir mal à l'aise. La chose ne s'arrangea pas quand son propre sang de vivant désormais mort vint tacher ses souliers de mort resté au mauvais endroit. Le comble !
-Oui, Dieu est amour ! Et s'il a été transformé sans son accord, il est innocent !
-Ha ouais ? lança le Diable. Pourtant il a fait d'autres choses contraires à l'Eglise.
-Comme quoi ? demanda l'ange en rangeant sa télécommande dans sa toge.
Le cornu adressa un sourire mauvais au vampire.
-C'est un fan des One Direction.
Le mort se recroquevilla de nouveau dans ses chaussettes. Mais l'ange, lui haussa les épaules.
-Et alors ? Moi aussi.
-Quoi ? Merde, mais vous acceptez vraiment n'importe qui, maintenant !
-Nos portes sont ouvertes à toutes les âmes saintes !
-Ha ouais ? Et si je te dis qu'il suce le sang de ses partenaires sans leur consentement ?
Trois paires d'yeux revinrent sur le mort en cours de jugement. Face à leur silence, il s'éclaircit la gorge, avant de répondre :
-Disons que c'est durant l'acte de chair, monsieur l'ange, et que...
-Quoi !? Piailla l'ange. L'acte de chair !? Comme dans Bridget Jones !?
Cela prit le vampire au dépourvu. Il n'avait jamais vu Bridget Jones. Il se sentit donc obligé de se justifier :
-Non ! C'est pendant leur orgasme, du coup moi j'avais oublié de le leur demander car j'avais très envie de... De... Mais pourquoi je raconte ça à un ange, moi ? Gémit-il.
-L'orgasme, ça transporte au septième ciel, fit la Faucheuse, comme si elle s'y connaissait.
Monsieur préféra ne pas poser de question sur le sujet. Mais l'envoyé de Dieu, lui, réfléchit à cette déclaration. Son auréole tremblait sous l'effort fournit, tel un néon en fin de vie.
-Donc, l'orgasme serait un acte divin ?
Le vampire sauta sur l'occasion. Il en aurait bondit de ses chaussures vernis, dit donc !
-Exactement ! Et puis, Dieu n'est qu'amour. Il sait de quoi je parle.
-Oh. Bon. Donc, cela confirme la situation, Diable ! Il va au Paradis avec moi, déclara-t-il en prenant le bras du mort.
-Quoi !?
-Il est du côté de Dieu, il donne des orgasmes !
-Hein !? Éructa le Diable. Mais moi aussi j'en donne, des orgasmes ! Ce n'est pas pour autant que j'ai le droit d'aller chez le Vieux !
-Oh, ne vous comparez pas à un enfant de Dieu ! Espèce d'insolent !
-Insolent ? Moi, insolent !? Non mais attends, face de poulet anémique, je vais te faire voir de quel bois je me chauffe !
Sur quoi il sauta sur l'ange. S'en suivit une lutte acharnée, que la Faucheuse et le défunt contemplèrent l'un avec ennui, l'autre avec stupéfaction. Il avait vu bien des choses dans sa vie... Mais alors, il n'aurait jamais cru assister à pire de sa mort ! Le Diable était en train de littéralement botter le train de l'envoyé de Dieu.
-Bon. Ca commence à bien faire, fit la Mort en jetant son cigare, enfin consumé, de côté. Et toi, tu es le sujet de leur discorde. Donc...
Elle claqua des doigts... Et le vampire quitta ses chaussettes éthérées pour réintégrer les siennes, bien réelles et toujours en fibres de bambou naturelles. La tête de nouveau rattachée au corps, il ouvrit grand les yeux sur le ciel étoilé.
Il revivait suite à une querelle entre un ange et le Diable. Il ne le savait pas, mais au final, il avait été sauvé par la lentille du diable, celle-là même qui lui permettait de voir au travers de sa longue-vue. S'il n'avait pas vu la Mort discuter avec le mort, il ne serait jamais intervenu.
Toutefois, Monsieur s'en moquait. Car n'étant plus décapité, il avait mal. Et un vampire qui a mal, ça a soif. Les deux alcooliques en firent donc les frais, et sans orgasme pour l'occasion. Presque vidés de leur sang, ils s'écroulèrent comme des masses. En ouïssant les sirènes de la police qu'ils avaient tantôt appelé, il décida de s'éclipser. D'une démarche titubante et d'une trajectoire incertaine, car il était désormais bourré comme un coing.
Morale de l'histoire ?
Si vous en voyez une, c'est que j'ai manqué mon coup !
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