La trahison de l'hippocampe, 2

Ils jetèrent l'ancre. Tous les marins étaient sur le pont, du plus haut gradé jusqu'aux simple mousses qui ouvraient des yeux immenses. C'était leur première bataille. Ce serait sûrement leur dernière. Mon frère descendit au milieu de ses hommes et je le suivis, droite comme un I, le vent faisant claquer contre mon dos des mèches qui semblaient embrasser le feu. La ville, au bout du port, semblait luire d'un éclat langoureux, comme une sirène qui chantonnait déjà. Nous n'avions pas touché terre depuis des mois et il y avait dans tous les yeux une envie folle de se perdre dans les tavernes et les auberges qui nous apercevions déjà, de s'oublier entre les cuisses d'une donzelle et de boire de l'eau enfin claire.

Aucun de nous n'allait pourtant prendre du bon temps. Cette ville n'était plus depuis longtemps entre les mains de l'Alliance. Elle était tombée pour Isadril et le chaos avait déjà commencé à assouvir son hégémonie sur le lieu. Un temple laissait bruler des flamboyantes flammèches rougeâtres à l'horizon sans que nul n'eut besoin de lentilles pour le voir. Le spectacle aurait pu être magnifique quelques décennies plus tôt. Seul le vice transparaissait maintenant.

Nous débarquâmes, sous le signe d'un navire marchand de passage. Le pavillon de l'Alliance était caché, remplacé par un drapeau bleuté claquant sous les brides de vent salé. L'émeraude, ce vert si unique du Conseil, me manquait déjà alors que je suivis les hommes qui débarquaient. Nous n'étions que des voyageurs qui signèrent les registres d'un faux nom et se rendirent à la taverne la plus proche. Mais aucun n'avait le droit de boire ou de jouer. Nous ne pouvions que nous assoir, commander une pinte de cidre et déguster un ragout qui avait sûrement connu des jours meilleurs.

Un barde vantait les exploits des armées noires d'une voix mielleuse, racontant des histoires d'amour et de trahison, chantant les louanges d'un valeureux guerrier aux joues tâchées de cendre. Le conte était épique et la voix du musicien agréable mais je ne parvenais à me laisser prendre au jeu. A ma droite, Alekyne était aussi tendu que la corde d'un arc et ses doigts broyaient les miens. Il avait peur. Il angoissait. La lame, cachée dans son dos, hurlait son envie sanglante et ses rêves parricides. Mon frère servait le bien et la lumière, pas le meurtre et la désolation mais il savait que cette nuit tâcherait d'ombre son cœur et il s'en morfondait déjà.

J'eus l'impression de passer des heures dans cette taverne et les hommes s'impatientaient. Le soleil s'était couché depuis longtemps, remplacé par la lueur dansante des bougies. Ce fut lorsque la lune toucha son zénith qu'il nous dit de nous lever. Sans besoin d'un mot ou d'un ordre, tous prirent la place qui leur avait été allouée des heures plus tôt. Et je pris la mienne, dans le dos de mon frère, comme le murmure de sa lumière.

Nous remontâmes un long boyau qui ne méritait le nom de rue. Je m'attendais à ce que surgisse un bandit ou un assassin de la plus petite ombre mais Rodhan semblait être avec nous. Alekyne connaissait le chemin par cœur, comme s'il l'avait emprunté des centaines de fois alors que seuls les contours d'une carte lui avait appris les méandres de cette ville cruelle. Une porte s'ouvrit, déversant de la lumière et des rires ainsi qu'un homme vêtu de cuir qui ne put nous apercevoir, occupé qu'il était aux lèvres d'une donzelle à la gorge dévoilée. Nos pas s'accélérèrent tout comme le rythme de nos cœurs. La rue puait la pisse et le foutre, mélange que notre père aurait honni en tout autre lieu. Voilà qu'il régnait ici, se prenant pour un roi, commandant des groupuscules d'assassins et de bandits. Le fier amiral était tombé bien bas.... Juste assez pour être à portée de nos poignards empoisonnés.

La taverne du Moineau Rugissant nous tendait les bras. Le nom était ridicule mais aucuns de nous n'avait l'esprit à rire. La porte n'était pas gardée mais l'intérieur vomissait d'hommes ivres et de gardes, bien plus alertes. Notre père n'était plus visible à travers la vitre sale, sûrement déjà parti rejoindre les catins qui partageaient sa couche et avec lesquelles il trahissait notre mère. Le tableau qu'on nous avait peint de cet homme que j'avais tant idolâtré plus jeune était aussi noir que le dieu qu'il priait.

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