Crise
Araxie contempla la boîte de restes froids qui gisait dans le frigo. Elle n'avait absolument aucune envie de manger, pourtant une voix qui la guidait de l'intérieur lui ordonna de tout engloutir, de combler le vide intérieur qui l'habitait.
Elle lâcha prise, laissant la voix la guider. C'était comme si elle observait une autre personne engloutir, cuillère après cuillère, sans jamais sentir le goût bizarre des aubergines froides. Chaque bouchée tombait comme une pierre dans le fond de son estomac.
Elle entendait la voix de sa mère dans sa tête :
"Mais réchauffe les restes !"
Pourtant, l'autre voix, plus puissante, n'arrêtait pas :
"Plus ! Plus ! Fais-moi taire ! Donne-moi plus de nourriture."
Quand sa cuillère racla le fond vide de la boîte, elle se rendit compte que son ventre tendu n'était pas en accord avec la voix.
Elle continuait à en réclamer plus. Elle s'avança vers les paquets de cacahuètes que sa mère réservaient aux invitées. Il y en avait un déjà ouvert, elle le savait. Elle en prit de grosses poignées qu'elle enfourna dans sa bouche, ne trouvant aucun plaisir à manger.
La voix continuait... Araxie l'écouta, poignée après poignée, dans une transe.
Araxie voulait tout oublier: les sentiments d'humiliations qu'elle avait ressentis quand son père lui avait demandé comment elle était tombée, l'indifférence de Zohrab, la douleur que son épaule gauche lui procurait depuis qu'elle s'était déboîtée ce jour-là.
Elle voulait arrêter de penser aux regards dédaigneux que les gens portaient sur elle à l'école. Maintenant, elle n'était plus seulement l'étrangère qui parlait mal anglais et était complètement à côté de la plaque. Elle était aussi l'handicapée.
La seule personne qui avait montré un tant soit peu de compassion à son égard était Shireen, qui lui avait demandé comment elle avait fait pour se blesser. Et pourtant, même elle... Le courant ne passait pas vraiment entre elles deux. Elle avait l'impression que toutes leurs interactions étaient forcées. Que personne ne la comprenait.
Elle revit le visage de Jamie, ce garçon dans sa classe qu'elle trouvait gentil mais qui avait joint l'hilarité générale le jour où elle avait dit que les carnivores mangeaient du jambon, au lieu de dire le mot pour viande en biologie.
Elle ressentit la chaleur de sa honte, de ses joues rouges, alors que la professeure, qui avait souri, essayait de calmer la classe en disant que ce n'était pas grave.
Araxie sentit des larmes lui monter aux yeux et lâcha le paquet de cacahuètes pour se laisser glisser contre le muret du comptoir avant de finir les fesses au sol et de se recroqueviller sur elle-même.
"J'en ai tellement marre", sanglota-t-elle en laissant libre cours à son chagrin. "Personne ne me comprend."
Puis, soudain, elle leva légèrement la tête et se rappela la présence de ses cuisses, des rouleaux de graisse sur son ventre que Lévon n'arrêtait pas de lui pointer. Elle sentit la douleur aiguë de la honte, de la haine d'elle-même, de tout ce qu'elle était, de tout ce qu'elle représentait. Elle aurait voulu couper tous ces pans de graisse comme un boucher le ferait sur un cadavre.
Il fallait qu'elle maigrisse. Il fallait qu'elle montre à Zohrab qu'elle était belle, il fallait qu'elle montre à Lévon qu'elle était plus mince, plus sportive et plus forte que lui.
Un sentiment de honte l'envahit quand elle pensa à toutes les calories qu'elle venait d'emmagasiner.
Tu n'y arriveras jamais.
Elle se dirigea vers la salle de bain, regardant son visage, ses joues encore plus proéminentes avec ses cheveux attachés en queue de cheval. Elle allait toujours les attacher ainsi, pour qu'elle se rende compte à quel point elle était moche comme ça. Un rappel qu'elle devait perdre toute la graisse qui pourrissait son existence.
— Tu peux te rattraper, suggéra une voix.
— Tu n'as encore rien digéré, tout est encore dans ton estomac. Ça sera dur de tout régurgiter, mais c'est le prix à payer pour ta faiblesse. Pour ton manque de contrôle sur toi-même. Tu vas tout faire sortir.
Malgré elle, elle s'agenouilla devant la cuvette des toilettes, esclave de la voix. Elle fit ce qu'elle lui dit. Échec après échec, elle sentait son gosier se contracter sans jamais rien vomir.
Puis, après des dizaines de tentatives, cela vint finalement. Elle reprenait son souffle entre chaque essai laborieux. La voix la rassurait :
— Ça va aller, tu vas y réussir, il faut juste purger. Il faut tout purger.
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