2. Angela

Je repose le micro sur son pied et remercie le nouveau pianiste du Cabaret de m’avoir accompagnée sur ce morceau. Chanter pour Adriano est devenu notre rituel de la soirée scène ouverte qui a lieu tous les mois, et durant laquelle ses hommes peuvent venir lui parler librement, sans passer par leur supérieur. J’ai, d’ailleurs, remarqué qu’ils ne le dérangent plus durant ma prestation. Tous savent que ces quelques minutes nous appartiennent. Je quitte la scène et pars en direction du bureau de mon mari en attendant qu’il finisse ses entrevues. Nous sommes mariés depuis quelques mois et je crois pouvoir affirmer que je n’ai jamais été si heureuse. Pour une fois, aucune ombre ne vient ternir mes jours.

La pâtisserie tourne à plein régime. Flavia s’est installée avec son fils dans mon ancien appartement au-dessus. Nous nous organisons régulièrement des soirées entre filles avec Julia et Paulina, les compagnes de Batista et Tony. Parfois, j’ai du mal à réaliser le côté tranquille qu’a pris ma vie. Enfin, tranquille… Tout est relatif. Ma moitié n’est qu’autre que le chef mafieux de la ville. J’apprends donc à vivre avec l’inquiétude quotidienne qu’il lui arrive quelque chose et que les flics finissent par l’enfermer.

— Toujours le nez plongé dans la paperasse, me sermonne-t-il en me rejoignant.

Je me lève pour lui céder la place derrière son bureau. Il n’y a que moi pour me permettre de m’y installer en son absence. Il y a longtemps que je ne crains plus Adriano. Et même lorsque c’était le cas, cela ne m’a jamais empêché de le pousser dans ses retranchements.

— J’avais quelques dossiers à revoir pour l’association.

Il prend place sur son siège et m’attrape la taille pour me basculer sur ses genoux.

— Encore ce soir, certains de mes hommes sont juste venus me remercier pour les aides. Particulièrement pour le petit supplément que tu as fait verser à tout le monde en prévoyance de Noël.

— Ça m’a semblé être une bonne idée comme c’est une période durant laquelle tout le monde dépense plus. Et Batista m’a assurée que nous pouvions nous le permettre.

— J’aime quand tu emploies le “nous” lorsque tu parles de l’association.

Sa bouche effleure la mienne. Je taquine ses lèvres du bout de la langue. Nous nous laissons aller au gré de nos baisers avant d’être interrompus par un coup frappé à la porte.

— Entrez !

Matéo s’avance dans la pièce avec son regard de tombeur. Il me salue d’un clin d’œil pour agacer Adriano.

— Capo, votre rendez-vous est arrivé.

L’Homme de Centori hoche la tête et le motard nous laisse à nouveau seuls.

— Adriano, m’emporté-je de suite en quittant ses genoux. Tu m’as promis des vacances dès ce soir, je te rappelle.

— Exact, il me reste encore cet entretien avec le russe à honorer et je te rejoins à la maison.

— Un russe ? m’étonné-je en prenant mon sac à main et mon manteau. Depuis quand tu fais affaire avec eux ?

— Angela… souffle-t-il las de me rappeler à chaque fois à l’ordre.

— Oh ça va ! OK, je ne me mêle pas de ça…

— Merci !

— Mais je te préviens : inutile de rentrer si tu es bourré à cause des vodkas que t’aura fait descendre ce mec.

— Tu laisserais ton mari à la rue ?

— Je crois que tu ne craindras pas grand-chose, ironisé-je en venant l’embrasser avant de partir.

— Une voiture attend dehors pour te raccompagner.

— Tu sais que j’aime rentrer à pied.

— Et tu sais que je veux que tu arrêtes de te balader la nuit dehors. Je te sermonne avec ça depuis le mariage de ma cousine ! s'énerve-t-il de me rabâcher toujours la même chose.

Mon sourire effronté lui répond avant que je tourne les talons. Je dois bien avouer que j’adore l’énerver un peu avant de partir. Généralement son retour à la maison se fait plus vite, car il lui tarde de nous réconcilier sous les draps. Finir nos disputes dans un corps à corps sensuel, je ne connais rien de mieux.

                             * * *

Ce matin, j’entre dans mon laboratoire et espère oublier ma contrariété en confectionnant mes pâtisseries. Dire que je suis de mauvaise humeur serait un euphémisme. Fournée après fournée de macarons, je fulmine qu’Adriano ne réponde pas à mes appels. Il va entendre parler de moi quand il va émerger et réaliser le mauvais sang qu’il m’a causé. J’ai à peine répondu à Flavia lorsqu’elle est venue me saluer au moment où elle a ouvert la boutique, prétextant être concentrée sur la confection d’une figurine en pâte à sucre.

— Tu comptes me dire ce qui te tracasse ou tu vas faire la gueule toute la journée ? me balance mon employée en milieu de matinée.

— Je préfère garder ma colère pour Adriano. Si je t’en parle, je serai moins énervée quand je le verrai.

— Oulà ! Je préfère ne pas être dans les parages à ce moment-là !

Le bruit de la porte d’entrée nous signale l’arrivée d’un client. Flavia repart aussitôt servir. Je ne tarde pas à la suivre pour achalander les dernières fournées en vitrine.
Une belle rousse, emmitouflée dans un manteau de fourrure pour vaincre le froid, fait son entrée. Je ne l’ai jamais vue ici. Je me souviendrais de ce regard chocolat. Il émane d’elle une confiance absolue sans qu’elle soit hautaine. Je continue ma mise en place dans les vitrines lorsque la nouvelle venue nous interroge.

— Bonjour, je cherche madame Alario.

Je me redresse et lui souris. J’ai l’habitude que certaines compagnes des membres du gang me rendent visite sur mon lieu de travail lorsqu’elles ont un papier à me remettre. Je suis curieuse de savoir quel veinard a réussi à se dégoter une si belle femme.

— C’est moi, l'interpellé-je alors que son attention est focalisée sur Flavia. Mais appelez-moi Angela, je vous en prie.
Elle détaille ma tenue quelques secondes et un sourire malicieux enjolive son visage.

— Sélenne, enchantée.

— Que puis-je pour vous ?

— Je vous ai vue chanter hier soir au Cabaret, elle hésite puis continue en baissant la voix. J’étais avec mon compagnon.

— Oui, je crois me souvenir vous avoir croisée, en effet. Je peux vous être utile pour quelque chose ? Vous souhaitiez passer une commande, peut-être ?

La jeune femme semble réfléchir comme si elle n’osait pas en révéler de trop. Elle pèse le pour et le contre face à ses réflexions, ne sachant pas si je suis digne de confiance.

— Vous préférez que nous nous installions à une table avec un café pour discuter plus tranquillement ? lui proposé-je pour la mettre plus à l’aise.

— Oui, me répond-elle. C’est préférable. Ce que j’ai à vous dire est plutôt confidentiel.

Sa voix est agréable avec une pointe d’accent, mais un peu froide. Cette rousse est nerveuse et en même temps sur ses gardes. Je lui indique la table la plus à l’écart tandis que je nous prépare quelques cupcakes et un expresso chacune.

— Alors, dites-moi ce qui amène une si jolie Américaine à Centori ?

— Vous êtes douée pour avoir réussi à déterminer ma nationalité, me fait-elle avec un petit sourire. Je suis en vacances pour les Fêtes de fin d’année avec mon compagnon. Il m’a fait la surprise de venir en Italie.

— Vous êtes chanceuse ! C’est tout juste si j’ai réussi à faire prendre quelques jours de repos à mon homme. Le travail, toujours le travail !

Elle choisit un cupcake décoré de sucre rose et le coupe en petits morceaux.

— Oui, je connais ça ! J’ai été plus que surprise quand je me suis retrouvée dans l’avion. C’est… - elle semble encore une fois bien choisir ses propos - disons que dans certains domaines d’activité, il faut toujours être prêt vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.

Le message est reçu. Elle est venue parler affaires. C’est Adriano qui va être content, lui qui ne supporte pas que je m’en mêle. Est-il possible que cette jeune femme qui débarque de nulle part ait un rapport avec le fait qu’il ne soit pas rentré hier soir et qu’il demeure injoignable depuis ce matin ? Je devrais peut-être être un peu plus méfiante.

— Tout à fait. Vous ne m’avez pas donné votre nom, il me semble. Vous êtes ?

— Ah ! Désolée, je ne suis pas à l’aise avec cette façon de faire. Je m’appelle Sélenne Garrison, ce qui ne va pas vous en apprendre beaucoup. Je vais être franche. Vous me semblez être une personne honnête, quelqu’un qui de prime abord n’est pas… trop… dangereuse ?

— Vous savez ce qu’on dit ? Qu’il faut se méfier des apparences, plaisanté-je tout sourire. Et si on venait aux faits ? J’ai des tiramisus qui n’attendent que moi et je suis certaine que vous avez autre chose à faire que de traîner dans ma pâtisserie pendant vos vacances.

— Oh oui ! Je me lance, de toute façon je n’ai pas vraiment le choix. Vous êtes, pour le moment, ma seule piste. Mon compagnon et moi avons passé la soirée au Cabaret. Je suis retournée à notre hôtel la première. En me réveillant ce matin, je n’ai pu que constater qu’il n’était pas rentré cette nuit. La dernière fois que je l’ai vu, c’était chez vous. Enfin, dans le restaurant de votre mari. Je m’inquiète, voyez-vous. Ce n’est pas le genre d'homme à me laisser dormir seule, surtout dans un pays étranger.

Tout cela ne présage rien de bon, je le sens. Elle semble sincèrement inquiète pour son homme. Je ne peux que la comprendre vu que le mien est aussi aux abonnés absents.
Mais j’y pense !

— Comment s’appelle votre mari ? 

— Nous ne sommes pas mariés… pas encore ! me répond-elle avec une étincelle d’humour dans le regard. Mon chéri porte le nom barbare de Yourenev. Anton Yourenev.

Bingo ! Un russe.

— Je crois que nos moitiés avaient un rendez-vous ensemble hier soir. Et je ne voudrais pas vous alarmer, mais Adriano n’est pas rentré également cette nuit. Je ne parviens pas à le joindre sur son téléphone. Je tombe automatiquement sur son répondeur. Jusqu’à votre arrivée, j’étais énervée, mais maintenant je me pose des questions.

Elle se redresse, sa peau de rousse plus pâle d’un seul coup.

— Oui, c’est inquiétant. De plus, il était seul, sans escorte. Et ton mari, il avait des gardes du corps ?

Elle passe au tutoiement tout naturellement.

— Adriano est chez lui ici. Il ne craint rien ni personne. Je vais tenter d’appeler un de ses hommes de confiance pour voir si eux savent où il est. Je ne les ai pas dérangés jusqu’à présent pensant qu’il ne s’agissait que d’un problème de couple.

— Je retourne à l’hôtel pour vérifier si Anton est rentré. On ne sait jamais. Je te laisse mon numéro de téléphone et je reviens le plus vite possible. C’est vraiment alarmant que deux hommes de leur trempe ne donnent pas de nouvelles. Car je suppose que ton homme a autant de charisme et de caractère que le mien.

— Je crois pouvoir affirmer que oui ! Retrouve-moi au Cabaret plutôt. C’est là-bas que nous avons vu Adriano et Anton pour la dernière fois, c’est donc là que nous trouverons des réponses si besoin. Je vais m’arranger avec mon employée pour qu’elle gère la boutique. On se retrouve là-bas dans une trentaine de minutes ?

— OK, je me dépêche.

Elle se lève et me serre la main, cherchant un réconfort inconsciemment.

— Ne t’inquiète pas, je suis certaine qu’ils sont en train de cuver dans un repaire de mon époux, dis-je pour la rassurer alors que je n’en crois pas un mot.

— Eh bien, si c’est le cas, j’espère qu’Anton aura la gueule de bois du siècle !

Elle quitte la pâtisserie aussitôt et avance d’une démarche rapide vers l’artère principale pour rejoindre son hôtel. De mon côté, je pars dans les vestiaires pour récupérer mon téléphone. Matéo saura me dire où trouver Adriano et il va entendre parler du pays !

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