Chapitre 31
Tous s'agitaient autour de moi. Le lieutenant Petit, ainsi qu'une ribambelle de policiers, de médecins légistes et quelques journalistes, qui avaient réussi à se faufiler jusque-là, s'affairaient autour du corps inanimé de Joe. Moi, je restais immobile, abasourdie. Je n'entendais plus rien, tout me paraissait sourd suite au bruit de la détonation. Je ne sentais plus rien, pas même la main de Ted qui se posa sur mon épaule, bienveillante. Je continuais à fixer Joe. La balle avait fait une rosace rouge sang sur son T-shirt blanc, au niveau de sa poitrine. J'étais comme hypnotisée par cette tache sur ce blanc qui était immaculé, il y a de cela cinq minutes. Ou peut-être était-ce déjà il y a un quart d'heure. Je ne sais pas.
Je crois que Ted me parle, mais je n'arrive pas à saisir ses mots. Ils arrivent un à un jusqu'à mon cerveau sans parvenir à former une phrase correcte, cohérente. Je le sens pourtant qui a posé sa deuxième main sur mon bras, et qui me tire doucement en arrière :
-Viens, Chloé, viens. C'est fini maintenant.
Oui, en effet, c'était fini. Joe ne respirerait plus jamais. Joe ne m'emmènerait plus jamais en République Tchèque. Joe ne m'embrasserait plus jamais. C'était fini. Je sens ma gorge se nouer et me piquer, mes yeux se remplir de larmes. Je viens enfin de comprendre ce qu'il se passe. Joe est mort. On l'a tué d'une balle, alors qu'il se rendait. C'est Petit qui a tiré, je crois.
Vidé de toute force, je laisse enfin Ted m'arracher à ce spectacle macabre. Lorsque je me retourne, le hall immense de l'aéroport me paraît vide. Seuls quelques policiers se tiennent près du cordon de sécurité, éloignant les curieux. Et Martin, qui est au milieu de tout cela, les bras croisé, les sourcils froncés, ses yeux bleus posés sur moi. Je n'ai pas la force de supporter ses reproches à peine voilés, sa comédie de monsieur-parfait. Je n'ai pas la force de l'entendre me dire qu'il aurait fallu que je reste dans mon appartement, que je les laisse faire. Que j'avais tout gâché.
Mais après tout, je n'avais pas tout gâché, pour lui. Joe était mort, c'est ce qui lui importait. Un criminel de moins à sévir dans notre beau pays, voilà tout. C'est ce que se disait Martin, sûrement. Ce n'est pas ce que je pensais, moi. Si je n'avais pas été cherchée Joe, si j'étais restée sagement dans mon 36m², rien de tout cela ne serait arrivé.
Mes yeux ne voient plus le corps de Joe, mais mon cerveau le visualise encore. Alors que Ted m'entraîne vers la sortie, ce n'est pas le soleil timide du matin que je vois. C'est encore et toujours ce corps reposant sur le carrelage blanc de l'aéroport, le tachant de rouge. Pourquoi d'ailleurs, avait-il fallu que ce sol soit blanc ? C'aurait été tellement moins cruel qu'il soit d'une autre couleur, une de celle qui n'aurait pas fait ressortir ce rouge sombre qui me donne envie de vomir. Je ne peux pas le laisser ainsi. Que vont-ils lui faire ?
Soudain, je me sors de cette léthargie. C'est tout un frisson électrique qui me traverse le corps. Je me dégage brutalement de la poigne de Ted et me retourne. Je fais quelques pas en constatant la situation, que je n'avais pas vraiment vue jusqu'ici.
Je veux dire, que je n'avais pas vraiment compris.
Deux hommes sont penchés, en combinaison blanche, au-dessus du corps de Joe. Ils semblent l'étudier de tous les bords. De temps en temps, l'un d'eux se lève et apporte au lieutenant Petit des objets qu'il a trouvé dans les poches de Joe et qu'il a déposé dans des pochettes plastiques hermétique et lui glisse quelques mots. Je reconnais de loin le faux passeport de Joe. Je me mets donc à marcher dans sa direction, sans savoir vraiment ce que je vais lui dire.
Je ne pense pas que « bonjour, vous venez de tuer mon nouveau petit-ami » soit une bonne approche. De toute façon, je ne serais sûrement pas capable de prononcer ces mots et cela ressemblerait plutôt à un murmure inaudible. Petit m'épargne la peine de le saluer, il attaque :
-Ah Chloé ! Un peu plus, vous auriez pris un vol pour la République Tchèque... Vous vous rendez compte ? Vous l'avez échappé belle. Mais vous êtes hors de danger, maintenant. Heureusement, je suis arrivé à temps.
Puis, après une pause, il ne peut s'empêcher de rajouter :
-C'est fou, vous avez toujours le chic pour vous trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
Ses yeux glacials se posent alors sur moi, et il me toise de toute sa hauteur. Je sais très bien ce qu'il pense. Que je n'étais pas là « par hasard ». Que je ne suis jamais loin « par hasard ». Que je ne suis qu'une petite vermine pourrie, comme tous les autres, qui pourrissent derrière les barreaux. Après tout, n'avais-je pas volé un scooter ?
Mais pour une fois, il a raison. J'avais bien fait alliance avec un malfrat, j'avais accepté de bon gré de prendre un vol pour la République Tchèque. Mais il serait peine perdue d'expliquer tout cela à Petit, et même si cela me déchirait le cœur, il fallait mieux pour moi que je joue la carte de la petite otage innocente. Ted, qui m'avait visiblement suivie, pris comme à l'accoutumée ma défense :
-Gustave, je ne pense pas que ce soit le lieu pour importuner Chloé. L'opération a réussi, tout était sous contrôle, malgré les imprévus... Il n'y a plus rien à dire.
Le lieutenant Petit se tait quelques instants, avant de regarder plus en détail le passeport qui lui a été remis. Il enfile des gants en latex et le manie précautionneusement.
-C'est un faux, manifestement... Il faudrait réussir à trouver qui le lui a fait. C'est plutôt bien fait.
Ted se penche à son tour sur le passeport et si j'avais eu plus de présence d'esprit, je me serai liquéfiée sur place. Mais la vérité, c'est qu'actuellement, je n'en avais pas grand chose à faire de leur passeport, et ils pouvaient bien remonter jusqu'à Machiavel, jusqu'à moi s'ils le voulaient. Je les entends à peine débattre :
-Je me souviens en avoir déjà vu des semblables, mais c'était il y a plusieurs années...
-Vous pensez que c'est une récidive, commandant ?
-Peut-être, il faudrait se pencher dessus. Vous permettez ?
Ted, lui aussi muni de gants de latex s'empare du passeport, le regarde une dernière fois attentivement avant de le remettre dans la pochette plastique. Il appelle un des policiers avant de lui remettre cette pièce à conviction. Je m'éloigne un peu d'eux pour m'approcher encore de Joe, qui avait été délaissé ; la police scientifique avait sûrement fini de fouiller son sac et ses poches.
Le lieutenant Petit informe Ted qu'il va désormais réquisitionner les vidéos de surveillance, et que cela sera bon. Je suppose que Ted a acquiescé, car je n'entends pas de réponse de sa part, mais le bruit des pas de Petit s'éloigne sur le carrelage blanc.
Je sens une présence derrière mon dos. C'est Ted. Il se positionne à mes côtés et se plonge tout comme moi dans la contemplation du cadavre – sûrement pas pour les mêmes raisons d'ailleurs. Au bout d'un moment, pourtant, alors que la police scientifique revient avec une craie pour dessiner le contour du corps un plastique blanc opaque pour le couvrir, il brise le silence.
-C'est fou comme tu arrives toujours à me surprendre, Chloé.
-Tu aurais pu te douter que je ne resterai pas les bras croisés à rien faire pendant que vous enquêtiez !
-Et j'y comptais bien.
-Pardon ?
Je sursaute, un peu surprise. Je m'attendais à tout, sauf à cela. Je prends la peine de le dévisager pour la première fois depuis qu'il est arrivé. Sa pupille dans son œil bleu pétille malicieusement et un sourire discret étire ses lèvres. Allons bon, il est amusé.
Drôle de moment pour l'être.
Je le dévisage incrédule et son sourire s'élargit. Je crois que c'est une manie dans l'équipe, de s'amuser de ma crédulité. Je le questionne silencieusement. Qu'entend-il exactement par « j'y comptait bien » ? Savait-il dès le début que j'allais foncer tête baissée dans cette aventure ? Sans doute. C'est vrai que ce n'est pas étonnant de la part d'une fille qui est prête à sauter de la fenêtre de l'étage où elle se trouve soit disant pour se rendre à un rendez-vous galant. Je devrais peut-être prendre le temps de me poser pour réfléchir, de temps en temps. Je les surprendrai tous sûrement.
-J'avais fait en sorte d'avoir mes sources.
Ted effectue un signe à une personne se trouvant dans la foule, aux côtés de Martin. Je me retourne pour voir de qui il s'agit et c'est David que j'aperçois s'avancer vers nous. Je suis de plus en plus incrédule.
-Il nous a fidèlement tenu au courant de tous tes plans. Ainsi, nous avons pu suivre l'avancement de l'opération en toute discrétion. Il est doué pour les missions d'infiltration, à n'en pas douter !
Ted pose une main paternel sur l'épaule de David alors qu'il arrive à notre hauteur. Ce dernier se met à rougir et bafouille :
-Mer..Merci.
Avant d'ajouter en se tournant vers moi :
-Salut Chloé... Tu vas bien ?
Ma bouche est actuellement ouverte en grand tellement je suis sous le choc. Il se passe trop de choses en même temps. Mon entrevue avec Joe était en réalité désirée, David m'espionnait. Et Joe est mort. Je jette un coup d'œil à son corps. Il est désormais invisible sous son sarcophage de plastique. La tête me tourne quelque peu et je sens la poigne de Ted qui me retient fermement avant que je ne tourne de l'œil.
-Elle est encore sous le choc... Emmenons-là dehors.
Je me laisse mollement guider par Ted et David jusqu'à la sortie. Martin nous emboîte le pas. Le soleil m'éblouit et l'air frais me fouette le visage, je n'avais pas remarqué que je transpirais à grosses gouttes. Ted m'oblige à m'asseoir sur un banc, à l'entrée de l'aéroport. J'ai l'impression de revivre mon cauchemar. Celui où l'on m'a annoncé la mort de mes parents.
Je lève les yeux sur Ted. Il a ce même air inquiet qu'il y a sept ans. Je frissonne. Ils parlent tous les trois ensembles, comme si je n'étais pas là et seul le regard que pose parfois Ted ou Martin sur moi m'informe qu'ils se souviennent encore de ma présence.
-Il faut qu'on sache ce qu'il s'est passé, martèle Martin.
-Du calme, Martin. Elle est encore secouée. On verra cela demain. Je vais appeler Ella, dit Ted de sa voix toujours calme.
-On a pas de temps à perdre. Les gars qui ont attaqué David au café ne me laissent présager rien de...
Ted lève la main, et Martin se tait automatiquement. Le retour du petit chien. Ca me donne des marques et je ne sais pas pourquoi, mais cela à un côté rassurant. En l'espace d'un mois, tout le monde que j'avais construit s'était écroulé comme un château de cartes : j'avais découvert un Martin soucieux de moi, de ma santé ; j'avais été obligée de prendre une pause, en RTT forcée ; enfin, j'avais vécu des émotions fortes avec Joe. Que ce soit la peur, avec la menace que Kràl faisait peser sur nous ; la tendresse pendant ces deux derniers jours ; la joie d'apprendre que mon père était vivant. Et maintenant la tristesse.
J'aperçois en arrière-plan toute l'agitation que nous avons provoquée : la foule inquiète, la police et leurs voitures qui éclairent la scène de leurs gyrophares ; tantôt bleu, tantôt orange. Puis je vois le sarcophage de plastique qui contient le corps de Joe être transporté dans un petit wagon frigorifié sur un chariot à roulette.
Je laisse échapper un hoquet nerveux ; je me retiens de pleurer, mais il m'en faudrait peu pour que je m'effondre et fasse office de fontaine. Les trois regards convergent vers moi. J'ai de plus en plus cette impression de déjà-vu qui me perturbe et cela n'arrange rien lorsque Ted se penche vers moi et pose ses mains sur mes épaules.
-Chloé, tu es sûre que ça va ?
Encore une fois, le visage de Ted à ce même air inquiet que je n'ai vu que deux fois. La première, il avait moins de rides. Mais c'était le même. C'aurait pu être la goutte de trop, celle qui m'aurait faite craquer. Mais au lieu de cela, je me force à déglutir avec ma gorge qui me piquait de toute part et je plonge mes yeux aux bords des larmes dans ceux de Ted.
Il paraît étonné, mais ne cille pas. Je sens que les regards de David et de Martin sont aussi dirigés vers moi, et ils se sont tus. Je profite d'avoir l'attention de tout le monde pour lâcher :
-Vous venez de tuer la seule personne qui pouvait m'aider à retrouver mon père.
FIN
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top