Chapitre 24

Enfin, le moment tant attendu fini par arriver. J'ai suivi les conseils de Bryan et arrêté le café, mais cela m'a fait m'endormir sur le canapé tout l'après-midi. Non sans avoir cassé un verre au moment de manger, et bouché mon évier en faisant la vaisselle. Mais je suis toujours en vie lorsque Bryan revient à l'appartement pour la deuxième fois de la journée, non pas pour prendre son tour de garde, mais parce qu'il est l'heure de se rendre au rendez-vous. Je le laisse discuter en bas avec David pour aller faire les dernières retouches maquillage.

-J'en ai pour deux minutes, dis-je en m'éclipsant.

Je ne veux rien laisser au hasard. Il faut que j'apprenne où Joe se cache avant qu'il ne prenne le premier avion pour je ne sais quel pays exotique. Pour cela, il faut que je gagne sa confiance et pour gagner sa confiance, autant jouer sur tous les tableaux, non ?

J'ai choisi une jupe, mais pas une fourreau. On ne sait jamais, si j'ai besoin de courir, je dois être à l'aise. Je vérifie donc que je puisse bien faire tous les mouvements que je souhaite. Satisfaite, j'attrape une petite veste blaser histoire de me tenir un peu chaud dans cette froide soirée d'automne tout en restant classe et je rejoins les deux hommes en bas.

-On y va ? leur lancé-je.

Bryan hoche la tête, le visage grave et j'ai l'impression que David pâlit légèrement, mais c'est difficile à dire, puisqu'il a toujours eu un teint cadavérique. Dans la cage d'escalier, Bryan m'explique :
-J'ai pris ma voiture, pour emmener David et moi-même. Tu prendras la tienne. J'arriverai le premier dans le bar, comme il était convenu. De là, j'enverrai un SMS à David pour lui dire où il doit se placer, suivant les places disponibles.

Je regarde la montre que j'avais accrochée à mon poignet avant de partir. Elle indique dix-neuf heures dix. Le temps d'arriver, il sera dix-neuf heures trente, à peine.

-Oui, il faut vraiment arriver en avance, pour être sûr d'avoir nos places. Même si la semaine dernière le bar était assez vide, ajouté-je.

Nous dévalons les escaliers quatre à quatre jusqu'à arriver au sous-sol de l'immeuble. Ma voiture est garée à son emplacement habituel. Cela fait longtemps qu'elle n'est pas sortie la pauvre, et je la sens piaffer d'impatience. Ou bien, c'est moi qui suis impatiente, allez savoir.

-Ma voiture est dehors. Chloé, tu attends dix minutes qu'on soit partis et tu ne rentres pas dans le bar avant vingt heures, c'est compris ? me recommande Bryan pour la dernière fois.

Ma réponse est à demi-couverte par le moteur de ma Twingo : j'avais déjà tourné la clé dans le contact. Je regarde les deux hommes s'éloigner, la silhouette massive de Bryan contrastant avec la frêle mais allongée silhouette de David. La porte du sous-sol s'ouvre sur eux et éclaire le bitume obscure d'une lumière orangée de soleil couchant. Je regarde l'heure. Dix-neuf heures douze. Dans dix minutes tout pile, je démarre. Le temps de trois ou quatre chansons. Bien. J'allume la radio, quel disque est déjà dedans ?

J'entends les premières notes de I gotta feeling des Black Eyed Peas. Voici une chanson bien dynamique qui va me donner du courage pour la soirée. Au refrain, je chantais déjà à pleins poumons. Je laisse encore passer deux chansons de l'album avant d'attacher ma ceinture et d'allumer mes phares. Toujours en chantant, j'appuie sur la pédale d'accélération, j'enlève le frein et passe la première avant de démarrer. La porte du sous-sol s'ouvre de nouveau, pour me laisser passer cette fois. Je récupère le rond-point, à l'autre bout de la rue pour faire demi-tour et me dirige vers le quartier mal-famé de la ville. Encore.

J'arrive finalement à l'endroit indiqué et me gare sans trop de difficulté. Je regarde une nouvelle fois ma montre. Dix-neuf heures trente-six. J'ai une demi-heure à tuer avant d'entrer dans ce bar. Super. Du coin de l'œil, je vois David qui se dirige à son tour vers la porte d'entrée. J'espère qu'il ne va pas regarder vers moi. Je ne pense pas que Joe soit déjà là, à épier les environs, mais au cas où, on ne sait jamais. Il ne faut pas qu'il trouve que David agit bizarrement. Mais non, le jeune homme a bien ouvert la porte d'une façon tout à fait normale et est rentré dans le bar sans un regard en arrière. Je respire de nouveau.

Puisque j'ai du temps, je redémarre encore et je décide de me trouver une autre place, un peu plus loin, pour que Joe ne voit pas ma voiture quand il arrivera.

-Bon aller, marmonné-je en fermant la porte de ma voiture.

Je me frictionne un peu pour chasser le froid qui me tombe sur le dos et me met à marcher en direction du rendez-vous. J'arriverai encore sûrement en avance, mais le temps glacial ne me laisse pas le loisir de traîner sur le chemin, de jeter un œil aux quelques devantures sur le point de fermer. Non, au contraire, je n'ai qu'une envie, c'est d'entrée dans le bar et que la chaleur m'enveloppe. Je frissonne et accélère le pas. Quelle idée de m'être habillée ainsi en plein mois de novembre !

J'arrive enfin à hauteur du bar. Je m'arrête quelques secondes afin d'étudier les environs. Une petite ruelle qui donne sur une impasse borde le bar. Sans doute là où le gérant dépose ses poubelles. La ruelle est perpendiculaire à la rue principale et les bars d'immeubles bordent l'autre côté de la route. Aucune échappatoire si ce n'est de courir le long de l'avenue, qui court droite sur au moins un kilomètre, jusqu'au cœur des immeubles désaffectés. Vraiment génial. J'espère donc que tout se passera bien.

Pas de traces de Joe, il est peut-être déjà à l'intérieur. Je regarde ma montre. Dix-neuf heures cinquante-neuf. Pour une minute près, on va pas chipoter. Je rentre donc dans le bar et comme prévu, la chaleur réchauffe mes joues brûlées par le froid. Je jette un coup d'œil à la fameuse table, seule dans son coin. Il n'y a personne. Je regarde de l'autre côté : personne non plus.

J'aperçois David, à la table la plus proche de la porte. Il a commandé un café, qu'il semble très occupé à touiller.

Je m'installe donc à la table du coin. En m'installant, je frôle quelque peu le bras de Bryan, qui est assit à la table jusqu'à côté. Je crains qu'il ne se soit mis trop près. Certes, il n'a ainsi qu'un pas à faire pour me défendre, mais Joe risque de ne pas apprécier qu'on puisse entendre notre conversation. On devra sûrement chuchoter. Il est trop tard pour demander à Bryan de se décaler. Je me laisse tomber sur la chaise. Je commence à avoir du mal à respirer. Je me force à faire des exercices de respiration, pour me calmer. Je jette un regard à ce que fait Bryan. Il a pris un journal et le lit, une tasse de thé fumante posée à côté. David, lui, touille toujours son café. Je souris à demi en le voyant. Il a l'air très stressé, et s'efforce de bien faire – mais je ne suis pas sûre que touiller son café pendant vingt minutes soit l'idéal pour passer inaperçu.

Le barman s'approche de ma table, poliment.

-Vous voulez boire quelque chose ? Ou peut-être manger, nous faisons des tartines...

Je décline la proposition :

-J'attends quelqu'un.

Le barman hoche la tête et repart derrière son bar, sans doute essuyer des verres, puisque j'ai l'impression que c'est toujours ce que font les barmans, j'ai l'impression. Enfin, la porte s'ouvre. Je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'œil nerveux à ma montre. Vingt-heure quatre. Mais ce n'est pas Joe. Le monsieur bedonnant s'assoit au bar et entame une conversation avec le barman, non sans avoir commandé une choppe de bière au préalable. Je souffle. Que fait Joe ? S'est-il fait arrêté par la police en chemin ? Martin m'aurait-il devancé ? Je commence à paniquer. Mais la porte s'ouvre de nouveau.

Cette fois, c'est bien lui.

Mon visage s'éclaire d'un sourire. Joe étudie attentivement la pièce et détaille chaque personne présence : David, qui a arrêté de touiller son café, pour le boire, l'homme accoudé au bar. Son regard se pose plus longuement sur Bryan. Il se méfie. C'est sûr que sa carrure en impose, même si Joe n'a rien à lui envier. Il finit enfin par me rejoindre. Bryan, plongé dans la lecture de son article, ne lui a pas accordé un regard. En revanche, j'aperçois David, alors que Joe lui tourne le dos, s'étouffer de surprise avec son café. Je souris de nouveau. Il n'est pas près, c'est sûr.

-Il était là avant toi ? me fait Joe en parlant de notre voisin de table.

-Bonjour, moi aussi je suis contente de te voir, répliqué-je, un peu piquée au vif.

Joe s'assoit, il tourne le dos à la salle. D'habitude, c'est moi qui suis à cette place. Je vois bien qu'il n'est pas à l'aise.

-Tu veux qu'on change de place ?

-Non, refuse-t-il. Cela fera encore plus suspect.

Sa barbe a poussé un peu depuis la semaine dernière, son visage s'est aminci, creusé. Il a des cernes sous les yeux. Ses cheveux sont toujours rasés. Il ne ressemble plus trop au portrait qui passe dans tous les journaux de la ville. Ses tatouages sont cachés par les manches longues de son sweat. Craint-il aussi la froideur de l'automne ou a-t-il une fonction plus pratique ?

Il se penche vers moi, je fais de même. De l'extérieur, nous devons sans doute ressembler à n'importe quel couple se susurrant des mots doux. En réalité, il n'en est rien.

-Tu as l'argent ? me chuchote-t-il.

-Oui, dans mon sac à main. Le passeport aussi.

Le barman interrompt notre échange. Je m'écarte vivement du visage de Joe. Lui, est plus nonchalant, il se recule doucement. Il a une très grande maîtrise de son stress, on dirait. Pas étonnant qu'il soit difficile à coincer : ce n'est pas le genre de personne à paniquer et à faire une erreur. Il prend du recul sur la situation, l'analyse calmement. Il aurait fait une bonne unité dans la police, sans doute.

-Tu veux quoi, chérie, me demande Joe en me souriant.

Je ne sais pas s'il joue la comédie ou s'il est sérieux. Après tout, je l'ai bien embrassé la dernière fois, non ? Je me demande ce qu'il pense de tout ça. Me prend-il pour une fille assez bêta et amoureuse pour l'aider à s'échapper ou prend-il notre pseudo-relation au sérieux – enfin, si on peut appeler cela une relation ?

Je ne le saurai sans doute jamais. Joe sera mis sous les barreaux dune prison avant la semaine prochaine. Je lui rends son sourire, essayant qu'il soit le plus mielleux possible :

-Un jus d'orange, c'est très bien.

Joe hoche la tête.

-Un jus d'orange aussi, finit-il par lâcher, puisque le barman restait planter là.

L'homme finit par partir de l'autre côté du bar, préparer nos deux jus d'orange. Je suis presque sûre que Joe ne touchera pas au sien.

-Il va revenir dans deux minutes. Parle-moi de ce que tu as fait cette semaine.

J'ouvre la bouche surprise. Que vais-je bien pouvoir lui dire ? Je ne pense pas que « figure-toi que j'ai pas fait grand-chose puisque je suis sous protection policière au cas où tu voudrais me tuer » soit la bonne réponse. Joe reprend la parole, il parle très vite. Sans doute commence-t-il un peu à stresser :
-Raconte-moi n'importe quoi, quelque chose de normal, qu'on ai l'air d'un vrai couple qui a un vrai rancard.

Bon, c'est parti pour baratiner. Après tout, c'est un peu ce que je fais tous les jours.

-Eh bien, je pense que je vais me mettre à la peinture sur toile.

Joe hausse les sourcils, surpris.

-Pourquoi un tel choix ? Tu aimes peindre ?

-Euh... Oui, enfin, je peignais un peu quand j'étais petite. Ca me permettra de retrouver des sensations, j'espère, mentis-je

Joe se met à rire.

-Tu te fiches de moi ?

Le barman arrive de nouveau, et pose les deux jus d'orange sur la table. Les deux bouteilles s'entrechoquent dans un tintement aigu. Je réponds à Joe, malgré la présence du barman : le but est bien de lui montrer que nous avons une conversation normale.

-Non, je suis sérieuse, répondis-je en souriant. Tu veux pas que je te fasse des tableaux ? On pourra les accrocher dans le salon de l'appart' qu'en dis-tu ?

J'ai l'impression que le regard du barman s'arrête plus longtemps sur Joe. Mais peut-être est-ce mon imagination qui me joue des tours : je commence à être parano.

-Si tu m'accroches une de tes croûtes au mur du salon, alors je peux afficher mes posters Marvel ! réplique Joe.

On dirait qu'il se prend au jeu. Le barman est parti, mais je ne peux m'empêcher de m'étonner :

-T'aimes bien Marvel, ou alors tu disais ça parce que c'est la première chose qui t'ai passé par la tête ?

-Non, j'aime bien Marvel, me confirme-t-il. Mais les méchants sont toujours plus classes que les super-héros !

Il me sourit de toutes ses dents. Il a l'air de beaucoup s'amuser. Ainsi, il est à des années-lumières du type traqué par la police. Il paraît même normal, appréciable. Humain. C'en est un peu perturbant. Il veut vraiment me tuer ? Cela me paraît tellement loin de la vérité, à cet instant. Mais à peine aie-je fait ces réflexions, que son sourire disparaît et qu'il se penche sur la table, en me chuchotant :

-Ils sont sur le dessus de ton sac à main ?

-Oui, je réponds, un peu désarçonnée. Je n'ai rien d'autre dedans à part mes papiers d'identité.

J'aperçois du coin de l'œil, derrière Joe, la porte qui s'ouvre pour laisser entrer trois hommes. Mais je ne m'en préoccupe pas : il ne s'agit ni de Ted, ni de Martin, ni de Petit. Ce sont des clients normaux du bar. Il faut que j'arrête d'être parano.

-Bien, continue Joe. On va continuer de discuter un peu en buvant notre jus d'orange, puis on sortira. Là, tu te laisseras faire, je te les prendrais sans que tu t'en rendes compte.

Il se redresse et me fait un clin d'œil tout en buvant une gorgée de jus d'orange. Je lui souris et fais de même. Mon regard se reporte sur les trois hommes qui viennent d'entrer. Ils ne se sont toujours pas installés à une table ou au comptoir, mais ils se tiennent chacun d'un côté de la pièce. Ils regardent dans notre direction, et ils n'ont pas l'air commode. Joe ne les a pas encore vus. Je fronce les sourcils. Le plus proche de nous à le crâne rasé, des boucles d'oreilles pendent à ses deux lobes et ses yeux gris croisent mon regard.

-Putain, lâche Joe.

Il s'était détourné pour voir ce que je fixais ainsi. Il se retourne vers moi et me chuchote, les yeux un peu fous :

-Tu poses pas de questions, tu cours et tu me suis. Faut qu'on se tire.

J'ouvre la bouche pour demander s'il s'agissait de la police – c'est bizarre, je ne les reconnais pas – mais Joe m'attrape le bras et me force à le suivre. Bryan se lève aussitôt et tente de s'interposer, mais l'homme au crâne rasé l'en empêche. Joe a déjà presque atteint la porte, mais les deux autres sont devant.

Je ne sais pas pourquoi, David a lâché son café et il est débout. Tout va très vite. Il décroche une droite. L'homme qui barrait la porte se la prend en pleine joue. Furieux, il se détourne et se jette sur David.

J'aimerais crier, mais aucun son ne sort de ma bouche. À la place, c'est la détonation d'un revolver qui résonne dans la pièce. C'est le troisième qui a tiré. Il est derrière nous, face à la porte. Joe me pousse devant lui, m'empêchant de voir où est David. Un souffle d'air me frôle la joue et la balle fait un trou dans la porte.

Joe me fait sortir, son corps massif me protège des autres tirs qui fusent. Puis, il repasse devant moi, sans me lâcher le bras et me force à courir. A mon grand étonnement, il ne continue pas sur l'avenue mais tourne immédiatement à gauche, dans la ruelle.

-Dépêche, jure-t-il entre ses dents.

Je me rends enfin compte de ce qui se passe, mon corps se déverrouille. Ce n'est pas le moment de réfléchir, mais d'agir. L'adrénaline bout dans mes veines. Je m'approche du mur et Joe me soulève pour que je puisse me hisser de l'autre côté. J'atterris dans un jardin inconnu au moment où j'entends des voix crier :

-Ils sont où ?

-Dans la ruelle !

Joe ne tarde pas à me rejoindre peu après. Il avait mieux étudié les lieux que moi, on dirait. On se remet à courir en traversant le jardin et passant la palissade de l'autre côté, pour se retrouver dans une rue parallèle. De là, Joe m'entraîne toujours plus loin au cœur de la ville.

__________________NOTES____________________

Et voici un chapitre un peu plus long que le précédent -il faut bien équilibré un peu, non ? ;)

J'espère que vous l'avez apprécié et que j'ai réussi à faire monter le suspense. Si oui, et que vous avez aimé, n'hésitez pas à, comme d'habitude, mettre une petite étoile.

Vous pouvez également faire des suppositions farfelues sur ce qui va se passer ensuite dans les commentaires. A votre avis, qui sont ces trois personnes ? Sont-elles de la police ? Que dois faire Chloé ? Suivre Joe ou bien retourner dans le bar ?

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