7- Sur le ring

Je dévore littéralement le livre et ne vois pas les heures de l'après-midi passer.
Mon téléphone sonne et sans même regarder qui m'appelle, tant je suis absorbée par ma lecture, je décroche.

— Mmoui ? Allô ?

— Salut. Je te réveille ?

La voix enjouée de William me ramène rapidement à la réalité.

— Oh ! Salut ! Non, c'est juste que je lis depuis des heures et oui, on peut dire que j'ai sombré dans une vie parallèle en quelques sortes.

— Un livre à l'eau de rose ? commente-t-il ironiquement.

— Non, Monsieur, un livre d'Amour.

— Et où est la différence ?

— Et bien déjà, il y a des scènes très éro...

Je m'interromps, bien décidée à ne pas m'aventurer sur cette piste avec lui.

— Sinon, tu m'appelles pour parler littérature ? me rattrapé-je comme je le peux.

— Non, pas vraiment. Je dois m'absenter quelques jours. Je voulais te proposer de me rejoindre jeudi prochain, au café Drop. On y va avec mes copains après l'entraînement de rugby.

Je sourcille, amusée quant à son choix du mot « copain ».
Seuls les gamins parlent de leurs « copains » ou les mecs des années 90. Dans les deux cas, William est à une génération d'écart de la mienne ! Et ça me fait rire.

— Allô ? T'es toujours là ? me ramène-t-il sur Terre.

— Oui ! Excuse-moi. Tu y seras à quelle heure ?

— Autour de vingt-deux heures.

— OK, je viendrais.

— Super. Bon, je vais te laisser lire alors. Tu n'as pas l'air très réceptive à mon appel.

— Je suis désolée. Je suis juste fatiguée après cette soirée, disons... émotionnellement intense et éprouvante.

— Eprouvante ? Aïe. Va falloir que je me rattrape alors ! Je vais te laisser te reposer. Fais de beaux rêves, Princesse, et à jeudi.

— Oui à jeudi.

— Bonne nuit

— Bonne nuit.

Je ne suis vraiment pas douée pour la conversation téléphonique, c'est toujours aussi déplorable, et le fait d'avoir lu tout l'après midi m'a vidée de toute énergie. 

Je suis soulagée que William n'ait pas abordé le sujet Térence Cesare et je réalise soudain qu'il y a de grandes chances que je croise  « Du con la joie » demain à la clinique. A cette idée mes yeux se révulsent et je feins la nausée. Je chasse cette vision déplaisante et pars en direction de mon frigo pour me remplir l'estomac, car ce dernier me rappelle avec fracas que je n'ai rien avalé depuis ce matin.

Je sais que les deux jours à venir vont être durs et comme à chaque fois que je m'en inquiète je ne parviens pas à trouver le sommeil. M'avouant vaincue face à l'insomnie, je me mets en quête des pires programmes télé, espérant fortement que l'un d'entre eux aura une vertu soporifique.

Lorsque j'ouvre les yeux, réveillée par mon alarme de téléphone, je constate que j'ai été exaucée. Je réalise soudain que cela fait deux nuits que je dors sur un canapé.
Je suis à peine éveillée que je jure que ce soir c'est dans mon lit que je dormirai, car autant le canapé de William est très confortable, autant le mien est une vraie torture.

Mon rituel du matin fait, je regagne la clinique prête à affronter ma journée.

*******

Dans les couloirs de l'établissement tout est calme. Les patients dorment encore et les soignants sont soit en salle de transmissions, soit au vestiaire. Seuls les agents de service s'appliquent à préparer les petits déjeuners sur leurs chariots, desquels s'échappent un tintement de vaisselle.

Lorsque je pénètre dans la salle de soin, je suis contente de retrouver mes collègues de la dernière fois, seule une aide-soignante m'est inconnue.
Je me présente à elle, et cette dernière répond en guise d'identification par un :

— Ok.

Note pour plus tard : essayer de deviner son prénom...

Ce matin là, nous avons beaucoup de travail. La plupart des chirurgiens partent en congé au mois d'août et d'ici là, il leur faut faire leur chiffre. Et oui, la santé est une entreprise comme les autres...
Nous enchaînons les toilettes à un rythme effréné, entrecoupées par les nombreuses préparations pour les blocs.
Quand vient dix heures et demi, ma nouvelle collègue « Ok » me stoppe dans mes activités.

— Hé, Selena. C'est ça ?

— Euh oui, c'est ça.

— On va faire une pause. Viens, on va boire un truc. Tu sais faire le café ?

— Oui, comme tout le monde je présume.

— Bien, alors vas-y, je vais aux WC et je te rejoins.

Trop sympa cette fille ! Là, je pense que je me suis faite une amie pour la vie... LoL

Pour autant, je m'exécute et prépare le café du mieux que je peux.
Je suis tellement concentrée dans le dosage de mon excitant préféré, que je n'entends pas que l'on entre dans la tisanerie.
Et quelqu'un hurle dans mon dos :

—  Comment ça, le café n'est pas prêt ?!

Alors qu'il ne me faut maintenant qu'un millième de seconde pour reconnaitre la tonalité si particulière de cette voix, je fais tomber le paquet de café, effrayée par cette entrée soudaine.
Et tandis que je me précipite pour ramasser mes bêtises, je me cogne violemment sur les jambes du Docteur Cesare et termine mon initiative sur les fesses.
Lui ne bronche pas. Il est statique devant moi, l'air aussi détaché qu'à son habitude.

Miss « Ok » fait une entrée fracassante.

— Mais qu'est-ce qu'elle fait par terre celle là ?

Lorsque je relève la tête, Cesare a un truc bizarre sur le visage... Merde ! Je crois qu'il sourit ou en tout cas qu'il essaie. Un léger rictus relève sa bouche sur la gauche. Oui il sourit, enfin, il se moque de moi plus certainement.

— Rhooo ! Excusez-la, Docteur. Ce qu'elles peuvent être godiches ces gamines.

Miss Ok s'affaire à épousseter la blouse du médecin, tandis que je me relève non sans difficulté.

« Ces gamines » ? Sans rire, elle doit avoir cinq ans à peine de plus que moi !

— C'est rien, Laura. Je crois que Mademoiselle Paris a décidé de me divertir par sa maladresse, aligne avec plein de mots le Docteur « Tronche en biais ».

Ah ! tiens ! Elle s'appelle donc Laura ! Et... Il connait mon nom !?!?

Et alors que Laura finit de préparer le café, Cesare attaque son deuxième round et me demande :

— Et sinon, vous comptez me percuter souvent comme ça ?

En cet instant, je comprends qu'il est vraiment pervers, car il affiche maintenant un sourire des plus suffisants.
Il semble se délecter de mon humiliation et l'autre quiche de Laura, bras croisés sur le torse, affiche une sorte de grimace tout aussi gerbante.

— Chaque fois que vous serez sur mon chemin. Sans déconner, c'est quoi votre problème ?

Je lui réponds avant même que les phrases n'aient eu le temps de se construire dans mon cerveau.
Lorsque je réalise toute l'insolence de mon intervention, je tourne précipitamment les talons, les joues cramoisies par la honte.

Je me précipite aux toilettes afin d'évacuer ma colère. De prime abord en colère après ce con, je suis surtout furieuse après moi pour m'être emportée de la sorte. Cesare est certes imbuvable et grossier, mais il reste un médecin de la clinique, mon supérieur en quelques sortes. Et je n'ai vraiment pas les moyens de me faire virer.

Face au miroir, je m'arme de courage pour sortir de ma cachette et affronter les probables réprimandes de la « délicieuse » Laura.

A peine je regagne la salle de soin, que cette dernière me saute dessus.

— Non mais ça va pas de parler comme ça à un chirurgien ? Va falloir apprendre à te contrôler, ma pauvre !

— Je sais, lui accordé-je toute fois. Je suis désolée.

Kate l'infirmière, sûrement alertée par les hurlements de ma névrosée de « collègue-amie pour la vie » arrive à notre hauteur.

— Et bien, que se passe t'il ici ? s'inquiète-t-elle.

— La nouvelle. Elle vient d'envoyer bouler le Docteur Cesare, en mode totale hystérique !

C'est décidé, je déteste cette pétasse !

Oh ! C'est qu'il devait sûrement le mériter, répond à ma grande surprise Kate, tout en m'adressant un clin d'oeil. C'est bien, Selena. Ça lui fait les pieds, et au moins tu n'as pas attendu des mois comme nous toutes, pour le remettre à sa place.

Laura est maintenant hors d'elle et quitte la pièce en nous assénant un : « C'est n'importe quoi ! »

Je ne parviens pas à saisir pourquoi elle s'énerve comme ça. J'ai bien compris qu'elle ne semble pas m'apprécier, mais je me demande pourquoi tout ceci prend une telle proportion et ce qui justifie qu'elle s'emporte de la sorte.

Kate parait saisir mes interrogations et me glisse à l'oreille :

— Laisse tomber, je crois qu'elle est raide dingue de Cesare et qu'elle est entrain de marquer son territoire.

Sa confidence légèrement moqueuse fait sourire Kate, et nous partons toutes les deux dans un rire salvateur.
Je suis contente de trouver quelqu'un de gentil en ce moment. Kate est douce et parait frêle, mais elle renferme en elle une assurance et un aplomb que je lui envie.

Je poursuis ma matinée en essayant de rester le plus loin possible de Laura et je me dis que ça ne va pas être des plus confortables.

Quand sonne l'heure de la pause repas, je suis affamée. Cette fois j'ai pris toutes mes précautions et me suis acquittée des tickets repas. Je suis ravie que nous déjeunions en deux services, en binôme infirmière-aide soignante, ce qui m'évite de passer quarante cinq minutes avec l'autre pimbêche.
C est donc avec Kate que je descends chercher mon plateau repas au self.

La salle de restaurant est petite. Seuls les médecins et les employés administratifs y déjeunent. Vu le peu de temps dont nous, les soignants disposons, il nous est préférable de manger dans la tisanerie, car rien que le temps de se changer puis de se remettre en tenue, de faire la queue.... Il ne nous reste plus que quelques dizaines de minutes.

Le buffet est on ne peut plus sommaire, mais je suppose qu'il en va ainsi pour toutes les cuisines industrielles.
Ce jour là, j'ai le choix entre des frites et des haricots verts au beurre ou plutôt l'inverse : du beurre au haricots verts ; de la raie (beurk) ou du steak haché de cinq millimètres d'épaisseur noircie. Les entrées ne sont guerre plus appétissantes : des tomates qui n'ont pas l'air très mûr et du céleri noyé sous la mayonnaise.
Kate qui voit mon air dégoûté me conseille prudemment :

— Demande du jambon et fais un mixte frites-haricots verts. Prends un fromage emballé avec du pain et un fruit. Avec ça, tu ne risques rien, me dit-elle en affichant un sourire complice.

Je la remercie à mon tour par un franc sourire.

A treize heures, il y a beaucoup de monde et la queue est longue. Je profite de cet instant de pause pour observer les convives installés autour des tables. 

Il règne dans cet espace un brouhaha épouvantable, où se mélangent les conversations à peine audibles et les cliquetis des couverts.

Au détour de mon observation indiscrète, mon regard s'arrête net - avec horreur -, sur celui insistant du Docteur Cesare. Il est assis à quelques mètres de moi, partageant la table avec plusieurs de ses confrères. L'homme en face de lui est un chirurgien esthétique, un peu allumé mais sympa. Ce dernier semble être parti dans une tirade sans fin et à laquelle Cesare ne parait prêter aucune attention. 

Ce dernier picore ses frites, avachi sur sa chaise comme sur un trône, et ne détache pas son regard de ma personne. Lorsque je me rends compte de son insistance, je détourne les yeux à la recherche d'un nouveau point de mire.
Mais chaque fois que je regarde dans sa direction, je vois qu'il continue de me dévisager.

Cette fois, ce type me fait vraiment flipper. Je ne m'attarde pas suffisamment sur son regard pour en interpréter l'expression, mais j'ai tout de même le temps d'y percevoir toute la noirceur de son âme. Oui, ça c'est sûr !

Je suis soulagée quand enfin mon tour arrive, et je m'empresse de commander ce que Kate m'a suggérée. 

J'ai maintenant hâte de quitter cet endroit et lorsque je regarde une dernière fois dans la direction du Docteur Cesare, il a les mains croisées sur la table et continue de me fixer. 

Prise de panique comme à chaque fois que je le vois, tout ce que je trouve à faire en passant à sa hauteur, c'est de lui sourire bêtement.

Je suis vraiment une super tarée ! Je souris stupidement au type qui passe son temps à m'humilier.
Tout à l'heure je l'ai presque, non pardon, je l'ai ( tout court ) engueulé, et maintenant je lui souris. Je dois vraiment être bipolaire.

La vérité est qu'il me met très mal à l'aise et que je perds tous mes moyens.
A ce rythme, je me demande si la prochaine fois je ne vais pas finir par lui planter un couteau dans sa face de serial-killer ou, dans ma folie réactionnelle, par lui proposer de lui laver les pieds.

— Hé ! Ça va ?

Kate m'arrache à mes bouffées délirantes.

— Tu es toute blanche ! s'inquiète-t-elle réellement.

— Oui, c'est juste...

Je ne suis pas vraiment certaine de pouvoir lui parler de mes idées psychotiques...

— C'est juste, que je suis en hype. Je meurs de faim, je choisis de lui offrir un mensonge plus rationnel.

Mon explication lui suffit et nous regagnons l'étage.

Je termine finalement ma journée, calmement. 

Miss « Ok » ne me parle pas, ce qui ma foi n'est pas pour me déplaire et je ne recroise pas Cesare.

Et cerise sur le gâteau, j'apprends que je n'aurais pas à le souffrir demain car il part à un congrès pour quelques jours. Cette pauvre Laura semble avoir perdu toute raison de vivre en annonçant la « triste nouvelle ».

Mais comme le dit l'adage le plus débile au monde : « Les malheurs des uns font le bonheur des autres. » En tous cas, le mien. Ça, vous pouvez me croire !

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