Un reflux nommé Maxence

— Allez, Archie, je n'ai pas de temps à perdre.

Je suppliai mon chimpanzé de se montrer collaboratif alors que j'essayais de lui mettre des gouttes antibiotiques dans les yeux. Tout pantouflard qu'il était, l'animal lézardait sous le soleil d'octobre, paupières closes, et repoussait mes tentatives de m'approcher de ses yeux.

— Archie, repris-je avec insistance.

Le chimpanzé m'ignora. Autant essayer de faire manger du brocoli à un enfant capricieux.

Je poussai un soupir et abandonnai la partie. De toute façon, Thomas, le vétérinaire, devait venir l'examiner tout à l'heure pour déterminer si son infection oculaire était bel et bien résolue.

Par-dessus le marché, dans quelques minutes, les premiers visiteurs arriveraient au refuge pour la journée portes ouvertes, je n'avais donc pas le luxe de m'obstiner avec un chimpanzé buté.

Florence et moi avions coordonné la journée à la minute près, mais j'avais tout de même la crainte que quelque chose ne cafouille. La vente de billets avait pourtant été une réussite et l'engouement des gens pour l'événement était palpable. Toutefois, savoir que Maxence Clermont serait présent aujourd'hui me donnait du reflux gastrique.

Pourquoi la simple idée de sa présence me stressait-elle autant?

Il n'avait pas donné signe de vie depuis deux semaines, mais je n'arrivais pas à me le sortir de la tête. Mettre les pieds sur mon territoire était-il une tactique d'intimidation de sa part? Préparait-il un coup de maître pour me museler et retrouver sa tranquillité d'avant, quand on ne parlait pas de lui dans les journaux?

Il préparait quelque chose, j'en étais sûre.

Je laissai Archie se prélasser au soleil dans l'une des serres du refuge, puis rejoignis Florence, qui briefait nos employés et nos bénévoles.

— Alors je vous rappelle les consignes : les visiteurs n'ont pas le droit de prendre de photos, de toucher aux chimpanzés, de les nourrir ou d'entrer en contact avec eux sans l'autorisation des soigneurs, de Charlie ou de moi-même. Si vous avez des problèmes avec quelqu'un, avisez Charlie. Elle se fera un plaisir de leur montrer la sortie.

Je levai mon pouce en l'air pour valider les propos de Florence. Aujourd'hui, j'étais le bouncer de mon propre refuge.

Mon amie rappela à chacun son rôle pour la journée, les heures de pause et les rotations entre les employés.

— Des questions?

Je jetai un coup d'œil à ma montre.

— Il est treize heures. C'est l'heure d'ouvrir les portes! annonçai-je en tapant dans mes mains.

La joyeuse rumeur des discussions s'atténua alors que les employés se dispersaient pour prendre leur poste.

Pendant l'heure qui suivit, je cherchai nerveusement une chevelure noire parmi les visiteurs. J'hallucinais Maxence à chaque fois que je voyais un homme à lunettes.

Avait-il acheté son billet pour la visite de treize heures? Quatorze heures? Quinze heures? Je n'en avais aucune idée, mais le chercher partout commençait à me rendre folle.

À moins que...

Et s'il n'avait pas acheté de billet du tout et qu'il m'avait menti dans le seul but de me stresser tout l'après-midi?

Oh, comme c'était malin. C'était sûrement cela. Il n'avait aucun intérêt à visiter Chimp Rescue.

Je poussai un profond soupir. Il avait bien joué sur ce coup-là.

La sensation de reflux au creux de mon estomac disparut presqu'instantanément et je me mis à profiter réellement de l'événement. Je me mêlai aux visiteurs, discutai avec eux et répondis avec joie à leurs questions. Mes interactions cordiales avec ceux-ci me rappelèrent que je n'étais pas détestée de tous. Certaines personnes respectaient et comprenaient ce que je faisais. Ça me faisait du bien de le constater, après les dernières semaines passées à me faire haïr ouvertement.

Vers quinze heures, j'allai accueillir Thomas, le vétérinaire que j'avais embauché à l'ouverture de Chimp Rescue pour s'occuper des chimpanzés.

Thomas était un trentenaire intrépide et empli d'une folle énergie. Parfois, j'avais l'impression qu'il était mon alter ego masculin. Ses cheveux bruns étaient rassemblés en catogan à la base de sa nuque et ses yeux noisette étaient rieurs, comme s'il était toujours sur le point de raconter une bonne blague.

— Charloup! Dis donc, ton événement est un succès! constata-t-il en me rejoignant devant le bâtiment administratif.

Il passa un bras amical autour de mes épaules et contempla avec moi les gens qui visitaient le refuge ou participaient aux ateliers.

— Oui, c'est génial! m'enthousiasmai-je. Florence est venue me voir tout à l'heure pour me dire que nous avions déjà dépassé notre objectif de dons. Les gens sont très généreux.

— Vous êtes les meilleures. Alors, comment va Archie? s'enquit-il, puisqu'il venait précisément pour faire son suivi médical.

J'entendis à peine la question du vétérinaire. Mon regard venait de croiser celui de Maxence Clermont, qui visitait les serres à plusieurs mètres de là. À son poignet, il portait le bracelet de carton jaune fluo qu'un bénévole lui avait remis à l'entrée.

Bordel, il était réellement venu?

Pourquoi avais-je les mains moites, tout à coup?

Mais cesse de me regarder, bon sang!

— Charlie? fit Thomas en me secouant doucement l'épaule pour retrouver mon attention.

Je clignai des yeux et me tournai vers lui.

— Pardon, j'ai vu... une connaissance, répondis-je alors. Archie va bien, je crois. À part qu'il est têtu comme une grand-mère sénile et que j'ai eu toutes les misères du monde à lui mettre ses gouttes.

— Très bien, j'irai le voir. Tu veux aller saluer ta connaissance?

— Surtout pas!

Le vétérinaire haussa un sourcil.

— Je veux dire, surtout pas alors que nous devons nous occuper d'Archie, me rattrapai-je.

— Très bien, allons voir Archie, lâcha-t-il avec un sourire entendu.

Il retira son bras de mes épaules et nous nous dirigeâmes vers la maison des chimpanzés d'un même pas.

Je n'aurais pas eu besoin d'accompagner Thomas et il le savait très bien. Après toutes ces années à travailler avec notre équipe, il connaissait les chimpanzés et le refuge comme le fond de sa poche. Je lui fus donc reconnaissante de ne pas relever les évidences, à savoir, que j'évitais Maxence.

Je restai à l'écart pendant que Thomas examinait Archie. Depuis que j'étais passée le voir en début d'après-midi, le chimpanzé s'était seulement déplacé pour suivre les carrés de soleil au sol.

J'avais souvent de la difficulté à motiver cet animal à faire quoi que ce soit. Il faisait tout avec lenteur – quand je réussissais à lui faire faire quelque chose. Avant qu'il n'arrive au refuge, Archie avait fait partie d'un cirque pendant plusieurs années. Je pense que maintenant, il profitait simplement de toute la tranquillité qu'il n'avait jamais eue. La sainte paix. Sa paresse faisait son charme et me forçait souvent à me calmer moi-même lorsque je devais m'occuper de lui. Le côtoyer était quasiment thérapeutique.

Thomas s'éternisait auprès du chimpanzé, qui ne collaborait pas vraiment plus qu'avec moi. Pendant ce temps, je jetais sans cesse des coups d'œil furtifs par-dessus mon épaule, comme si Maxence allait surgir d'un buisson. J'avais perdu de vue le groupe avec lequel il était.

Où était-il, maintenant?

La visite devait se dérouler en trois temps, puisque le refuge était divisé en trois parties : le bâtiment administratif, la maison des chimpanzés et les serres.

Si Maxence avait commencé par la visite des serres, cela signifiait qu'il devait être rendu dans le bâtiment administratif où Pierre, notre cuisinier, présentait le menu typique d'un chimpanzé.

À moins qu'il ne soit à l'atelier de langage des signes donné par Beth, l'une des soigneuses du refuge? Si c'était le cas, il était tout près d'ici, dans la maison des chimpanzés.

Je jetai un coup d'œil à ma montre en essayant de calculer où le scientifique était pour ne pas le croiser.

— Tu peux cesser de lui donner des gouttes, m'annonça alors Thomas en me faisant sursauter.

Le vétérinaire m'avait rejointe sans faire de bruit.

— Son infection est guérie?

— Oui. Maintenant, dis-moi. Qui est ce type que tu refuses d'aller saluer? s'enquit Thomas avec un sourire espiègle.

Le problème quand on côtoyait certaines personnes depuis trop longtemps, c'est qu'elles commençaient à nous lire comme un livre ouvert.

— Maxence Clermont, lui avouai-je à voix basse.

— Ah, ce type avec qui tu as eu une prise de bec en direct?

— Tu as vu l'émission? 

Thomas se fendit d'un grand sourire.

— Bien sûr, acquiesça-t-il, à mon plus grand dam. J'ai ressenti toute la tension entre vous même à travers l'écran.

Je grimaçai.

— Je t'en prie, n'utilise pas ce mot.

— Lequel? La tension entre vous?

— Pouaaah!

Thomas éclata de rire.

— Si on m'avait dit un jour que Charlie Saint-Loup serait attirée par un scientifique...

Le vétérinaire frotta sa paume sur ma tête avec trop de vigueur pour que ce soit agréable, comme un grand frère le ferait pour agacer sa sœur. Je fis un pas de côté et me dégageai de son emprise.

— Bas les pattes! sifflai-je en lissant les petites mèches qui s'étaient échappées de mon chignon. Tu peux partir d'ici maintenant que tu n'as plus rien à faire!

Mon interlocuteur me lança un sourire éclatant.

— N'oublie pas de me payer, Charloup! Et passe le bonjour à ce monsieur Clermont de ma part! lança-t-il d'une voix forte en s'éloignant.

Je frémis intérieurement en l'entendant parler aussi fort. Ne manquait plus que ses idioties ne parviennent aux oreilles de Maxence.

Je m'affairai dans la maison des chimpanzés pendant que le soleil poursuivait sa descente dans le ciel. Je n'en ressortirais que lorsque les visiteurs seraient tous partis. Je rangeai des jouets, ramassai des couvertures pour les laver et fis la rotation du matériel de divertissement. Chaque chimpanzé avait un espace qui lui était réservé dans le refuge, où il pouvait conserver ses objets préférés, faire son nid le soir et être tranquille s'il ne voulait pas qu'on le visite.

— Vous avez besoin d'aide pour ranger?

Je sursautai et laissai tomber la demi-douzaine de balles que je tenais entre mes bras. Elles roulèrent au sol et Maxence en arrêta une avec son pied.

— Vous êtes encore là? demandai-je en me penchant pour ramasser les balles et me soustraire au regard du scientifique.

Celui-ci s'accroupit à son tour et m'aida à récupérer toutes les balles.

— J'ai terminé la visite. J'ai croisé votre amie, elle m'a dit que je vous trouverais ici. Je voulais simplement vous voir avant de partir, dit-il en levant la tête pour croiser mon regard.

Je me redressai vivement et remis toutes les balles dans un seau, là où je ne risquais pas de les échapper.

Je pris note de dire ma façon de penser à mon « amie ». C'était la deuxième fois que Florence dirigeait Maxence vers moi, tel un bateau de papier sur lequel elle soufflait pour l'envoyer à bon port.

Je n'étais pas le bon port.

— Je voulais vous remettre ceci, ajouta le chercheur en voyant que je ne disais rien.

Il plongea la main dans la poche de son manteau et me tendit un chèque signé de sa main. La surprise céda rapidement place à la méfiance.

— Pourquoi faites-vous cela? demandai-je en le dévisageant, les yeux plissés.

— Vous amassez des dons et votre cause est importante, répondit-il simplement.

Je croisai les bras sur ma poitrine, dédaignant le bout de papier.

— C'est l'hôpital qui se fout de la charité. C'est entièrement votre faute si les chimpanzés se retrouvent ici!

Maxence accueillit la critique sans se départir de son calme. Je vis toute de même passer une étincelle offensée dans ses yeux bleus.

— Eh bien, on dirait que j'ai le dos large, aujourd'hui. Je sais que vous me détestez, mais je ne suis pas responsable de ce qui se passe dans tous les zoos et laboratoires de cette planète.

Le scientifique poussa un soupir en voyant que je persistais dans mon mutisme. Il avança d'un pas, le chèque toujours tendu entre nous.

— Allez, Charlie. C'est pour les animaux, pas pour vous, insista-t-il. Ne laissez pas votre ego les priver de fonds supplémentaires. Et puis, si vous ne le prenez pas, je vais le donner à votre amie et ça reviendra au même.

À contrecœur, je m'emparai du chèque et le glissai dans ma poche.

— Merci, grommelai-je.

L'attitude de Maxence me mystifiait complètement. D'abord, il venait visiter mon refuge sans raison apparente. Ensuite, il me remettait un don sans que je ne lui aie rien demandé. 

Essayait-il de m'acheter? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond, chez lui? Nous étions deux personnes avec des idéaux complètement opposés. Nous n'étions pas supposé nous encourager mutuellement.

— Je tenais aussi à vous féliciter pour votre refuge, poursuivit-il encore. Vous faites un travail remarquable. J'ai appris beaucoup de choses aujourd'hui.

Et maintenant, il me complimentait?!

Je le dévisageai avec suspicion. 

Voulait-il me flatter dans le sens du poil intentionnellement? Parce que ça fonctionnait un peu, quand même.

J'étais complètement perdue. D'une part, j'étais ravie que Maxence reconnaisse enfin l'importance de mon travail, mais de l'autre, je ne pouvais m'empêcher de me questionner sur ses motivations.

Il tentait peut-être de faire taire ma méfiance pour mieux me poignarder dans le dos le temps venu...

— Qu'est-ce qu'il fait? s'enquit alors Maxence en pointant quelque chose par-dessus mon épaule.

Je fis taire le tourbillon de mes pensées et me retournai. À quelques mètres de là, Archie était en train de rassembler ses couvertures et autres colifichets pour fabriquer son nid. J'eus un petit sourire attendri en le voyant disposer ces objets autour de lui avec soin.

— Il prépare son nid pour dormir.

— Il fait toujours cela?

J'acquiesçai.

— Oui, tous les chimpanzés le font. À chaque soir, dans leur habitat naturel, ils se construisent un lit avec des branches et des feuilles. Ici, ils font pareil, mais avec le matériel que nous mettons à leur disposition. 

Un doux silence nous enveloppa alors que nous observions le chimpanzé s'activer.

-Tous les chimpanzés ne sont pas aussi appliqués qu'Archie dans l'élaboration de leur nid, par contre, repris-je à voix basse. Pour lui, tous les jours sont des dimanches. Ses nids sont les plus parfaits et les plus douillets. Regardez, soufflai-je en tirant sur la manche de mon interlocuteur pour avoir son attention. Il va se coucher. Approchez.

Maxence me suivit alors que je m'approchais pour avoir une meilleure vue sur le chimpanzé. Je pointai la silhouette sombre de l'animal qui se découpait encore dans les dernières lueurs du coucher de soleil. Bientôt, Archie se recroquevilla dans son nid et sa silhouette prit la forme d'un petit œuf. Le scientifique s'approcha encore un peu, captivé par le spectacle apaisant qu'offrait Archie. Je me rendis compte au bout de quelques minutes que nos épaules se touchaient.

Sans me tourner vers lui, j'élevai doucement la voix :

— Maxence? Vous aviez tort, tout à l'heure. Je ne vous déteste pas. Je déteste les choix que vous avez fait, mais je ne vous déteste pas.

Je sentis le regard de mon interlocuteur sur moi mais je refusai de tourner la tête vers lui.

Je venais de réaliser quelque chose.

Je n'avais pas démenti l'affirmation de Thomas tout à l'heure, quand il disait que j'étais attirée par Maxence.

Charlie, ma vieille, tu as un problème à régler de la taille de Jupiter.

***

On a chacun nos problèmes, hein? ;)

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