Quand il pleut du guano

Les jours qui suivirent se déroulèrent sans heurt, comme si cette note sur ma porte n'avait jamais existé. À un certain point, je me demandai même si je ne l'avais pas rêvée. Mais comme Maxence et Florence l'avaient aussi vue, il aurait fallu que nous soyons victimes d'une hallucination collective pour qu'elle ne soit pas réelle.

À chaque soir, alors que je rentrais à mon appartement, je montais les escaliers qui menaient à ma porte avec une certaine appréhension. Pourtant, aucun nouveau message n'avait fait son apparition.

J'avais fini par me convaincre que l'auteur de la menace avait décidé de me lâcher les basques.

Que me reprochait-il, d'abord?

À part travailler avec Maxence sur son protocole de recherche, je n'avais rien fait dans les dernières semaines. Je n'avais rien organisé pour dénoncer la maltraitance animale. Je n'avais fait aucune sortie publique. Vraiment, je ne faisais rien qui aurait pu choquer le camp adverse. Je passais même mes soirées dans les bras d'un scientifique, bon sang! Je pouvais difficilement me montrer plus conciliante...

Même en y réfléchissant de midi à quatorze heures, je ne trouvais rien à me reprocher. Cet événement était isolé et personne n'y donnerait suite. Par-dessus le marché, la police ne pouvait rien faire, puisque je n'avais aucune idée de l'identité de l'auteur de la menace.

J'avais donc décidé de lâcher prise.

Maxence, de son côté, continuait d'être nerveux. Il ne me l'aurait sans doute pas avoué, mais il préférait me savoir près de lui.

Moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons.

Ainsi, il me ramenait souvent chez moi après que je me sois occupée de ses chimpanzés. Il me raccompagnait carrément à la porte de mon appartement pour s'assurer que personne ne m'attendait tapi derrière une poubelle. Sa prévenance m'avait plusieurs fois servi de prétexte pour l'inviter à entrer chez moi et le retenir quelques heures. Il avait d'ailleurs fait la connaissance de mes animaux et prétextait ne pas aimer mon chat, mais je l'avais entendu minauder avec Thymine alors que j'étais dans une autre pièce...

Ce soir, je prévoyais le convaincre de me ramener chez lui après le travail. J'avais envie que nous cuisinions un bon repas accompagné d'un verre de vin, puis que nous terminions la soirée enlacés sur le divan du salon, comme un vrai couple.

L'image me fit sourire.

Pourrais-je bientôt dire que j'étais en couple avec Maxence?

Cette perspective me réjouissait à un point que je n'aurais jamais imaginé. La Charlie du passé en aurait perdu son dentier.

C'est donc en arborant un sourire transi que je manquai percuter Léonore en quittant le laboratoire.

— Oh, pardon!

La scientifique m'esquiva en faisant un pas de côté.

— Il n'y a pas de mal, répondit-elle en m'adressant un sourire. Vous quittez?

J'acquiesçai, et elle me tint la porte ouverte d'une main.

— Personne ne pourra dire que vous n'êtes pas dévouée, souleva-t-elle en désignant le sac de matériel qui pendait à mon bras. Vous travaillez tard!

— Je pourrais dire la même chose de vous.

— Quand on aime ce qu'on fait...

Elle n'eut pas besoin de terminer sa phrase. Je la comprenais parfaitement.

— Je ne vous retiens pas plus longtemps, ajouta-t-elle. Je reviens de mon bureau et je pense que Maxence vous attend...

Elle eut l'audace de me faire un clin d'œil.

Sourire idiot : le retour.

— Je vais le rejoindre. Bonne soirée, Léonore!

La chercheur me salua et je quittai le laboratoire d'un pas guilleret.

Maxence était encore devant son ordinateur lorsque je le rejoignis dans son bureau. Je me glissai derrière lui et passai les bras autour de son cou.

— Salut, soufflai-je près de son oreille.

— Salut, répondit-il distraitement, ses doigts pianotant sur le clavier de son ordinateur.

Je déposai un baiser sur sa mâchoire. Puis un deuxième, plus appuyé.

— Si je ne te connaissais pas, je dirais que tu fais tout pour me déconcentrer, lâcha Maxence sans quitter son ordinateur du regard.

— Non, tu me connais bien, le détrompai-je sans relâcher mon étreinte.

— Laisse-moi juste terminer de rédiger ce...

Maxence s'interrompit lorsque mes lèvres se posèrent à la base de son cou, juste au-dessus du col de sa chemise.

— D'accord, tes arguments sont convaincants, capitula-t-il sans émettre davantage de protestations.

Il ferma rapidement l'écran de son ordinateur et je ravalai un petit rire machiavélique.

Maxence se défit de mon étreinte le temps de ranger son ordinateur portable dans sa pochette et de glisser son téléphone dans sa poche. Il se leva, s'avança vers moi et posa les mains sur ma taille. Ses doigts s'enfoncèrent doucement dans la peau tendre de mes hanches et m'attirèrent à lui jusqu'à ce que ma poitrine touche son torse. Je dus lever les yeux pour croiser son regard.

— On peut être deux à jouer à ce petit jeu, Charlie...

Son ton était à la fois menaçant et plein de promesses.

J'accueillis ses lèvres sur les miennes avec un soupir de contentement et me hissai sur la pointe des pieds pour approfondir notre baiser.

Maxence se détacha le premier, mais ne desserra pas son étreinte pour autant.

— C'est l'heure de rentrer, je crois.

Capitaine Charlie, le poisson a mordu à l'hameçon.

***

Le lendemain matin, je tâchai de convaincre Maxence de rester au lit en utilisant les mêmes arguments que la veille, mais ce dernier était trop discipliné pour céder à mes avances.

— Je vais sous la douche, j'ai une visioconférence à neuf heures.

Je fis la moue et lui servis mon meilleur regard de cocker piteux.

— Quelle gamine, souffla-t-il avant de me chatouiller les côtes pour me dérider.

J'éclatai de rire et me recroquevillai sous les draps pour me soustraire à son attaque.

Je dus m'avouer vaincue pour cette fois, mais ce n'était que partie remise.

Pendant que Maxence était sous la douche, j'attrapai mon téléphone pour me réveiller tranquillement. Un nombre impressionnant de notifications foisonnait sur l'écran.

Je me frottai les yeux pour chasser ma fatigue, puis consultai quelques-uns des messages que j'avais reçus sur les réseaux sociaux, intriguée.

Habituellement, je recevais une avalanche de notifications peu après une apparition publique, comme après mon passage à la télévision au mois d'octobre. Peut-être que quelque chose s'était produit dans le monde de la protection animale et que mes abonnés désiraient m'en informer?

Un désagréable pressentiment me gagna à la lecture du premier message, dans lequel l'un de mes propres partisans m'accusait d'être une militante au cœur de pierre.

Au bout de la lecture d'un cinquième commentaire, d'autres mots se rajoutèrent à l'éventail d'insultes : ignorante, insensible, extrémiste.

Pourquoi me faisais-je attaquer de la sorte en ce vendredi matin?

Je n'avais rien fait pour mériter une telle marée de commentaires haineux.

Au bout de quelques minutes de lecture supplémentaire, je réussis à comprendre qu'on m'en voulait pour la lettre que j'avais rédigée dans le journal.

Quelle lettre? Quel journal?

Je tapai mon propre nom dans la barre de recherche Google. Le premier résultat qui s'afficha était un lien vers une lettre d'opinion publiée dans un journal bien connu ce matin-même.

Le titre de l'article était affiché en grosses lettres : « Lettre aux chercheurs qui s'acharnent ». Juste en-dessous, on pouvait lire le nom de l'auteure de ladite lettre : Charlie Saint-Loup.

— Oh, merde.

J'avais l'impression que les draps s'étaient transformés en ciment sur mes jambes.

Je débutai ma lecture, franchement inquiète de ce que j'allais y découvrir. Je n'eus besoin que de lire quelques phrases en diagonale pour comprendre de quoi il en retournait.

« J'interpelle tous les chercheurs qui consacrent leur vie à empirer celles des animaux au nom de travaux de recherche absurdes. »

« Par exemple, la recherche d'un traitement au VIH est inutile. Les médicaments existants sur le marché sont déjà efficaces pour maintenir les gens séropositifs en vie. Nous avons fait le tour du sujet. »

« Le docteur Clermont est l'exemple parfait du chercheur qui s'acharne inutilement. Il dépense des sommes astronomiques pour des travaux de recherche qui n'ont aucune garantie d'aboutissement, et qui nécessitent d'effectuer des tests cruels sur des chimpanzés. »

« Les animaux de laboratoire font les frais de votre manque de jugement. »

Sidérée, je détachai mon regard de l'écran quelques secondes.

Les mots de cette lettre suintaient le venin. Ils n'étaient ni nuancés, ni délicats. Chaque paragraphe était plus virulent que le précédent. Et je ne parlais même pas de la généralisation grotesque au sujet des chercheurs et de leurs travaux de recherche.

Je comprenais qu'on m'attaque pour mes propos. Sauf que ce n'était pas mes propos.

Je n'avais jamais rédigé la moindre de ces phrases. Quelqu'un avait eu l'audace de se faire passer pour moi et d'envoyer une lettre en mon nom au journal local.

Le cœur battant la chamade, je trouvai enfin la force de sortir du lit. Je devais régler ce merdier avant que Maxence n'en prenne connaissance.

Je ne voulais même pas imaginer sa réaction s'il lisait cette lettre en pensant que je l'avais rédigée. Notre relation était encore naissante, chétive... Je ne pouvais pas permettre qu'un truc pareil la fragilise.

Un peu plus loin, l'eau de la douche coulait toujours. C'était parfait.

Je m'habillai en quatrième vitesse et courus enfiler mes bottes et mon manteau. Je fis un petit arrêt devant la porte close de la salle de bain.

— Maxence, je pars! lançai-je d'une voix forte.

— Quoi, déjà? Attends au moins que je...

— Ma perruche a faim! l'interrompis-je. On se voit plus tard!

Je quittai le logement de Maxence comme si j'avais le diable aux trousses.

Je me sentais coupable de le quitter de façon si cavalière, mais ma crainte qu'il découvre la lettre était plus grande que mon sentiment de culpabilité.

Une fois dans ma voiture, j'appelai Florence en mettant mon téléphone sur le mode haut-parleur.

— Charlie, c'est quoi ce bordel? lança ma meilleure amie en guise d'introduction. Je viens de lire ton article dans le journal!

— Ce n'est pas mon article! Je n'ai jamais écrit une seule ligne de ce torchon!

— Quoi?

— Il faut faire retirer cette publication avant que Maxence ne la voie.

— Attends, tu ne lui as rien dit?

— Surtout pas!

— Oh, Charlie... Appelle-le tout de suite.

— Non. Je viens de le planter alors qu'il était sous la douche. Je lui ai dit que je devais nourrir ma perruche.

— Charlie! Tes idées sont souvent mauvaises, mais là, tu te surpasses!

— Je ne veux pas qu'il s'imagine que j'ai un rapport quelconque avec cette lettre. Il n'a jamais le temps de lire les nouvelles, de toute façon. Je vais régler ce quiproquo avant même qu'il n'ait le temps d'en entendre parler. Il le faut.

Si mon amie était en parfait désaccord avec ma décision, elle accepta quand même de me rejoindre au refuge pour me filer un coup de main.

Nous nous rejoignîmes donc dans mon bureau une quinzaine de minutes plus tard. Florence s'installa derrière l'ordinateur pour envoyer des courriels au rédacteur en chef de l'infâme journal. Quant à moi, je vissai le téléphone à mon oreille pour essayer de parler avec quelqu'un y travaillant.

J'eus l'impression de me retrouver dans « la maison qui rend fou » de l'univers d'Astérix.

« Restez en ligne, je vous transfère à mon collègue. »

« Non, vous ne vous adressez pas à la bonne personne. »

« Mon superviseur est en vacances. »

« Quel est votre nom, déjà? »

Au bout de deux heures, je raccrochai le téléphone en exultant.

— Ils vont dépublier l'article! m'écriai-je en me laissant tomber contre le dossier de ma chaise, soulagée. Oh, bordel. Quel matin de merde.

Florence se tourna vers moi, préoccupée. Elle ne partageait visiblement pas mon soulagement.

— Charlie, le rédacteur en chef du journal vient de m'envoyer une copie conforme du courriel qu'ils ont reçu de ta part. Le courriel qui contenait ta lettre d'opinion.

— Et? Il devait provenir d'une fausse adresse courriel, non?

Mon amie secoua la tête.

— C'est celle que tu utilises toujours pour la gestion du refuge.

Je me penchai par-dessus son épaule pour voir ce qui s'affichait à l'écran.

Elle avait raison.

La lettre d'opinion avait été envoyée à partir de mon adresse courriel professionnelle.

— Et la merde continue, pestai-je en serrant les dents. J'essaie d'être une meilleure militante et voilà ce que je récolte? Me faire pirater mon compte, usurper mon identité... Y a-t-il autre chose qui va me tomber dessus pour contribuer à cette matinée fantastique?

Florence soupira.

— Charlie, c'est de la diffamation. C'est grave. Tu dois le déclarer à la police.

— J'en ai marre de déclarer des trucs à la police, surtout que leur aide ne m'est pas franchement utile.

— Charlie...

— Pardon pour mon humeur de bouledogue, Flo. Ce n'est pas ta faute. Je dois juste ventiler.

Mon amie acquiesça et me fit signe d'aller me balader.

Je sortis du bureau d'un pas militaire.

Qui était la personne à l'origine de cette frasque, cette fois? La même que celle qui avait collé une menace sur ma porte?

Pourquoi? Quel était le but? 

En consultant mon téléphone pour me changer les idées, je constatai que Maxence m'avait laissé un message sur ma boîte vocale peu de temps après ma fuite de ce matin. Écouter sa voix au bout du fil m'apaisa un peu.

« Charlie, je voulais juste m'assurer que tu allais bien. Tu es partie tellement vite tout à l'heure... J'espère que je n'ai pas fait quelque chose qui t'a offensée. Je t'appelle après ma conférence, d'accord? J'ai hâte de te parler. »

Vraiment, ce message avait des vertus thérapeutiques.

Alors que je l'écoutais une deuxième fois, je tendis la main vers la porte d'entrée du bâtiment, et manquai me faire renverser par la personne qui entrait au moment où je voulais sortir.

Je croisai un regard bleu perçant et mon cœur manqua un battement.

Maxence.

Il tirait une drôle de tête. Il avait toujours l'air sérieux, mais je ne l'avais jamais vu aussi grave.

Je sentis la crainte me paralyser les membres.

— Charlie, nous devons parler, lança-t-il en guise d'entrée en matière.

Je déglutis difficilement et rangeai mon téléphone dans ma poche.

— J'ai lu ta lettre dans le journal.

***

Sois compréhensif, Maxou. Sinon, plus de bisou dans le cou.

P.S : Le titre du chapitre me rappelle ce fun fact : mon frère jumeau me surnommait « guano » lorsque j'étais jeune :') Parce que j'étais chiante, peut-être? En tout cas. C'est ça qui est ça. Ciao <3


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