Mettre le feu aux poudres
— Et après, tu sais ce qu'il m'a dit?
— Ouaip.
— Que ma lutte était guidée par...
— Par la colère, oui. Charlie, ça fait trois fois que tu me racontes l'histoire.
Je cessai d'arpenter le bureau de mon amie comme un lion en cage et levai la tête vers elle. Je m'étais précipitée au refuge dès que j'avais mis les pieds en-dehors du café. J'avais besoin de ventiler à propos de ma rencontre avec le scientifique.
— On a échoué, Flo. Bordel, on a échoué.
Mon amie s'extirpa de la chaise dans laquelle elle m'écoutait monologuer depuis plusieurs minutes.
— Du calme, Charloup, m'exhorta-t-elle en posant les mains sur mes épaules pour que j'arrête de tourner en rond.
Je me radoucis en l'entendant m'appeler par le surnom que ma famille me donnait lorsque j'étais enfant.
— Depuis quand te laisses-tu abattre au premier obstacle? Le combat n'est pas terminé.
Je soupirai.
Elle avait raison. Ce n'était pas mon genre d'adopter cette attitude défaitiste. Même si ma récente rencontre avec le scientifique m'avait laissé un goût amer, je devais retourner dans le ring et distribuer des coups encore, encore et encore, jusqu'à ce que j'atteigne mon but. Jusqu'à ce qu'il me cède ses chimpanzés.
— Tu sais quoi? Tu as raison. Et je connais le meilleur moyen de parvenir à mes fins.
Je filai comme une flèche pour rejoindre mon bureau.
— Quoi? Quel moyen? Charlie, attends-moi, espèce de jument en cavale!
Mon amie me rejoignit à grandes enjambées au moment où je sortais mon téléphone de la poche de mon manteau.
— C'est quoi ton plan de génie? s'enquit-elle. Oh non. Non, non, non.
Florence secouait la tête avec véhémence tandis que je faisais défiler les photos du chimpanzé A605.
— Il faut sortir l'artillerie lourde, déclarai-je avec gravité. Nous n'avons pas le choix.
Je ne pouvais plus sauver les chimpanzés du virus, mais je pouvais salir la réputation du scientifique suffisamment pour que la pression sociale lui fasse abandonner son étude. Il me fallait épargner à ces animaux davantage de souffrances.
— Une publication sur Instagram, vraiment? Ce n'est pas ton genre, Charlie. C'est tellement sensationnaliste, me reprocha mon amie.
Ses mots me firent douter pendant une demi-seconde, puis je me ressaisis. L'heure était à l'action, pas à la réflexion.
— Je ne peux pas attendre plus longtemps, me défendis-je. Il faut se réinventer, Flo. Et puis, euh... j'ai beaucoup d'abonnés, me justifiai-je maladroitement.
Mes pouces tapaient frénétiquement un texte virulent pour accompagner la photo du chimpanzé détenu dans le laboratoire de Dr Clermont. Je n'avais pas l'habitude de produire de telles publications click-bait, mais l'heure était grave.
— Voilà, je publie la photo, déclarai-je solennellement en appuyant sur l'icône du bout de l'index.
Publier.
J'avais l'impression d'envoyer à la Corée du Nord le code secret pour l'arme nucléaire.
Je balançai presque mon téléphone sur le bureau, comme s'il allait m'exploser à la figure d'une seconde à l'autre.
Est-ce que je venais de commettre une erreur monumentale?
Je secouai la tête. Je faisais ce qui était juste pour les chimpanzés.
Maintenant, je devais me changer les idées.
— Et si on retournait dans ton bureau? proposai-je à Florence en sautant sur mes pieds. Tu ne devais pas me parler du budget?
Florence me jeta un regard perplexe avant de m'emboîter le pas. Je sentais des ondes de contrariété émaner d'elle alors que nous retournions dans son bureau. Elle n'aimait pas lorsque j'agissais sur un coup de tête. Mon amie était la plus réfléchie de nous deux et je lui rendais parfois la vie dure avec mon impulsivité.
Cependant, elle ne reparla plus de ce que je venais de faire et s'absorba plutôt dans sa tâche de comptabilité.
— J'ai terminé nos prévisions budgétaires pour l'hiver et nous sommes en déficit, m'annonça-t-elle quelques minutes plus tard en extirpant une pile de feuilles d'un classeur.
— Encore?
Je feuilletai les colonnes de chiffres sans y comprendre grand-chose.
— Chauffer la maison des chimpanzés en hiver nous coûte la peau des fesses. Sans compter ces tapis chauffants que nous avons fait poser à l'extérieur l'année dernière. Et Diana nous coûte de plus en plus cher en soins médicaux.
J'acquiesçai, songeuse. Diana, ma petite mamie chimpanzé, avait de plus en plus de problèmes liés à son âge. Selon le vétérinaire, il ne lui restait qu'un ou deux ans à vivre, mais je préférais vivre dans le déni et ne jamais penser à sa mort imminente.
— Nous trouverons bien un moyen d'amasser un peu d'argent, répondis-je en lui rendant son rapport. Que dirais-tu que nous organisions une journée portes ouvertes comme l'année dernière? Cela nous avait permis de récolter une somme appréciable.
— C'est vrai. Je crois qu'on pourrait se permettre d'accueillir plus de gens que l'année passée et proposer d'autres activités qu'une simple visite du refuge.
— Tu as une idée en tête?
Florence haussa les épaules.
— Nous pourrions organiser des ateliers didactiques, suggéra-t-elle. Un atelier sur la communication avec les chimpanzés, par exemple, ou sur leur alimentation. Il y a beaucoup de sujets possibles.
— Tu as des idées de feu, ma vieille. Je vais prendre cela en note. Que penses-tu de faire cela à la mi-octobre? Cela nous laisserait assez de temps pour faire de la publicité et organiser l'événement.
La date de cette journée portes ouvertes fut rapidement décidée. Florence et moi travaillâmes une bonne partie de l'après-midi à l'organisation de l'événement.
En temps normal, le refuge interdisait l'accès au public, puisque nous voulions éviter le plus possible que nos chimpanzés soient perçus comme des bêtes de foire. Certains d'entre eux provenaient justement de zoos ou de cirques et nous voulions les soustraire à ce genre d'environnement en les accueillant à Chimp Rescue. L'année dernière, nous avions donc vendu un nombre préétabli de billets d'entrée pour faire visiter le refuge. Nous demandions aux visiteurs de respecter certaines règles lors de la visite, comme de ne pas regarder nos chimpanzés dans les yeux pour ne pas les effrayer. L'événement avait connu un franc succès, ce qui nous avait permis de renflouer nos coffres pour une partie de l'hiver.
J'avais bon espoir que de réitérer l'expérience cette année nous permettrait d'amasser un petit magot.
À la fin de la journée, mon amie me laissa pour aller chercher ses jumeaux – mes neveux – à la garderie. Quant à moi, je fis un petit tour du refuge pour m'assurer que tout était en ordre. Je discutai avec les employés qui n'étaient pas encore partis et passai voir les chimpanzés.
Archie, l'un de nos plus jeunes chimpanzés, semblait avoir encore une infection aux yeux. Il avait une fâcheuse tendance à se frotter les yeux en mangeant, si bien qu'il se retrouvait souvent avec des infections oculaires. J'allais devoir trouver une solution à ce problème récurrent. Peut-être lui enseigner à se laver les mains avant de manger? Il me faudrait faire quelques recherches à ce sujet.
Quoi qu'il en soit, je devais appeler le vétérinaire. Ce qui impliquait que je devais retourner dans mon bureau.
Prendre mon téléphone.
Découvrir les dégâts que j'avais provoqués avec ma publication Instagram.
Je retournai à pas lents vers la pièce où je travaillais. Même à plusieurs mètres de la porte entrouverte, j'entendais les sonneries incessantes de mon téléphone fixe.
Telle une athlète olympique, je soufflai un bon coup, carrai les épaules et entrai dans la pièce.
J'attrapai d'abord mon cellulaire. Les notifications pullulaient à l'écran. Je fus tentée de le fermer, de prendre mes jambes à mon cou et d'ignorer mes appels. L'ignorance était réconfortante. Mais je ne m'appelais pas Charlie Saint-Loup si je n'assumais pas les conséquences de mes actes.
Aussi, j'attrapai d'abord le téléphone fixe dont la sonnerie incessante était en train d'avoir raison de mes nerfs.
— Charlie Saint-Loup, répondis-je précipitamment.
— Charlie, gronda une voix dans le combiné.
Je reconnus la voix de Maxence Clermont. Rien qu'à sa façon de prononcer mon nom, je sus qu'il était d'une humeur massacrante.
Je ne pus m'empêcher de noter qu'il m'appelait maintenant par mon prénom.
Je n'avais pas l'habitude de me battre contre un seul individu. D'habitude, je menais des croisades contre des compagnies, des cirques, des entreprises de divertissement. Cette fois, la lutte prenait une tournure beaucoup plus personnelle. C'était lui contre moi. Mes tactiques contre ses défenses mentales.
— Maxence, répondis-je de ma voix la plus plate alors que l'adrénaline pulsait dans mes veines, faisant battre mon coeur à toute vitesse.
S'il croyait que j'allais lui donner du « docteur » comme ce midi, il se fourrait le doigt dans l'oeil jusqu'à la troisième phalange.
— Je viens de perdre une subvention à cause de votre publication, me reprocha-t-il de but en blanc.
Ces quelques mots m'emplirent d'une joie féroce.
— Cela me réjouit profondément, Maxence, lui avouai-je.
Pas une once de culpabilité ne m'effleurait.
— Réalisez-vous que je passe la moitié de mon temps à remplir des demandes de subvention? Ce sont des heures de travail qui partent en fumée par votre faute, m'accusa-t-il alors.
— Vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même. S'il n'y avait pas de chimpanzés dans votre laboratoire, je n'aurais eu aucune photo à publier.
— Nous avions une entente, me reprocha-t-il. Vous aviez promis de garder vos photos pour vous si je vous accordais une entrevue.
— Je n'ai rien promis, et vous ne m'avez rien dit pendant cette entrevue!
— Vous savez ce qui va sauter en premier si je manque d'argent? Le confort des chimpanzés, le salaire du vétérinaire, la nourriture supplémentée hors de prix.
— Vous réalisez que vous me donnez davantage de munitions en tenant de tels propos?
Au but du fil, j'entendis Maxence soupirer lourdement.
— Qu'est-ce que vous voulez, bon sang?
— Je veux que vous cessiez d'utiliser des chimpanzés dans vos études, martelai-je dans le combiné. Je veux que vous me donniez ceux que vous avez.
— Préparez-vous à attendre longtemps, Charlie.
Et il me raccrocha au nez.
Piquée au vif, je raccrochai le combiné à mon tour. Il se remit à sonner presqu'aussitôt. J'enfouis mon visage dans mes mains, et m'imaginai me rendre au bord d'une falaise pour hurler dans le vent.
Répondre au téléphone était trop irritant. Je débranchai la ligne et le silence envahit la petite pièce. Je poussai un soupir de contentement.
Lire mes courriels serait certainement plus paisible.
Ou non.
J'étais inondée de messages.
Est-ce que publier une simple photo avait vraiment servi à quelque chose? Oui, Maxence avait perdu de l'argent par ma faute, mais il ne semblait pas davantage disposé à me céder ses chimpanzés.
Quelques courriels provenaient de membres de la communauté scientifique qui me faisaient part de leur opinion à mon égard dans un langage fleuri. Je les mis dans la corbeille et ouvris plutôt celui dont l'objet était « invitation à une entrevue télévisée ».
« Chère Madame Saint-Loup,
Vous n'êtes pas sans savoir que votre plus récente publication d'une photo de chimpanzé sur Instagram a soulevé les passions. C'est pourquoi l'animateur Joshua Pedneault et toute son équipe souhaitent vous recevoir à son émission Les matins de Joshua. L'animateur vous invite à discuter avec lui de maltraitance animale et plus particulièrement, de ce que vous avez vu au laboratoire du Dr Clermont. Le tournage se déroule en direct dimanche matin prochain. Si vous êtes intéressée, veuillez remplir le contrat en pièce-jointe et nous l'acheminer dans les plus brefs délais.
Au plaisir de vous recevoir sur notre plateau,
Joshua et son équipe »
Les matins de Joshua était une émission d'information diffusée à chaque matin de la semaine. Son nom était inoffensif, mais sa popularité était indéniable.
Par-dessus le marché, si c'était une émission prisée par la population, la diffusion du dimanche matin était sans conteste le St-Graal pour les cotes d'écoute. C'était la journée de la grasse matinée, des émissions qui jouaient sur le téléviseur pendant tout l'avant-midi. En m'invitant à cette émission, Joshua Pedneault m'offrait une tribune sur un plateau d'argent – que dis-je, sur une assiette de service en or massif!
C'était l'opportunité de rallier la population à ma cause et d'une fois pour toute, faire plier Maxence Clermont à ma volonté.
J'étais en train de répondre au courriel avec enthousiasme lorsque des coups furent frappés à ma porte.
Pendant une fraction de seconde, je crus que la tête de Maxence allait apparaître dans l'embrasure, mais la porte s'ouvrit plutôt sur deux policiers. Vêtus de leur uniforme, arme à la ceinture, ils arboraient un air de dur à cuire, comme s'ils se trouvaient en présence d'une dangereuse criminelle.
Je les dévisageai avec effroi, la bouche entrouverte.
Que fabriquait des policiers dans mon refuge? Dans mon bureau?
— Charlie Saint-Loup? s'enquit l'un des deux hommes en uniforme. Nous avons reçu une plainte à votre égard. Nous devons vous emmener au poste de police pour vous questionner.
Je refermai la bouche, mais mes yeux demeurèrent écarquillés.
Est-ce que quelqu'un – Maxence, à n'en pas douter – pouvait réellement porter plainte contre moi pour une simple publication sur Instagram?
— Quel est le motif de la plainte?
— Entrée par effraction dans un laboratoire privé. Veuillez nous suivre.
Je retournai au bord de ma falaise mentale et me remis à crier à plein poumons.
Maxence Clermont n'avait pas perdu de temps pour lancer sa première offensive.
***
Pew pew, vous êtes en état d'arrestation!
(Ok, je dois vraiment arrêter avec ce pew pew.)
<3
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