Les fleurs, puis le pot
— Notre place est au premier rang.
Maxence m'entraîna à sa suite dans la salle de conférence. J'avais l'impression de mettre les pieds dans l'un de ces amphithéâtres où se déroulaient les conférences TED. La pièce était insonorisée et un tapis absorbait le bruit de nos pas. Un léger dénivelé nous menait vers la scène, qui était entourée de spots lumineux. Sur le mur, un grand écran blanc attendait que l'on y projette une présentation. Des sièges bourgognes étaient disposés en demi-lune autour de la scène et la majorité d'entre eux était déjà occupée par des scientifiques.
Se rendre à l'avant d'une salle n'aura jamais été aussi long. Maxence n'arrêtait pas de se faire intercepter par des connaissances et de se faire saluer chaleureusement.
C'était une star locale ou quoi?
Quand enfin, nous arrivâmes au premier rang, le chercheur fit un signe de tête à une femme qui semblait garder deux sièges vides à côté d'elle.
— Max! lança celle-ci en se levant. Charlie, ajouta-t-elle avec un sourire à mon intention.
— Bonjour, la saluai-je bêtement.
Qui était-elle? D'où connaissait-elle mon nom?
Sa longue chevelure blonde était rabattue sur son épaule et ses yeux noisette me dévisageaient avec bienveillance. Elle était très élégante dans sa jupe de suède caramel et son col roulé noir.
Cela dit, je ne l'avais jamais vue de ma vie.
— Charlie, je te présente Léonore. Léonore, Charlie, nous introduisit alors Maxence en se plaçant entre nous.
Je serrai la main tendue de l'inconnue et tâchai de lui rendre son sourire.
— Léonore est chercheure, m'informa alors Maxence. C'est une spécialiste des agents biologiques. Elle est mon bras droit dans notre étude actuelle, ajouta-t-il d'un ton empreint de respect.
— Et Raphaëlle est ton bras gauche, plaisanta son interlocutrice en balayant ses éloges du revers de la main.
Le chercheur acquiesça.
— Je ne le nie même pas. Je n'irais pas loin sans vous deux.
— Raphaëlle est chercheure aussi?
Je ne m'étais jamais posé la question. Lorsque je l'avais rencontrée à l'institut de recherche, j'en avais déduit qu'elle travaillait pour le laboratoire de Maxence, mais je n'avais pas poussé ma réflexion plus loin. Il fallait dire que notre première rencontre n'avait pas été des plus agréables.
— Oui. Elle est docteure en pharmacogénomique. Je suis entourée de petits génies.
Donc, Maxence passait ses journées entourées de femmes élégantes et fichtrement intelligentes...
Je me sentis soudainement en danger.
En danger de quoi, pauvre idiote?
— C'est toi le cerveau de l'affaire, tout de même, renchérit Léonore. Prends un peu de crédit.
— C'est vrai, en tant que chercheur principal, c'est moi qui me tape toutes les demandes de subvention. Je mérite davantage de reconnaissance.
Léonore eut un rire.
— C'est ça. Au fait, je crois que Dr Hausner te cherche pour projeter ta présentation. Il est passé il y a quelques minutes.
Maxence acquiesça, la nuque raide. Il baissa les yeux pour s'assurer que sa chemise était bien boutonnée, puis lissa machinalement une manche de son veston.
Il était si nerveux. J'avais envie de l'embrasser sur la joue pour lui insuffler un peu de courage.
Le chercheur posa les yeux sur moi.
— J'espère que ma présentation ne t'endormira pas.
— Puisque c'est toi, je ferai un effort pour rester attentive.
Je lui offris un petit sourire rassurant et Maxence prit une grande respiration.
— À tout à l'heure.
— Bonne chance! Pense à notre conversation à propos de la confiance en soi!
Alors qu'il s'éloignait, Maxence me jeta un regard par-dessus son épaule.
— Surtout pas, lâcha-t-il avec un sérieux mortel qui me fit éclater de rire.
Mon sourire persista sur mes lèvres quelques secondes après que Maxence eut disparu de mon champ de vision. Lui et moi étions en train de jouer à un jeu dangereux...
— On s'assoit? me proposa alors Léonore, me rappelant du même coup à la réalité.
J'acquiesçai et pris place dans le siège libre à sa gauche.
— Je n'ai pas eu l'occasion de vous remercier.
— Me remercier? répétai-je, un peu perdue.
Elle acquiesça.
— Je sais que vous avez croisé Raphaëlle le lendemain de la manifestation. Raph... Elle a seulement vu la manifestation, poursuivit-elle en haussant les épaules. Moi, j'ai vu que vous avez essayé de protéger notre lieu de travail du vandalisme. Merci.
Un léger sourire illumina ses traits. Je ne savais pas quoi dire. Vraiment, j'avais foutu la merde, ce jour-là.
— Je ne mérite pas de remerciements, la détrompai-je, mal à l'aise.
— Mais vous ne méritez pas la rancœur de Raphaëlle.
Cette femme était décidément trop aimable.
— Oh, voilà Dr Hausner, le président du congrès, chuchota-t-elle en se détournant vers la scène.
Un homme dans la fleur de l'âge venait de faire son entrée. Ses yeux sombres pétillaient de vivacité alors qu'il dévisageait l'assemblée. Un petit micro était accroché au revers de son veston. Il attendit que le murmure des conversations se tarisse avant de prendre la parole.
— Mesdames et messieurs, je vous souhaite la bienvenue à ce 21e congrès annuel sur le VIH. Cette année, la conférence d'ouverture sera donnée par notre invité d'honneur, le docteur Maxence Clermont, un épidémiologiste dont la qualité des travaux de recherche sur le VIH se distingue en Amérique du Nord. Je tiens d'ailleurs à souligner qu'il est tout récemment devenu titulaire de la Chaire de recherche en excellence du Canada sur le développement d'un traitement curatif au VIH. Dr Clermont, c'est un immense honneur et un grand plaisir de vous accueillir parmi nous aujourd'hui. La parole est à vous.
Je restai abasourdie quelques secondes avant de me joindre aux applaudissements de l'auditoire.
— Invité d'honneur? répétai-je à voix basse à l'intention de Léonore.
— Il ne vous l'a pas dit?
Je secouai la tête. À l'avant de la scène, Maxence et Dr Hausner se serraient la main chaleureusement.
— Max est trop modeste. Ça en devient presqu'irritant. Tout le monde dans cette pièce lui mangerait dans la main.
Léonore se tut lorsque les applaudissements retombèrent. La présentation de Maxence s'afficha sur l'immense écran à l'arrière de lui. Les lumières de la salle diminuèrent en intensité, ne laissant qu'un éclairage sur le chercheur.
Je ne m'étais pas encore remise de tous les propos élogieux que le président du congrès avait eu à son égard.
Je savais que Maxence avait décroché plusieurs diplômes et gagné quelques prix prestigieux dans sa vie de chercheur, mais je n'avais pas réalisé à quel point il se démarquait de ses pairs. À quel point il boxait dans une tout autre catégorie.
Devant ses collègues chercheurs, il n'avait plus du tout l'air nerveux. Bien droit dans sa veste de complet, son micro attaché à sa chemise, il captivait son auditoire. Moi-même, qui ne comprenais pas grand-chose aux termes « ADN polymérase », « transcriptase inverse » et « lymphocytes T CD4+ », je l'écoutai avec attention pendant toute sa conférence.
Il mentionna d'abord ce qui l'avait motivé à choisir ce domaine de recherche. Il raconta l'histoire de son frère. Discuta de ses études précédentes, des échecs qu'il avait essuyés. Enfin, il aborda le cœur de sa présentation : son étude actuelle.
Je ne pouvais pas dire que je comprenais toutes ses explications. Il me manquait trop de notions pour que ses mots fassent du sens. Mais Maxence était un conférencier si passionné que je bus chacune de ses paroles.
Vers la fin de sa présentation, alors qu'il avait discuté en long et en large du développement de son traitement, de sa méthodologie et de son devis d'études, Maxence digressa de son sujet principal.
— Lorsque l'un de mes collègues a pris sa retraite il y a quelques mois, j'ai hérité de l'un de ses chimpanzés. Vous avez peut-être vu sa photo sur les réseaux sociaux il n'y a pas si longtemps... C'était bien malgré moi.
Quelques rires se firent entendre. Maxence trouva mon regard dans la foule et le soutint pendant une seconde avant de se remettre à arpenter la scène.
— On l'appelle A605, puisque c'est le tatouage qu'il a à la poitrine. Ces derniers temps, j'ai beaucoup réfléchi à la vie de ce chimpanzé. Cet animal souffre énormément de tout ce qu'il a subi. Vous savez comme moi que les tests effectués sur les animaux de laboratoire sont très invasifs dans un contexte de thérapie antivirale.
Dans l'auditorium, tout le monde écoutait Maxence dans un silence religieux.
— Toutes les souffrances que ces animaux vivent, ce sont des souffrances qui sont épargnées aux humains. Nous leur devons tant... tant de découvertes, tant d'avancées scientifiques. Je crois qu'il est de notre responsabilité de chercheur de faire davantage pour eux que le minimum recommandé par le comité d'éthique. Ce qui est acceptable n'est pas forcément ce qui est le mieux. Je nous souhaite à tous d'avoir ce genre de réflexion dans nos travaux de recherche actuels et futurs. C'est ce que je vais tenter de faire de mon côté. Merci de votre attention, conclut-il.
Je sautai sur mes pieds pour l'applaudir à tout rompre.
C'était bien ce qu'il fallait faire, non? Une ovation?
Sa conférence était géniale, mais ce petit discours de fermeture était tout simplement extraordinaire. À mes yeux, du moins.
Je jetai un coup d'œil autour de moi et réalisai que j'étais la seule à m'être levée. Quelques sièges plus loin, un vieux monsieur applaudissait mollement. Je le fusillai du regard et applaudis d'autant plus frénétiquement.
Je faillis me rasseoir, mais Maxence croisa mon regard à ce moment et se mit à sourire en me voyant plantée là. Un grand sourire fendit mon visage. Je levai mes deux pouces dans les airs pour lui communiquer mon appréciation. Quelques secondes plus tard, le chercheur vint nous rejoindre et je me rassis à son côté.
— Merci pour l'ovation, souffla-t-il en se penchant vers moi tandis que Dr Hausner annonçait le prochain présentateur. J'ai bien fait de t'emmener, tu es décidément mon meilleur public.
— C'était formidable! Tu as parlé des chimpanzés!
— C'est tout ce que tu as retenu?
— Mais non! Ton traitement, c'est comme un petit piranha qui s'introduit dans l'ADN pour aller bouffer la séquence virale et empêcher que le VIH ne survive. C'est ça?
— C'est à peu près ça, oui.
Maxence et moi nous tûmes pendant qu'un nouveau scientifique s'avançait sur la scène. Mon interlocuteur se laissa retomber contre son siège, et je sentis son genou toucher le mien.
Je baissai les yeux sur ce petit point de contact entre nos deux corps. Devais-je me dégager? Était-ce volontaire?
Je jetai un coup d'œil à Maxence. Il semblait captivé par les propos de son collègue. Ce rapprochement entre nous n'était sans doute pas prémédité.
Je décidai de ne pas bouger et n'écoutai pas un traître mot prononcé par le conférencier. Il n'y avait que Maxence que j'avais envie d'écouter.
Lorsque la présentation prit fin, le président annonça aux participants qu'un goûter les attendait à l'extérieur de la salle. Les conférences reprendraient dans une heure.
Lorsque nous sortîmes de la salle, plusieurs personnes se bousculèrent au portillon pour s'entretenir avec Maxence et Léonore à propos de leur étude. La chercheure ne resta avec nous que quelques minutes.
— Je dois vous fausser compagnie. Je veux vraiment rentrer à Québec avant le début de la tempête.
— Je comprends, nous partons bientôt nous aussi.
— Ce fut un plaisir de vous rencontrer, Charlie, ajouta-t-elle à mon intention.
— Plaisir partagé.
Léonore nous salua une dernière fois avant de s'éclipser.
— Ça te dérange si on reste encore une dizaine de minutes? J'aimerais parler à...
— Dr Clermont! lança un chercheur à quelques mètres de là.
Il le saluait avec de grands gestes de la main. Maxence me jeta un regard hésitant.
— Vas-y, profite de ton moment de gloire. Je vais aller manger une bouchée pendant que tu signes des autographes, plaisantai-je avec un sourire.
Je lui fis signe de déguerpir.
— Je reviens vite, m'assura-t-il en touchant brièvement mon bras avant de s'éloigner.
Je me dirigeai vers le buffet pour détromper ma solitude.
C'était beaucoup plus amusant d'être entouré de gens qui partageaient vos idéaux que l'inverse.
J'analysai longuement les options de nourriture mises à ma disposition. Jambon, poulet, œufs... Je plissai le nez et rabattis mon choix sur une grappe de raisins et une bouteille d'eau. Sur une autre table, un plateau de baklavas me faisait de l'oeil.
J'étais en train de migrer vers l'alléchant dessert lorsqu'une quinquagénaire vêtue d'un tailleur m'interpella.
— Que faites-vous ici? Vous n'êtes pas chercheure.
Ses lèvres étaient pincées en une mince ligne alors que ses yeux marron me foudroyaient du regard.
Elle n'avait pas l'air sympa, la dame...
— Non, je dirige un refuge pour chimpan...
— Je sais qui vous êtes, m'interrompit-elle. Charlie Saint-Loup, articula-t-elle lentement, avec un dédain évident. Je me demande bien ce que vous avez fait à Dr Clermont pour qu'il accepte de vous traîner ici après tout ce que vous lui avez fait vivre.
Était-ce normal d'avoir envie de l'assommer avec ma bouteille d'eau?
— Il me fait découvrir son point de vue, me défendis-je, irritée par son ton condescendant.
La chercheure soupira dramatiquement.
— Vous êtes exactement le genre de personnes que j'exècre. Vous nuisez à l'avancement de la science. Vous devriez avoir honte de votre comportement. Imaginez tout ce que l'on pourrait faire si les gens comme vous ne nous mettiez pas de bâtons dans les roues. Peut-être que Dr Clermont aurait déjà découvert un traitement curatif au VIH. Qui êtes-vous pour l'empêcher de sauver des vies?
Je n'avais plus aucun plaisir à être à ce congrès. Vraiment aucun.
Cette pimbêche avait froissé tout ce que j'avais d'orgueil en plus d'écorcher mes sentiments au passage.
— Je ne l'empêche pas de sauver des vies, rétorquai-je en levant le menton pour me donner une contenance. Je veux seulement épargner celles des chimpanzés au passage.
— Eh bien, peut-être que vous devriez vous exiler dans votre petit domaine de chimpanzés, puisque vous les aimez tant que ça. Nous pourrions faire notre travail en paix. Vous songerez à cela.
Elle me planta là.
J'essayai de boire une gorgée d'eau pour faire passer la boule dans ma gorge.
Wow, ça faisait mal.
Elle ne te connait pas, Charlie. Elle est seulement méchante. Ne le prends pas personnel.
Je mordis dans un baklava pour me distraire. Mastiquai longuement. J'avais l'impression de mâcher une boule de colle.
Cette vipère m'avait mordue en profondeur et son venin m'allait droit au cœur.
Est-ce que Maxence s'était senti comme cela lorsqu'il s'était retrouvé au cœur de mes manifestants? Parce que je me sentais cernée par l'ennemi de toutes parts. En danger.
Je jetai mon restant de pâtisserie dans une poubelle et m'éloignai des petits groupes de chercheurs qui discutaient. Je me retrouvai dans le hall et m'assis sur le rebord d'une fenêtre, là où personne ne pourrait me voir et me reconnaître.
Bon sang, ça faisait mal.
J'avalai difficilement ma salive. Je devais penser à autre chose.
Dehors, quelques flocons commençaient à tomber du ciel. Je les observai longuement. Ils virevoltaient dans le vent avant de s'échouer au sol et de fondre contre le bitume. Leur ballet était doux, lent, apaisant.
Ils me tinrent compagnie jusqu'à ce que Maxence revienne, près d'une heure plus tard.
— Ah, te voilà, lança-t-il en s'approchant à grandes enjambées. Je t'ai cherchée partout.
Il avait récupéré nos manteaux au vestiaire.
Je me détachai du spectacle qu'offraient les flocons et me levai.
— Que fais-tu ici? poursuivit-il en fronçant les sourcils.
— C'était un peu bruyant, là-bas.
— Tu m'en veux de t'avoir faussé compagnie?
— Pas du tout, protestai-je. C'est bien normal que tu prennes le temps de rencontrer tes fans.
Le chercheur leva les yeux au ciel.
— Tu ne m'as jamais dit que tu étais une si grosse pointure dans ton domaine, insistai-je.
Il haussa les épaules.
— Je ne fais que poursuivre le travail de mes prédécesseurs.
Je comprenais ce que Léonore voulait dire par « Il est tellement modeste que ça en devient irritant ».
— Je ne veux pas te presser, mais nous devons vraiment partir maintenant, reprit-il en jetant un coup d'œil à l'extérieur. Je n'ai pas vu le temps passer et il commence à neiger.
Aucune annonce ne m'aurait fait davantage plaisir.
Avec un peu de chance, je pourrais faire une petite sieste dans la voiture. Ça m'éviterait de ruminer les propos de la scientifique.
— Allons-y.
***
L'ange sur mon épaule : Super, un nouveau chapitre! Et si on le gardait en réserve, celui-là?
Le démon sur mon autre épaule : Non.
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