Être coincée dans le rond-point
J'étais en train de devenir aussi molle que du brie dans le four.
C'était l'une de mes abonnés sur Instagram qui me l'avait fait réaliser en m'envoyant un petit message ce matin.
« Salut Charlie!
J'ai assisté à la journée portes ouvertes de ton refuge hier, c'était génial! Merci de te dévouer à la cause de la protection animale.
Je me demandais quelle était ta prochaine action pour libérer les chimpanzés du laboratoire de Dr Clermont. Il y a un moment que nous n'avons rien entendu à ce sujet. J'espère que tu n'as pas laissé tomber. Je suis de tout cœur avec toi! x »
Son message se voulait sympathique, mais j'avais eu l'impression de me faire mettre une claque au visage.
Quelle était ma prochaine action?
Qu'est-ce que je faisais ces dernières semaines pour sauver les chimpanzés de Maxence Clermont?
Je n'avais rien effectué dans ce dossier depuis mon passage à la télévision. Je n'avais plus confronté Maxence. Je devais l'admettre : je m'étais ramollie comme un vieux Camembert coulant.
Je posai ma tasse de café sur ma table de cuisine et me laissai tomber contre le dossier de ma chaise.
J'avais failli à mes devoirs de militante engagée.
Je ne savais même pas si le chercheur avait commencé à effectuer des tests sur ses chimpanzés. Quels tests voulait-il leur faire subir, d'ailleurs?
Et le chimpanzé A605, qu'était-il advenu de lui? Était-il toujours isolé des autres dans cette petite pièce sans fenêtre?
Les questions se succédaient dans ma tête sans que je ne puisse y répondre.
Je devais me ressaisir et préparer ma prochaine offensive. Maxence Clermont s'était peut-être fait discret dernièrement, mais je ne devais pas me laisser berner par son attitude conciliante. Ce n'était qu'un écran de fumée, j'en étais certaine. Je devais continuer de lui tenir tête.
Mais comment? Que pouvais-je faire de plus?
M'acheter de l'engrais pour me faire pousser une colonne vertébrale? Puisque la mienne semblait faire défaut ces derniers temps...
Je me rendis au refuge très tôt, l'esprit en ébullition. En sortant de ma voiture, je vis Robert venir à ma rencontre.
Robert était l'un des soigneurs les plus expérimentés du refuge. C'était un biologiste à la retraite, aussi zen qu'Archie pouvait l'être, mais nettement plus proactif. Il arborait une barbe blanche de vieux sage que Rosie, l'un de nos chimpanzés, adorait plus que tout.
Elle avait un faible pour les hommes à barbe, ne me demandez pas pourquoi.
— Tiens, tiens, tu es bien matinale, Charlie!
Je rejoignis Robert et lui emboîtai le pas.
— Les chimpanzés de Maxence me tiennent éveillés, grommelai-je en enfonçant les mains dans les poches de ma veste.
— Maxence, hein? fit-il en me coulant un regard pétillant.
— Clermont, ajoutai-je en me renfrognant. Maxence Clermont. Docteur Clermont.
Robert conserva son sourire malicieux.
— Eh bien, j'ai un autre sujet de préoccupation pour toi, m'annonça-t-il après quelques secondes de silence.
— Ah? fis-je en lui jetant un regard intrigué.
Robert n'eut pas à me dire de quoi il s'agissait.
Je le vis de loin, alors que nous approchions de la clôture de bois qui entourait le refuge. Des lettres rouges tracées au spray recouvraient une partie des planches de la barrière.
« Bande de communistes », lus-je en plissant les yeux.
— Très spirituel, commentai-je, de mauvais poil.
La clique de Maxence avait repris du service, ce qui me confortait dans l'idée que je devais riposter moi aussi.
— Quelle insulte banale et générique, en plus.
Robert eut un rire rocailleux.
— Les gens qui insultent les autres ne sont jamais bien imaginatifs, remarqua-t-il en effleurant la peinture sèche du bout des doigts.
— Oh, je pourrais songer à deux ou trois trucs plutôt imaginatifs pour décrire l'individu qui a fait cela, lâchai-je entre mes dents.
Le soigneur me gratifia d'une tape dans le dos, à la manière d'un père réconfortant sa fille.
— Il est tôt. Nous avons le temps de nettoyer avant de commencer la journée.
Je gonflai les joues et poussai un soupir.
— Tu as raison. Je vais chercher un seau et des chiffons.
Recevoir des lettres d'insultes? Ça m'allait.
Me faire dire que j'avais une personnalité de merde sur les réseaux sociaux? Ça passait encore.
Mais qu'on vandalise Chimp Rescue, le grand projet de ma carrière, le bébé que j'avais mis sur pieds à la sueur de mon front?
C'était la goutte de trop.
Je remplis un seau d'eau auquel j'ajoutai un produit nettoyant, puis attrapai de vieux chiffons et rejoignis Robert à l'extérieur.
Nous nous mîmes à l'ouvrage en silence. Mon collègue avait commencé à frotter les premières lettres tandis que je m'attaquais aux dernières.
Robert travaillait en sifflotant. Je lui enviais sa bonhomie. Comme on devait être bien dans son cerveau...
Dans le mien, je ruminais et pestais contre le froid d'octobre qui me gelait les mains à chaque fois que je sortais mon chiffon de l'eau.
Je me sentais dans une impasse. Pour une rare fois, je n'avais pas d'idée sur la façon de rallier Maxence à ma cause.
En plus, je lui avais dit que je ne le détestais pas.
Pourquoi diable avais-je lâché un truc pareil?
Maxence n'avait rien répondu, et nous avions simplement continué d'observer Archie en silence alors que nos épaules se touchaient. Jusqu'à ce que le soleil se couche.
Ce souvenir m'apaisa étrangement.
Je revis alors dans ma tête le petit sourire dont m'avait gratifié Robert lorsqu'il m'avait entendu appeler Maxence par son prénom. Je secouai la tête et me ressaisis.
— Robert?
— Hmm? fit celui-ci en arrêtant de siffloter.
— Je me sens perdue, lui avouai-je.
Le silence de ce petit matin d'automne était idéal pour les confidences.
— Et pourquoi ça, Charlie?
— Les chimpanzés de Maxence ont le VIH. Enfin, les chimpanzés de Dr Clermont...
— Tu l'appelles comme tu veux, Charlie, m'interrompit Robert avec un sourire rassurant.
Je ne répondis pas tout de suite et frottai avec application la lettre « m » sur la palissade de bois.
— Alors, les chimpanzés de Maxence ont le VIH? répéta l'employé pour me faire parler.
— Oui. Je veux qu'il me les cède et qu'il cesse de les utiliser dans son expérimentation.
— Laisse-moi deviner : il refuse catégoriquement.
— Exact! Il ne veut rien comprendre, déplorai-je en frottant le graffiti avec vigueur. Je ne sais plus quoi faire. À part m'introduire dans son laboratoire en pleine nuit pour kidnapper ses animaux. Mais ce serait sacrément compliqué et très traumatisant pour les chimpanzés.
Robert resta silencieux un moment. Il prit le temps de plonger son chiffon dans l'eau savonneuse et de l'essorer avant de me partager son point de vue.
— Charlie, y aurait-il autre chose que tu pourrais faire à part tenter de dérober les chimpanzés de Dr Clermont?
Je contemplai les quelques lettres restantes sur la clôture de bois, songeuse.
Peut-être que ma vision était trop étroite. Je devais penser plus grand, plus large...
Ce qui faisait ma force en tant que militante, c'était le nombre de personnes que je réussissais à rallier à ma cause. Toute seule, je ne valais pas grand-chose.
Suivant cette logique, je devais donc...
— Organiser une manifestation? proposai-je soudainement.
J'étais certaine que Robert pouvait voir les étoiles qui venaient de s'allumer dans mes yeux. Un grand sourire extatique fendit mon visage.
— Ce n'est pas vraiment à cela que je pensais...
— Oh mon Dieu, c'est la meilleure idée que j'ai jamais eue! m'exclamai-je en laissant tomber mon chiffon dans le seau d'eau. Merci, Robert. Tu es un génie.
Le soigneur plissa les yeux et me dévisagea en silence.
— Quoi? fis-je, déçue qu'il ne partage pas mon enthousiasme. Tu ne trouves pas que c'est une bonne idée?
Robert frotta sa barbe blanche d'une main.
— Quel est ton objectif avec cette manifestation? demanda-t-il alors.
— Que Maxence me cède ses chimpanzés, bien sûr. Je rassemblerai des centaines de personnes et nous irons manifester devant son laboratoire, poursuivis-je, excitée comme une puce.
Le retraité observa les arbres qui surplombaient la clôture, comme s'il était en quête d'inspiration.
— Charlie, imagine que tu es dans un rond-point et que tu tournes en rond sans jamais prendre de sortie, commença-t-il. Est-ce que, même si troques ta trottinette pour une Ferrari, tu arriveras plus vite à ta destination?
— Non, pas si je tourne en rond. Je dois prendre une sortie.
Robert leva les mains devant lui et lança : « et voilà! ».
Je le dévisageai, un peu perdue.
— Je ne comprends pas l'analogie.
— Tu es coincée dans un rond-point depuis des semaines. Un rond-point qui s'appelle : obtenir les chimpanzés de Maxence à tout prix. Mais tu n'y arriveras pas, Charlie. Même si tu fais des trucs toujours plus grandioses pour convaincre Maxence, tu tournes en rond. Tu ne fais qu'échanger ta trottinette pour un bolide de course. Tu dois plutôt regarder quelles sont les sorties autour de toi et en choisir une. Trouver une autre solution, en somme.
Cette histoire de rond-point était bien mignonne, mais Robert avait tort; je ne tournais pas en rond. Plus maintenant que j'avais pris la décision d'organiser une manifestation.
— Robert, je ne te connaissais pas si pessimiste, déplorai-je vivement. Bien sûr que je vais parvenir à faire céder Maxence! Cette manifestation sera le coup de grâce. Avec tous les militants que je réunirai, nous bloquerons les entrées du laboratoire jusqu'à ce que Maxence accepte de me donner ses chimpanzés. Oh, je suis géniale!
Robert ne répondit rien, mais j'étais trop transportée par mon nouveau projet pour m'en préoccuper.
Charlie Saint-Loup avait décollé pour l'espace et atterri dans les étoiles.
J'effaçai la dernière lettre peinte sur la clôture avec enthousiasme.
***
Alors, idée de génie ou idée de m... ? ;)
J'ai très très hâte de publier les prochains chapitres, ils sont parmi mes préférés depuis le début de l'histoire! À bientôt les loups! <3
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