Chapitre 10-2




Cela nous sembla durer des heures et si elle paraissait vivre un véritable calvaire, nous n'étions pas très à l'aise non-plus. Entre l'énergie résiduelle qui nous bombardait, ses gémissements incessants et la peur de voir débarquer des hommes armés jusqu'aux dents d'une seconde à l'autre...le moins que l'on puisse dire et que nous n'étions pas à la fête.

Enfin l'épreuve se termina et l'aigle brun apparut, visiblement pas très heureux de se retrouver à l'intérieur et cherchant instinctivement un endroit en hauteur où se poser. Elle trouva une équerre métallique encore ancrée dans l'un des murs et se posa dessus dans un envol gracieux.

— Maintenant, partez...me dit Jude, à présent à genoux sur le sol en prenant une grande inspiration, son chaud regard planté dans le miens.

J'eus un moment d'hésitation, ne voulant pas le laisser seul et sans protection. Mais je savais qu'il s'apprêtait à se transformer et ne voulait pas de spectateurs. J'entraînai donc les autres vers la porte. Personne ne dit un mot et lorsque Worth eut vérifié que la voie était libre, nous ressortîmes sur le toit, accompagné par les gémissements sourds d'un métamorphe en pleine transformation.

La puanteur nous agressa à la seconde où nous mîmes un pied hors du cabanon. Nous avions beau être en extérieur, la fumée âcre et épaisse nous prenait à la gorge, étouffante. Durant le temps que nous avions perdu à tergiverser, l'incendie avait continué à se propager, parvenant jusqu'au toit. La bonne nouvelle était que le brouillard opaque provoqué par le brasier nous servirait de bouclier naturel, nous cachant très efficacement de la vue de nos poursuivants. En revanche, la chaleur que je sentais augmenter de seconde en seconde sous mes pieds, ne me disait rien qui vaille. Sans compter que la visibilité était quasi-nulle pour nous aussi, nous empêchant de voir où nous mettions les pieds.

— Dommage que le piaf ne soit pas là quand on en a besoin, maugréa Worth dans sa barbe, tout en nous faisant signe de nous arrêter derrière un mur.

— À l'instant présent, une petite tempête aurait été la bienvenue, continua-t-il dans une quinte de toux tandis qu'il cherchait à percer le mur de fumée de son regard perçant et entraîné.

— L'avantage est que si nous, nous n'y voyons rien, nos adversaires non-plus, lui répliquai-je un peu sèchement d'une voix étouffée par mon tee-shirt que j'avais remonté sur le bas de mon visage pour protéger mes poumons.

— Je pense qu'ils sont partis depuis longtemps...eux ! me répondit-il d'un ton vif, agrémenté du regard noir qu'il réservait à Jude d'ordinaire.

J'avais une furieuse envie de l'envoyer promener et de lui dire de passer ses nerfs sur quelqu'un d'autre ! Mais comme ce n'était ni l'endroit, ni le moment je me contins, préférant me concentrer sur ma respiration défaillante.

— Qu'est que l'on attend dans ce cas ? demanda Cassie, visiblement aussi agacée que moi par son attitude.

— Mieux vaut prévenir que guérir, nous répondit-il d'une voix bizarrement faible tout à coup, tout en se prenant la tête dans les mains.

— Worth...ça va ? lui demandai-je bêtement.

— Hmm...oui. Un petit étourdissement dû à la fumée, me répondit-il d'une voix éraillée en détournant les yeux.

Le fait qu'il ne me regarde pas en face pour me répondre, ce qui d'ordinaire était un réflexe chez lui, m'apprit qu'il mentait. La question était...pourquoi ?

— On attend quoi au juste ? finis-je par lui demander à mon tour quelques minutes plus tard, au bord de l'asphyxie.

— Ca, me dit-il alors que dans un cri perçant et magnifique, les deux rapaces prenaient leur envol du ras du sol, dans un élan gracieux.

— Pourquoi...commençai-je à lui demander, alors qu'il me faisait taire d'un geste impérieux de la main, semblant se concentrer sur quelque chose de lointain, le regard dans le vide.

— Maintenant ! s'écria-t-il, en s'élançant à découvert, sur le sol de plus en plus brulant.

Nous le suivîmes sans réfléchir, à l'aveuglette et le souffle court. Une fois au milieu du toit, la fumée se dissipa et l'air devint un peu plus respirable. C'est à ce moment que plusieurs choses se produisirent en même temps.

Un nouveau cri perçant s'éleva du ciel, tandis qu'une vague de terreur et d'avertissement horrifié venant de Jude m'avertissait d'un danger imminent, sans que je puisse comprendre exactement d'où il venait. C'est alors qu'un coup de feu retentit, alors que simultanément l'inspecteur m'envoyait au sol dans un plaquage brutal, mais efficace. Puis il riposta quasiment dans le même mouvement, atteignant sa cible d'un coup de fusil rapide et sûr, sans même avoir regardé où il tirait !

Avant que je n'aie eu le temps de m'interroger sur le pourquoi du comment de ce prodige, Worth se releva, me redressant brutalement en me tirant par ma main blessée.

— Oh désolé, s'excusa-t-il d'une voix tendue et pressée, tandis que je poussais un hurlement et voyais trente-six chandelles.

— Il ne faut pas rester là...vite ! me pressa-t-il, en m'attrapant le poignet et en m'entraînant derrière lui, suivit par l'urgence sourde que me transmettait Jude, de plus en plus anxieux, et qui semblait me coller à la peau.

J'essayai de le suivre avec difficulté, la douleur et la fatigue me faisant trébucher à chaque pas. Cassie restait près de moi, ayant visiblement peur que je ne m'écroule d'une seconde à l'autre. Nous arrivâmes enfin en vue de l'immeuble dont Jude nous avait parlé. Il était beaucoup plus petit que celui-ci et encore plus délabré, si c'était possible. Son toit carré était bien en contrebas, mais la distance qui le séparait du nôtre me paraissait bien supérieure à trois mètres. Dans l'état où j'étais, jamais je n'arriverais à sauter une telle distance, me dis-je avec découragement. Une bouffée d'air chaud mâtinée d'encouragement, envahit mon esprit et m'apaisa instantanément. Jude était avec moi, tout irait bien, semblait-elle me dire.

Worth nous conduisit à l'abri tout relatif d'une vieille cheminé à moitié effondré et fermant les yeux, sembla se concentrer intensément.

— La voie est libre pour le moment. C'est maintenant ou jamais, nous dit-il tandis qu'il les rouvrait et fixait sur moi un regard vague et flou.

J'avais envie de lui demander ce qu'il se passait, mais n'avais plus vraiment la force pour ça. Cela pourrait attendre que nous soyons sortis de ce guêpier...si on y parvenait bien sûr.

— On est bien placé ici, c'est le meilleur endroit pour prendre de l'élan. Cassie...à vous l'honneur.

— Quoi ! Mais vous êtes fou, s'écria-t-elle complètement paniqué. Je...je ne peux pas. Je vais...je vais tomber et aller m'écraser en bas.

— C'est ça...ou mourir criblée de balles...Vous préférez quoi ? la provoqua-t-il d'une voix tendue.

— Pour une fois je suis d'accord avec Jude, reprit-il d'un ton plus conciliant. C'est un saut impressionnant, mais facilement réalisable. Vous êtes jeune et en bonne santé, vous y arriverez sans problème. Mais il faut le faire maintenant. Allez ! finit-il par lui crier en lui donnant une tape dans le dos pour l'encourager.

Après m'avoir lancé un regard apeuré, elle ferma les yeux quelques secondes. Puis ayant visiblement prit sa décision, elle arrêta de réfléchir, prit une grande inspiration et se lança. C'est la peur au ventre que je la regardai s'élancer, prendre appui sur le rebord de son pied droit et se jeter dans le vide. La traversé me parut durer des heures, alors qu'il ne lui fallut que quelques secondes pour parvenir de l'autre côté, dans une roulade visiblement douloureuse et mal maîtrisée.

— À vous maintenant, me pressa Worth avant même que je n'ai eu le temps de me réjouir de la réussite de Cassie.

— Vous d'abord, lui dis-je. Dans l'état où je...

— Hors de question, m'interrompit-il. Il faut que je puisse assurer vos arrières quand vous sauterez...au cas où il resterait des hommes armés.

— Et vous qui assurera les vôtres, lui répliquai-je du tac-au-tac. Le plus logique c'est que vous sautiez en premier, pendant que je vous couvre. Mon arme n'a pas assez de portée pour être efficace depuis l'autre toit...alors que la vôtre si.

Il parut réfléchir quelques secondes, puis avec réticence se rallia à mon avis. Je me mis en position, prête à faire feu en cas de besoin, tandis qu'il s'apprêtait à sauter à son tour.

— Vous êtes sûre ? me demanda-t-il une dernière fois d'une voix anxieuse.

— Absolument, lui rétorquai-je d'un ton aussi assuré que possible.

Je sentais l'inquiétude de Jude se répandre en moi tandis qu'il attendait avec impatience que je saute. Mais que faisait-il encore là d'ailleurs ? Ils auraient dû être partis depuis longtemps. Je croyais qu'Hannah ne pouvait pas tenir sa forme animale sur de longues durées dans son état. Une incompréhension agacée, ainsi qu'une grande lassitude me parvinrent, m'indiquant que Jude arrivait aux bouts de ses forces.

— Vite, allez-y ! pressai-je Worth, qui ne tergiversa pas plus longtemps et s'élança à son tours.

Il traversa sans aucun problème, se réceptionnant durement mais avec plus de facilité que Cassie. J'attendis qu'il se mette en position de tir, pris une petite inspiration paniquée et essayant de ne pas réfléchir à ce que j'étais en train de faire, commença ma prise d'élan.

Je n'avais pas fait trois foulées qu'une partie du revêtement, dégradée par la chaleur de l'incendie, céda brusquement sous mon pied, me stoppant net dans mon élan et m'entraînant à terre. Heureusement je ne chutai pas lourdement et ne me blessai pas d'avantage que je ne l'étais déjà. C'est au moment où je voulu me relever que je me rendis compte que mon pied droit était coincé. Je tentai frénétiquement de le dégager des morceaux de tôles complètements rongés par la rouille, au travers desquels il était passé, mais ne réussis qu'à m'enfoncer d'avantage. C'est avec désespoir que je vis Worth commencer à tirer, indiquant que je n'avais plus beaucoup de temps pour me dégager et me tirer de là.

L'inquiétude de Jude, qui était à l'extrême limite de ses forces et refusait de partir, ne m'aidait pas. J'essayai donc de lui envoyer des ondes rassurantes et le conjura de rejoindre notre point de rendez-vous. Je sus que j'avais gagné quand je sentis notre connexion s'affaiblir. Je m'acharnai donc de plus belle à tenter de me dégager de ce piège infernal. Si j'avais eu le plein usage de mes bras et de mes mains j'y serai parvenue sans problème, mais là gêné par mes blessures, je ne pouvais qu'agiter frénétiquement la jambe, ce qui en plus de ne pas être d'une grande utilité, me faisait souffrir et m'affaiblissait a vue d'œil. Finalement, à ma grande surprise, je finis par me dégager, me coupant méchamment la cheville et y laissant ma chaussure au passage. Worth recommença à tirer, au moment où je me relevais péniblement.

C'est donc en boitillant et en semant des gouttes écarlates tout le long de mon chemin que je repris ma course claudicante, de plus en plus certaine de ne pas avoir la force de passer de l'autre côté. J'étais trop blessée, trop faible et ma peur panique du vide m'handicapait.

J'étais sur le point d'abandonner et d'essayer de trouver une autre solution quand deux hommes armés surgirent brusquement me prenant en tenaille et ne me laissant pas le choix. Worth avait beau être bon tireur, il ne pourrait pas avoir les deux simultanément. J'utilisai donc les ultimes forces qu'ils me restaient et m'élançai du bord du toit en fermant les yeux. 

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