Chapitre XIV - Être au fond du trou
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🏅 (Proposée par DanielleLikhana) Jondo a une confiance aveugle en le Maudit, il saute sans hésiter. Sagrymor s'énerve mais elle et les autres n'ont plus le choix que de sauter.
🏅 Ils émergent au fond d'un puit dans un modeste village de Rougedune.
À peine le Maudit avait-il demandé à ses invités de sauter dans l'eau, que Jondo s'élança. Sans un soupçon d'hésitation, il se jeta à corps perdu dans le tourbillon.
En un instant, il fut englouti tout entier.
— Mais...
Sagrymor resta figée, le bras tendu et la main se fermant sur l'air où, quelques instants plus tôt, se tenait le fermier. Tous étaient sous le choc de cet acte de foi insensé. Seul le Maudit s'esclaffa.
À côté de la chevalière, Éclair souffla. Sagrymor baissa les yeux vers la bête au regard morne. À nouveau, elle n'eut pas le temps de réagir que la chèvre sauta à son tour, avec toute sa cargaison sur le dos. Une patte tourna un moment dans l'eau et disparut. Le rire du Maudit s'amplifia. Sagrymor sentit le sang lui monter aux joues.
— Mais... qu'ils sont cons !
La chevalière tapa du pied avant de se retourner pour empoigner le Maudit par le cou. Elle le leva au niveau de son visage sans le moindre effort et le toisa à travers son heaume.
— Qu'est-ce que vous leur avez fait ? Où sont-ils passés ?
— Lâche-moi.
Au fond des orbites de son masque, le regard noir du Maudit s'intensifia. La vue de Sagrymor se voila, comme engloutie dans ces ténèbres. Frissonnant, la chevalière lâcha prise et recula d'un pas. Elle se retint malgré tout de détourner les yeux.
— Saute. Ton protégé t'attend.
Sagrymor chercha à déceler une forme de malice dans les pupilles du Maudit. Elle aurait voulu balancer ce vieux fou dans l'eau, mais ne parvenait pas à esquisser le moindre geste.
— S'il lui est arrivé quoi que ce soit, comptez sur moi pour venir vous hanter.
— Marché conclu, répondit le Maudit avec un sourire dans la voix.
Tirant sa lame au clair, Sagrymor se tourna et sauta dans le maelstrom.
— Je n'aurais pas sorti mon épée à sa place... murmura le Maudit.
Ignas allait pour bondir à son tour, mais fut retenu par le Maudit. Ce dernier le dévisageait avec une insistance toute particulière.
— Je sais ce que tu as pris.
Un éclair de panique traversa le jeune scarifié. Il chercha à se libérer du Maudit, en vain. Comment un si petit être pouvait-il posséder une telle poigne ?
— Fais-en bon usage.
Sur ces paroles, le Maudit lâcha le poignet du disciple qui partit à la renverse dans les eaux agitées. Ses longs cheveux bruns vinrent fouetter son visage au regard affolé avant qu'il ne soit happé tout entier dans les flots.
— Qu'est-ce que cela signifie ? demanda Sophos.
— Rien.
Le Maudit ne quittait cependant pas des yeux l'endroit où l'ancien maraudeur avait disparu.
— Garde-le à l'œil celui-là. Il a bon cœur, mais son tourment est grand.
— Chaque tourment possède son cri, la santé seule se tait ¹. Rassurez-vous, maester, je ne suis pas sans l'ignorer.
Sophos avança pour se placer aux côtés du Maudit et se tourna vers lui.
— Le nombre fait la force. Venez avec nous, maester, je vous en supplie.
— Mon combat est ici, gamin. Tes Dieux ont foutu le camp et les démons se multiplient. J'ai une dette envers cette contrée...
Sophos opina avec amertume. Le Maudit posa sa petite main squelettique sur celle tachetée par les années du moine.
— Nous nous reverrons, gamin. D'une façon ou d'une autre. D'ici là, prends soin d'eux... et de toi.
***
L'eau était partout et l'air nulle part.
Retenant son souffle, les yeux fermés, la chevalière était secouée telle une vulgaire poupée de chiffons. Le haut, le bas, la surface, le fond ; tout était confus. La force du remous était si puissante qu'elle en lâcha son épée.
Soudain, elle heurta une paroi souple, qui lui arracha quelques bulles d'air. Tout s'arrêta.
Après un tel chahut, elle se sentit presque immobile. Elle ouvrit les yeux pour découvrir un tunnel rocheux aussi exigu qu'obscur. Derrière elle, une fine membrane laissait filtrer un peu de lumière. Elle chercha à l'agripper, mais ne trouva aucune prise. Ses doigts glissaient sur le textile. La paroi semblait s'éloigner. À moins que...
Non, c'était elle : elle n'était pas immobile, elle coulait ! Son armure l'entrainait dans les tréfonds aquatiques. Dans sa chute, son dos heurta un nouvel objet. En roulant dessus, Sagrymor reconnut son épée, fichée dans la pierre. Elle chercha à l'attraper, mais elle était déjà trop loin.
C'est alors qu'elle sentit un fond solide sous ses bottes. Levant la tête vers la lueur, elle distingua une forme apparaitre au-dessus de son épée. Puis une deuxième, quelques instants plus tard. Elle reconnut les deux moines à leurs toges. Ils étaient serrés l'un contre l'autre dans cet étroit puits, juste là, quelques pas au-dessus d'elle. Eux non plus ne parvenaient à percer cette membrane.
Le temps était compté. Le manque d'air lui brûlait déjà les poumons. Elle sentait son œsophage enfler d'anxiété. Il lui fallait retirer son armure au plus vite et espérer que les moines dégageraient cet étrange plafond.
Et où était Jondo ?
***
— Mes navets !
À peine avait-il été éjecté que Jondo s'était retourné pour découvrir Éclair, les quatre pattes en l'air. Les sacs de jute renfermant sa précieuse cargaison entravaient la bouche d'eau d'où la chèvre venait à son tour d'être expulsée.
Le jeune fermier ne perdit pas un instant et libéra Éclair, qui ne demanda pas son reste et alla se poster un peu plus loin. Il chercha ensuite à agripper les sacs, en saisissant les navets au travers, et tira de toutes ses forces.
Il était tellement obnubilé, qu'il ne prêta pas attention aux bruits de pas qui résonnaient dans la caverne. Il n'entendit pas les cris d'exclamation dans une langue inconnue, ni les mains qui se refermèrent sur lui. Il s'en dégagea, comme on se déferait d'insectes nuisibles. Ce n'est que lorsque ces mêmes mains empoignèrent à leur tour les sacs qu'il les remarqua.
À leur extrémité, des hommes, des femmes, à la peau basanée, tout comme celle de la chevalière. Tous arboraient sous leurs yeux de petites taches blanches.
Avec leur aide, il extirpèrent les navets de l'aspiration aqueuse. D'autres cris retentirent dans la grotte lorsqu'on découvrit des mains tendues sous les sacs, mais Jondo n'y prêta aucune attention.
Alors qu'il trainait ses précieux bagages à distance du puits, soucieux de les faire sécher au plus vite, on parvint à extraire les deux moines. Tous deux s'écroulèrent sur le sol. Leurs toussotements étaient noyés sous les cris incompréhensibles de leurs sauveteurs. Dans le brouhaha souterrain, la voix d'Ignas était à peine audible :
— Où est Sagrymor ?
Il rampa jusqu'à l'étroite bouche du puits et y enfonça sa main. Il remua l'eau, tâtant à l'aveugle aussi loin que ses doigts tendus le lui permettaient. Il plongea sa tête et son torse pour étendre son allonge.
Sophos se releva avec peine, soutenu par deux femmes. Le reste des inconnus s'entassa autour du corps immergé d'Ignas. Un homme s'accroupit pour sonder l'eau aux côtés du jeune moine.
Dans une gerbe d'eau, la tête d'Ignas émergea, ses longs cheveux ébène créant un arc liquide qui éclaboussa les étrangers tout autour. Au vu de ses traits crispés, il tenait là quelque chose dont le poids manquait de l'entrainer à son tour. Les hommes à proximité lui vinrent en aide et s'emparèrent de cette chose immergée. Tirant de toutes leurs forces, ils extirpèrent un bras. Une tête suivit de peu et retentit alors un râle d'outre-tombe.
Étalée contre la pierre ocre entaillée en petits canaux qui se déversaient dans le puits, Sagrymor haleta et crachota à s'en décoller les poumons. Tout autour, l'eau projetée en quantité ruisselait le long des saignées pour retourner dans la cuve. Détrempée, la chevalière n'en était pas moins sauvée. Sophos vint apposer sa main noircie contre le dos de la femme pour calmer ses spasmes.
À quelques pas d'elle, parfaitement hermétique à tout ce qui venait de se passer, Jondo râlait auprès d'une fille indigène qui ne saisissait pas un traître mot de ce qu'il criait.
— Un brûlant ! Un rayon de r'luisant ! N'importe quoi qu't'as ! Il m'faut les sécher, t'comprends donc ? Y vont corner mes navets là !
***
Alors qu'ils reprenaient leur souffle, on apporta des linges aux rescapés pour qu'ils puissent se sécher.
Sagrymor reconnut leurs sauveteurs : des nomades. Un peuple autochtone des déserts de Rougedune. Ils vivaient en petites tribus autarciques au cœur des vastes déserts couvrant le pays. Bien que d'apparence similaire, c'était une ethnie à part entière et elle n'avait que rarement eu l'occasion d'en croiser.
Heureusement, Sophos avait quant à lui pu en fréquenter quelque temps lors de son pèlerinage et semblait connaitre quelques rudiments de leur langage. Il les remercia chaleureusement de leur être venus en aide et s'excusa de leur arrivée à la fois impromptue et surprenante.
Les nomades étaient visiblement méfiants, mais aussi impressionnés. Leurs yeux sertis de taches blanches étaient écarquillés et quelque peu affolés. Sophos expliqua à ses compagnons que les nomades étaient animistes et pour eux, l'eau était tout particulièrement sacrée. Le fait qu'ils soient apparus dans le puits faisait d'eux les incarnations de l'esprit de l'eau. D'où leur réaction mitigée entre peur et fascination.
Il tenta de les rassurer avec le peu de vocabulaire dont il disposait. L'information dut être comprise, car la demi-douzaine de nomades présents sembla se décontracter quelque peu. Ils invitèrent leurs nouveaux arrivants à les suivre en leur faisant des gestes de la main.
Avant de partir, Sagrymor fit passer le message par le biais de Sophos, que son armure et son épée étaient restées au fond du puits. Deux hommes se dévouèrent pour les repêcher.
Accompagnés des quatre autres nomades, ils empruntèrent un large tunnel arrondi. Ils longèrent ainsi les rainures qui serpentaient tout au long du sol ascendant. À la lueur des torches, la pierre dorée resplendissait tout autour d'eux. Alors qu'ils croisaient un embranchement obstrué d'une énorme dalle, on leur fit signe d'être silencieux. Deux nomades armés de lances étaient prostrés devant la dalle d'où filtrait tout juste la clarté extérieure du jour.
Ils débouchèrent enfin dans une vaste salle qui baignait dans la lueur éclatante d'un puits de lumière naturelle. Une vingtaine de nomades de tout âge occupaient la grotte. Certains dormaient sur des couchettes d'étoffes, d'autres s'affairaient autour d'ustensiles de cuisine tandis que quelques enfants se couraient après en un silence étonnant.
L'un d'eux se précipita sur Ignas. Le garçonnet d'environ cinq ans, les cheveux frisés ébouriffés, saisit la main du moine. Il retroussa sa manche et se mit à le toucher du bout du doigt. Ses yeux, soulignés d'un point blanc chacun, étaient aussi ronds d'admiration que sa bouche.
— Qu'est-ce qu'il me veut celui-là ?
— On est toujours l'étranger de quelqu'un. Ta peau laiteuse est une véritable source d'émerveillement pour eux, mon cher disciple.
Ce ne fut qu'à ce moment qu'Ignas remarqua à quel point sa peau était en effet bien plus claire que celle tannée de Jondo et de son maester. Sans parler de Sagrymor qui se fondait parfaitement dans le décor. Il chercha à chasser gentiment le garçon, mais finit par abandonner devant la curiosité insistante de l'enfant.
Ils traversèrent la salle, dont toutes les ouvertures latérales avaient été scellées de dalles à l'image de celle du couloir. De nombreuses tentures vierges étaient tendues au travers de la cavité. En-dessous de chacune, une rigole était creusée et prenait la direction d'où ils venaient, rejoignant certainement le puits en contrebas.
Leur escorte fit halte devant un large tapis rouge aux filaments bleutés soigneusement travaillés. Un petit cercle de personnes âgées étaient assises dessus. À leur arrivée, tous se turent et se tournèrent.
Les hommes et femmes qui les avaient secourus dans la cavité leur soufflèrent quelques informations. Leurs regards étaient tous dirigés vers le doyen du groupe. L'Ancien avait de très longs cheveux gris enrubannés en plusieurs tresses grossières. Son teint noir ne parvenait pas à masquer la quantité stupéfiante de rides et crevasses. À l'instar des autres nomades, il était très sec. Sa peau semblait fine et tendue comme un parchemin sur ses os. Il avait un nombre incalculable de petites taches blanches sous ses yeux, bien plus que n'importe quel autre nomade croisé jusque-là.
Après avoir écouté ce que les siens lui rapportèrent, l'Ancien désigna Sophos qui s'avança et entreprit de converser avec lui.
Jondo était resté avec Éclair au centre du puits de lumière. Sous le regard étonné de deux de leurs sauveteurs, il déballait une quantité consternante de navets pour les faire sécher dans le rayon de soleil.
Alors que les échanges laborieux de son maester et de l'Ancien s'éternisaient, Ignas trouva un certain plaisir à taquiner le garçon qui lui tournait autour. Le sourire radieux et candide de l'enfant était contagieux. Entre deux chatouilles, le jeune moine interpella Sagrymor.
— Dites ? C'est quoi ces points blancs sous leurs yeux à tous ?
— Il existe un dicton chez nous : « Précieux comme une larme de nomade ».
Devant le regard incompréhensif d'Ignas, elle poursuivit :
— La vie des nomades est rude, comme vous pouvez le voir, fit la chevalière en balayant la salle d'un geste de la main. Leur existence toute entière est dédiée à la recherche d'eau pour survivre. C'est leur bien le plus cher. Même les larmes sont trop précieuses pour être versées. Le deuil est un luxe qu'ils ne peuvent se permettre. Alors, vous voyez ces cristaux là-bas ?
Sagrymor désigna deux femmes qui avaient à leurs côtés des quartz laiteux étincelants. Au moyen d'un pilon, elles les écrasaient dans un bol tout en discutant à voix basse entre elles et en jetant des coups d'œil intrigués vers ces visiteurs étrangers.
— Ils en font une poudre qu'ils s'insèrent sous la peau, tel un tatouage. Pour chaque être cher perdu, un point blanc sous les yeux. Là où leurs larmes auraient dû couler.
Le sourire d'Ignas s'effaça. Il baissa son regard sur le garçon et les deux pois laiteux sous ses yeux brillants. Une soudaine tristesse venait de napper son cœur. Le gamin, lui, continuait de sourire avec incompréhension. Ignas reporta alors son attention sur le doyen nomade et sentit son cœur s'alourdir davantage en contemplant la quantité de pois blancs.
À ce moment, les deux hommes qu'ils avaient laissés au puits revinrent, les bras chargés des différentes pièces d'armure de la chevalière ainsi que son épée. Ils déposèrent le tout au pied de Sagrymor qui les remercia dans leur langue, un des rares mots qu'elle connaissait. Les deux hommes opinèrent, mais conservèrent une mine grave.
— Ils en font une tête, s'étonna la chevalière.
Avec hésitation, les deux hommes se dirigèrent vers l'Ancien et interrompirent la conversation avec Sophos. Il y eut un cri d'exclamation à peine étouffée par une des vieilles dames assises aux côtés du doyen. Les chuchotements s'intensifièrent sur le tapis. Une discussion plus pressante se fit entendre entre le maester et l'Ancien.
— Il se passe quelque chose, s'inquiéta Ignas.
Sagrymor opina. Elle avait déjà entrepris d'enfiler le buste de son armure et tenait le fourreau de son épée, prête à tirer la lame.
À ce moment, Sophos revint vers eux, délaissant le cercle des doyens qui continuaient leurs messes basses.
— Bonne et mauvaise nouvelle sont souvent les deux faces d'une même pièce.
— Je crains le pire... souffla Ignas.
— Et tu as raison, répliqua Sophos avec gravité. La bonne nouvelle est que le Maudit a bien tenu parole. Il nous a rapprochés de la bibliothèque de Capella. Elle ne se trouverait qu'à une journée de marche d'ici...
Sagrymor le coupa aussitôt.
— Une nuitée vous voulez dire ? Impossible de se déplacer de jour en ces dunes.
— En raison de la chaleur ? demanda Ignas.
— Oui, mais aussi en raison des dracks.
— Des quoi ?
— Des dracks. Nos démons à nous, ici à Rougedune. Vous avez les diablotins au Valvert. Nous, nous avons des dracks.
— Ainsi les démons auraient une forme qui varie en fonction des régions ? s'alarma Ignas.
Sophos fit un petit claquement de langue pour interrompre ce dialogue entre ses deux cadets.
— Cela est véritablement passionnant, et il faudra que vous m'en disiez davantage en temps voulu, chère chevalière. Il y a cependant un temps pour tout. Venons-en à la mauvaise nouvelle qui est plus pressante : nous avons compromis leur modeste puits qui représente en ce lieu leur seule réserve d'eau.
— « Nous » ou bien une certaine chèvre et un paysan dont les dernières ablutions datent d'avant l'Exode, railla Sagrymor.
— Ou bien une certaine épée de chevalière qui aurait percé la paroi, et qui, une fois libérée a vidé la quasi-totalité du puits...
La mâchoire de Sagrymor se décrocha. Le temps s'était figé. Elle n'entendait plus les rires du garçon aux côtés d'Ignas. La pièce semblait s'être assombrie soudainement. Ses vêtements, pas tout à fait secs, lui glaçaient la peau. Elle ne voyait que les regards. Celui d'Ignas, de Sophos, des doyens derrière et de tous les nomades. Des yeux qui la dévisageaient comme autant d'aiguilles corrosives, imprégnées d'une culpabilité acide.
— C'ballot ça.
Sagrymor n'avait pas entendu Jondo approcher. Ce fut le coup de grâce. Elle s'écroula à genoux. Elle qui avait fait le serment de protéger les démunis, d'être le « glaive des faibles », voilà que sa propre lame se retournait contre ses principes.
Sophos posa une main réconfortante sur son épaule.
— Allons mon enfant, ne vous morfondez pas ainsi. L'erreur est humain, le pardon divin². Cela n'est pas de votre fait, personne ne vous en veut. Nous ne pouvons en vouloir qu'au regrettable hasard. Même si le pardon des nomades est probablement dû au fait qu'ils nous confondent avec des esprits de l'eau, il faut bien l'admettre...
La chevalière entendait ses paroles, mais restait hébétée par le poids de sa faute.
— Ne peuvent-ils pas se procurer de l'eau ailleurs, tenta Ignas.
— Ignorant est celui qui ferme les yeux. Je crois, cher disciple, que tu n'as pas bien saisi notre situation. Pas étonnant étant donné que toutes les ouvertures sont bloquées pour empêcher les démons d'entrer et conserver la fraicheur de cet abri naturel. Viens, suis-moi. Toi aussi, Jondo.
Sophos se dirigea vers une des grandes dalles apposées contre un des murs de la caverne. Il contourna une large étoffe blanche qui était érigée en travers de cette même ouverture. De la lumière filtrait à travers un des bords de la dalle, donnant un aperçu du dehors. Le vieux moine invita les jeunes à regarder au travers, chacun leur tour. Ignas s'avança le premier.
La chaleur extérieure lui lécha aussitôt le visage de sa langue de feu. Il dut cligner à plusieurs reprises pour que ses yeux s'habituent à l'aveuglante clarté. Il distingua d'abord un immense ciel bleu sans nuages, puis dessous, une masse jaune qui s'étendait en ondulant à l'infini. Du sable. Partout.
— Nous sommes en plein désert, Ignas. Nous nous trouvons plus exactement dans une mésa, un plateau taillé par les vents. Un ilot rocheux au milieu d'une mer de sable qui compose la majeure partie de Rougedune. C'est décourageant le sable : rien n'y pousse, tout s'y efface³. Les sources d'eau sont rarissimes en ces terres ensablées.
Ignas recula. De la sueur perlait de son front et elle n'était pas due qu'à la chaleur. Une angoisse primitive pointait en lui. Celle de toute créature face à un environnement qu'il lui sait hostile. Jondo relaya Ignas devant la fente et lâcha un long sifflement :
— Eh bah ! Doivent po trop l'avoir d'souci d'mauvaises herbes par-ci-là !
— En effet... Encore plus ici qu'ailleurs, celui qui boit, vit. Voyez-vous ces tentures ?
Du doigt, le maester pointa les nombreuses étoffes blanches dressées à travers la cavité.
— Lorsque les nomades n'occupent pas les lieux et pendant les nuits, ils retirent ces dalles de pierre pour aérer leur abri. Les vents matinaux chargés d'humidité qui soufflent à travers les dunes s'engouffrent alors dans ces grottes naturelles. Ces draps tendus retiennent les gouttelettes et petit à petit, goutte après goutte, cela coule le long de ces petites saignées au sol pour remplir le puits d'où nous sommes sortis. Sais-tu combien de temps il faut pour emplir un tel puits, cher disciple ?
Ignas haussa les épaules. Tout cela était si étranger pour lui qui n'avait jamais connu autre chose que des étendues de collines forestières de Valvert et les steppes infinies de Vivebrise.
— Dix années. Dix longues années que nous venons de réduire à néant. Sans autre puits à proximité, nous venons de les condamner à une mort certaine. Une mort lente et douloureuse. Je me refuse de ne pas leur venir en aide. Il faut rougir de faire une faute, et non de la réparer⁴. Surtout que les nomades ne sont pas un peuple guerrier. Les démons ont déjà suffisamment ravagé ce clan. De ce que j'ai compris, nos options sont donc fort limitées...
¹ citation d'Erik Gustaf Geijer
² citation d'Alexander Pope
³ citation de James Joyce
⁴ citation de Jean-Jacques Rousseau
Voici les choix pour le prochain chapitre :
1. « À l'ouest, se trouve une autre mésa que cette tribu gagne habituellement bien plus tard dans l'année. Elle se situe à cinq nuits d'ici. Son puits ne sera certainement pas plein, mais suffisamment pour survivre plusieurs mois. Nous pouvons les y escorter, mais nous allons non seulement nous éloigner de la bibliothèque, nous allons aussi nous exposer aux dangers du jour, n'ayant que de très rares solutions d'abri en cours de route. »
2. « Avant l'arrivée des démons, les nomades montaient également leurs camps proches d'oasis. L'une d'elles se trouve à environ une demi-nuit au sud d'ici. Toutefois, ils ne s'en sont pas approchés depuis l'Exode et l'apparition des démons. En vingt-et-un ans, elle pourrait tout aussi bien avoir été ensevelie par les sables. C'est néanmoins la solution la plus proche pour aller en petit comité remplir des jarres. Cela nécessiterait qu'ils fassent des allers-retours périlleux tous les soirs pendant un temps. »
3. « Nous tentons de rejoindre malgré tout la bibliothèque, en les laissant faire avec leurs réserves qui devraient leur tenir quelques jours. Je n'en ai pas souvenir, mais peut-être Capella dispose-t-elle d'un puits où nous pourrons nous ravitailler. Au retour, nous repasserons ici et partirons tous ensemble à l'ouest. »
4. Choix proposé(s) par les lecteurs (si vous proposez un autre choix un minimum cohérent dans l'histoire, je le rajouterai ici)
Fin des votes dimanche 29/11/2020 à 22h (UTC +2). Chapitre suivant le 02/12 au plus tard.
À vos votes !
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