5: Les raisins de la fureur
"N' he'hal ?" s'étonna Père Sébastien.
"Un CheVal !", essaya d'articuler le chevalier dans son plâtre buccal.
Le jeune supérieur du prieuré frotta le duvet de ses joues d'un air perplexe. Il se tenait dans l'encadrure d'une petite porte, à l'opposé de l'entrée principale de l'hôtellerie, ses sandales toujours du côté du cloître, dans la clôture sacrée, cet espace de calme, de contemplation et de prière, hors du monde de tourments et de fureur qu'à cet instant Larouille incarnait si parfaitement.
"Je... je ne comprends pas ce que vous dites", finit par avouer le prieur.
Le vieil homme leva les yeux, projetant assez de frustration vers le toit pour risquer d'en embraser le chaume. Puis, après avoir vérifié qu'il n'y avait personne d'autre dans l'hôpital, le guerrier, fait chevalier devant Antioche, seigneur de Cruau par la force de ses armes, pourfendeur d'Amaury de Bressenas, de Payen de Bézargues et du fantôme d'Henri d'Argan, se mit à mimer les mouvements d'un cavalier, traversant la salle d'un aller-retour au trot, ses bottes frappant le sol en cadence pendant que ses mains serraient des rênes imaginaires.
"Vous voulez une monture ?" interpréta le jeune prêtre, au moment où Larouille allait se lancer dans un autre circuit. "Cela sera difficile, j'en suis bien désolé... Nous vous avons accueilli, de par notre devoir de charité, nourri et soigné plusieurs semaines, et le referons si nécessaire. Mais vous ne pouvez pas nous demander de priver nos serfs d'un de leurs chevaux de trait..."
"Je ne mendie rien", l'interrompit le vieil homme avec hauteur. "Je payerai."
Nouvelle expression confuse du bénédictin, qui se grattait les favoris au point de se les arracher.
"Hie'rin 'hai'hé ?" répéta-t-il.
Avec un soupir de supplicié, Larouille se tourna vers vous.
"Vous trouvez ça juste, vous ?" bouillit-il. "Alors que Face-de-Mort s'exprime parfaitement malgré ses lèvres coupées ?"
Il arracha la bourse de sa ceinture, et en vida avec rage le contenu sur une des paillasses. Un silence gêné succéda aux trop rares tintements.
"Je... ne vois pas là de quoi acquérir un cheval", commenta platement père Sébastien. "Ni même un âne. Si vous n'avez pas de bien de valeur à nous échanger..."
Le chevalier se serait mordu la lèvre de gêne si l'énorme plâtre de sa mâchoire lui en avait laissé le loisir. Il jeta un coup d'œil sur ses affaires, la pile poussiéreuse de ses vêtements, l'amoncellement effiloché de ses bagages, sa pitoyable armure dont on n'aurait pas osé doter un épouvantail. Personne ne voudrait de tout cela en don, avant de parler de le vendre. Il y avait pourtant le grand rouleau tout à gauche, le cylindre de couvertures bosselé de formes sinistres abritant...
Un bruit lui fit retourner la tête. Père Sébastien venait de reculer d'un pas dans le sanctuaire. Son expression surprit le chevalier. Il était passé d'une perplexité polie à un dégoût outré, viscéral, furieux.
"Non", gronda-t-il. "Non ! Nous n'accepterons pas vos armes comme monnaie d'échange. Croyez-moi que ce n'est pas de gaieté de cœur que nous avons accueilli ces instruments de mort sous le toit du monastère. Dès que vous serez guéri, vous reprendrez la totalité de vos abominations cruelles avec vous, et veillerez à ne jamais revenir avec."
Sa voix se faisait plus rauque après chaque phrase. Il se tut, comme inquiet de se mettre à vomir s'il écartait de nouveau les lèvres. La colère de son interlocuteur laissa le guerrier interdit. Honnir la violence n'était pas inhabituel chez les clercs, mais l'intransigeance du jeune moine allait bien au-delà des principes ou du dogme. Même sur un champ de bataille, même pendant la croisade, Larouille ne s'était jamais senti aussi haï.
Un long silence s'écoula. Puis le chevalier haussa ses épaules, se baissa sur la paillasse, et sans un mot, ramassa une à une les quelques pièces épandues sur le drap de bure.
"J'ai peut-être quelque chose à vous proposer."
La voix du prieur était hésitante, percée d'une pointe de regret. Le vieil homme finit de ramasser sa maigre fortune, puis se campa face à son hôte, attendant la suite.
"La levée du ban a lieu aujourd'hui", continua le bénédictin. "Par la Grâce du Seigneur, c'est une très bonne année, et nous aurons besoin de toutes les mains disponibles pour les vendanges. Vu qu'il y a aussi de nombreux travaux dans les autres champs..."
Ce fut au jeune moine de s'interrompre devant la réaction de son interlocuteur. L'écœurement furibond s'était comme envolé d'un visage pour aller se poser sur l'autre.
"...Mais loin de moi bien sûr l'idée de proposer un travail manuel à un bellator", poursuivit-il avec un demi-sourire. "Voilà mon offre. Vous allez accompagner nos paysans lors de la récolte, pour les protéger de votre bras des terribles dangers qui ne manqueront pas de les menacer pendant leur labeur. Et vous serez payé pour ce rôle de défenseur. Toutefois, si tout à votre veille, il vous prenait l'envie de participer à la cueillette, juste par charité s'entend, ce serait totalement bienvenu..."
Un souffle brûlant s'échappa des narines du chevalier.
"Attention de ne pas trop profiter de la situation, mon Père. D'autres l'ont regretté... "
"Ravi que la proposition vous intéresse", mécomprit le prieur. "Avec le salaire de quelques jours de « protection », et le petit pécule que vous avez déjà, nous pourrons vous trouver, sinon un cheval, du moins une mule assez solide pour supporter vos bagages. Et nous serons heureux de vous regretter, sire Hahouille."
"Larouille."
"Absolument."
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