4: L'érudit de Salerne

L'air estival était encore chaud, même au milieu de la nuit, mais Berthulfe et son escorte eurent l'impression qu'une bourrasque glaciale avait accompagné leur entrée dans l'hôpital.

La double porte s'ouvrait sur un petit dortoir, qui accueillait une dizaine de couches. Des murs et poutres de bois vieillissant, desséché, soutenaient un plafond bas, couvert de suie, légèrement incurvé vers le milieu.

De simples planches irrégulièrement clouées servaient de socles aux paillasses ; presque toutes avaient été récemment poussées sur les murs, comme en attestaient les traces sur la terre battue du sol. Un seul lit restait au centre, éclairé de plusieurs coupes à feu et veillé par une demi-douzaine de moines. Une forme humaine y gisait. La toile était noircie par le sang.

L'arrivée des visiteurs semblait avoir figé les six frères dans la glace. Ils observaient les intrus, stupéfaits et indécis ; l'un s'était même interrompu au milieu d'un bandage, le tissu à moitié déroulé encore à la main. Berthulfe décida de mépriser la pointe de douleur que l'appréhension avait éveillée dans sa poitrine. Il leva le menton et avança d'un pas ferme vers le blessé.

Un des moines se plaça sur sa route.

"Que faites-vous ici ?", lança-t-il d'un ton rugueux.

Berthulfe toisa son interlocuteur. Un homme plutôt trapu, un peu voûté, au visage grêlé par une lointaine maladie infantile. De larges mains, calleuses et fortes, émergeaient des manches de sa robe noire, serrées en poings.

"Je viens de la part de la maison Puisac", rétorqua-t-il. "Je croyais que vous aviez été mis au courant."

Le moine l'observait par en dessous, légèrement courbé sur le côté.

"Allez-vous-en", lâcha-t-il enfin. "Les Juifs n'ont rien à faire sur un sol consacré."

La réplique surprit tellement l'érudit qu'il dut se la répéter une fois à voix basse. Puis il rit. Il savait son rire vexant, irritant, et ne fit rien à ce moment pour en adoucir l'effet.

"C'est parce que je n'ai pas de tonsure que vous dites ça ?" s'enquit-il entre deux reniflements hilares, caressant le sommet de son crâne, couvert d'une toison grise courte mais sans clairière. "Apprenez que tous les médecins qui n'appartiennent pas au clergé ne sont pas forcément des Juifs. Je viens de l'école de Salerno, en Italie. J'ai étudié avec les plus grands esprits de la chrétienté et d'ailleurs. Et me voilà ici, pour guérir votre blessé. Je peux passer, maintenant ? Ou vous voulez que je reste à le regarder mourir ?"

La répartie n'avait pas vocation à amener de la chaleur dans l'échange. Et elle n'en apporta aucune.

"Je me fous de savoir quelle magie païenne on vous a enseignée là-bas. L'hôtellerie accueille les faibles et les pèlerins et vous n'avez rien à y faire. Partez d'ici."

"Personnellement c'est mon vœu le plus cher, croyez-moi", rétorqua Berthulfe. "Mais si je laisse ce blessé entre des mains aussi grossières que les vôtres, il ne survivra jamais à la nuit."

Les cinq autres moines suivaient l'altercation dans un silence consterné. Aucun n'osait intervenir, malgré la situation encore urgente de leur patient. Face à eux, un des membres de l'escorte de Berthulfe s'avança dans un grand cliquetis de mailles.

"Ce blessé était au service de notre maîtresse, dame Ermessinde de Puisac. Et nous avons ordre de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour le secourir..."

"Non."

Tous les regards se tournèrent vers le fond de la pièce. Une petite porte, opposée au double battant de l'entrée, donnait sur l'intérieur du prieuré. Un moine se tenait au milieu du cadre.

"Non", répéta le nouveau venu d'une voix grave et posée. "Pas vous. Pas d'armes dans le monastère."

Il approcha, d'une démarche ferme et assurée. Son visage se précisa dans la lueur orange des braseros. Il était jeune, peut-être moins que la trentaine, plutôt petit de taille ; sa chevelure châtain, trouée par la tonsure au sommet du crâne, se prolongeait par des favoris duveteux sur les joues. Et il dégageait malgré son âge une autorité évidente.

Il salua brièvement Berthulfe.

"Je suis Sébastien, le prieur de ces lieux. Nous vous attendions. Nous sommes honorés de votre visite. Honorés et reconnaissants. Nous avons fait ce que nos moyens permettaient, mais ce pauvre homme a besoin, je le crains, de toute votre science."

"Mon père..." voulut intervenir le moine aux grosses mains, avant que son jeune supérieur ne le fasse taire d'un regard.

"Frère Louis ici présent, notre infirmier, vous aidera autant qu'il le peut. Il n'a peut-être pas votre savoir, mais il est habile et plein de compassion." Son visage se durcit soudain. "Mais votre escorte va devoir sortir. Je ne peux tolérer d'armes dans la maison de Dieu."

Les gardes échangèrent des coups d'œil hésitants. Berthulfe poussa un soupir d'impatience ; trop de temps avait déjà été perdu.

"Merci pour votre accueil, mon... père. Je ferai de mon mieux." D'un mouvement de l'épaule, il indiqua le tome sous son bras. "Oserais-je demander à vos frères d'aider ces hommes à déposer mes quelques affaires ici ? Ce sera compliqué s'ils ne peuvent entrer dans l'hôpital, et je ne peux opérer ma « magie païenne » sans mes outils."

Le jeune prieur répondit d'un hochement de tête. Pendant que robes noires et hauberts de mailles s'affairaient à l'entrée, Berthulfe soutenait le regard métallique de son disciple de circonstance. Sa bouche se plissa d'un semblant de sourire.

"Mon cher frère Louis, rassurez-vous. La situation m'exaspère au moins autant que vous, et vous n'êtes pas obligé d'apprécier notre collaboration. Ni même de faire semblant."

Les présentations terminées, le médecin découvrit son patient.

Un corps grand, sec. D'un âge difficilement définissable sous les bandages ; peut-être supérieur au sien. Habits et armure avaient été en grande partie découpés et retirés, mais le peu qu'il restait dénotait un homme de guerre. La souffrance déformait ses quelques traits nus.

"Il est éveillé ?" s'étonna Berthulfe. "Malgré..."

Les bandes couvraient presque intégralement sa peau. Elles étaient rouges, brillantes, gorgées. Un système d'attelles soutenait le bras gauche et la jambe opposée. L'alignement suspect des autres membres laissait craindre d'autres fractures. Sa poitrine se soulevait faiblement, douloureusement, sans rythme. Du sang gouttait de multiples points sur la paillasse.

"Pourquoi... Pourquoi il saigne autant..."

Frère Louis haussa ses larges épaules.

"J'ai pas osé brûler les plaies. Il y avait trop de blessures profondes. Ca l'aurait tué."

Berthulfe avait joint les mains devant la bouche. Il remarqua les barres de fer rougeoyant dans une des coupes à feu.

"Certes", s'agaça-t-il. "Si c'était pour utiliser des méthodes aussi barbares, il valait mieux ne pas soigner du tout."

Il extirpa de ses affaires un grand cahier de cuir. Le posa sur une des couches inoccupées, l'ouvrit, révélant deux épaisses couches de coton, qui protégeaient un rouleau jaune paille. Les moines détaillèrent l'objet, perplexes. Un fil, long, brillant, torsadé. Berthulfe le tenait des deux mains, tâchant d'apprécier le nombre de blessures de leur patient.

"Ca suffira peut-être pour cette nuit", conclut-il. "Mais il faudra en préparer d'autres."

Il jeta un coup d'œil au moine sur sa droite, blême et effacé, qui lui semblait le moins à même de refuser un ordre.

"J'ai vu un enclos de moutons en arrivant au village. Allez en tuer un. Extirpez tous les boyaux, sans les abîmer. Puis lavez-les soigneusement."

Le frère l'observait sans répondre, confus, interdit. Berthulfe poussa un soupir exagéré.

"La maison de Puisac remboursera vos paysans. Très généreusement, croyez-moi. Et puis tant que vous y êtes, récupérez aussi le sang de l'animal dans un grand chaudron, et faites-le bouillir. Si on n'alimente pas notre blessé, il n'aura bientôt plus une goutte dans les veines."

Il replongea son attention sur la forme alitée. Se pencha vers les plaies, une à une, massant légèrement, du bout des doigts, les régions les plus écarlates des bandages. Quelquefois le patient tressaillait au contact ; il se contentait sinon d'un faible gémissement, étouffé par le tissu qui emmaillotait toute sa mâchoire.

Berthulfe avait espéré que les moines, dans leur panique et leur ignorance, aient surestimé la gravité des blessures de leur pensionnaire, et que beaucoup des bandes s'avéreraient en fait superflues. Mais la cruelle réalité s'imposa progressivement à lui. Le corps de son patient se couvrait d'un réseau dense d'entailles et d'écorchures. Les plaies étaient longues, et souvent profondes, pénétrant loin dans la chair, lacérant les muscles.

L'état des os préoccupait tout autant le chirurgien. Quelques légers massages confirmèrent, là aussi, ses pires craintes. Il ne semblait pas y avoir un membre qui ne soit brisé, ou déboîté sur au moins une articulation. Prises séparément, les blessures étaient terribles ; les découvrir toutes juxtaposées sur le même corps relevait d'une odieuse fortune, un miracle infernal.

Berthulfe parvint à conserver un visage impassible, mais ne put freiner l'apparition d'auréoles glacées sous ses manches. Plus que l'ampleur de sa tâche, la fragilité de sa matière l'impressionnait. Il se sentait moins face à une montagne que devant un château de cristal, une bulle de savon, une chandelle dans une tempête. Le moindre mauvais mouvement, et la vie de son patient s'évaporerait dans un souffle.

Il lui fallait pourtant agir, vite. Par où ? Où commencer ?

"Qu'allez-vous faire avec ces fils ?" interrogea frère Louis, brisant le silence.

"Recoudre."

"Le corps ? Vous... Vous allez coudre les chairs ? Comme... comme"

"Comme des chausses, oui !", s'emporta Berthulfe. "Comme des braies effilochées sur le cul. Comme font tous les chirurgiens qui se sont instruits autre part que dans l'Ancien Testament !"

Il savait qu'il allait trop loin. Mais laisser libre court à sa colère l'aidait à étouffer son inquiétude.

"Je vais – nous allons refermer les plaies", poursuivit-il plus calmement, réfléchissant à voix haute. "Une à une. Il faut commencer... par le plus urgent. Les plus dangereuses."

Nouvel examen, rapide. Mais il ne s'agissait que de confirmer l'évidence.

"La bouche", asséna-t-il. "Nous allons d'abord nous occuper de ça. Aidez-moi à retirer les bandages."

Aucun moine n'esquissa de mouvement. L'épouvante coulait lentement sur leurs traits.

"Je vois", commenta Berthulfe. "J'ai donc bien raison ; il faut commencer par soigner la mâchoire, oui ?"

"On... ne pouvait pas..." bredouilla frère Louis. "On... On n'a pas pu..."

Le praticien avança la main vers le visage tuméfié, pour palper les blessures ; les frères sursautèrent à l'unisson.

"Arrêtez !" s'écria l'infirmier. "Vous ne savez pas..."

"Si, je sais !" explosa Berthulfe. "J'ai étudié Al-Razi et Ibn Sīnā ! Je peux réciter de tête la moitié des œuvres du grand Al-Qasim ! Mon maître avait servi de scribe à dame Trotula en personne ! Je sais, j'ai dix fois plus de savoir dans ma tête qu'il n'y en aura jamais dans tout ce monastère ! Alors aidez-moi à enlever cette damnée bandelette !"

Un lourd silence succéda aux échos de son interjection. L'infirmier le toisa, tremblant et livide ; il obtempéra néanmoins. Il se pencha vers leur patient, et souleva sa tête et le haut du torse, avec une douceur que ne laissait pas présager l'épaisseur de ses doigts. Lentement le bandage fut déroulé, chaque tour dévoilant une couche plus rouge que la précédente. Deux des moines avaient détourné les yeux. Un autre s'était approché, et tâchait de soutenir les deux moitiés du menton, à genoux près de la couche pour gêner le moins possible.

La dernière longueur de tissu se décolla dans un bruit humide. Berthulfe eut l'impression d'assister à l'éclosion d'une fleur, une fleur monstrueuse faite de viande et d'esquilles d'os. Son amour-propre le retint tout juste d'esquisser un pas en arrière.

La mâchoire inférieure se scindait en deux morceaux par le milieu, d'une coupure qui commençait en haut de la gorge pour s'achever dans le palais. L'os s'était déboité sur les deux tempes, et seules les chairs des joues et du cou, étirées et violettes, maintenaient encore le fragile ensemble. La région centrale était la plus hideuse. Le choc, terrible comme un coup de marteau, avait fragmenté le squelette et broyé la chair sur la largeur d'un demi-pouce, éparpillant le tout en une mousse roussâtre et gluante.

Berthulfe inspira très longuement. Il prit conscience du regard que l'infirmier dardait sur lui.

"Voila", fit frère Louis d'une voix rauque. "Vous réparez ça comment, dites-moi, avec vos livres et vos ficelles ?"

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