3: Une affaire de famille
Le chantier du château ressemblait à une immense ruche. Dès les premières lueurs de l'aube, une nuée de maçons, charpentiers, tailleurs, architectes, et simples manouvriers avait envahi les grands échafaudages, et l'endroit bourdonnait d'activité. Le vacarme de la taille des pierres le disputait au bruit des scies et des marteaux, une cacophonie besogneuse. L'air était alourdi de sciure et de poussière de plâtre.
"Là, ce sera le manoir", indiqua le seigneur dans un bruissement de manches. "Les travaux ont pris du retard, mais ce bâtiment-là au moins sera terminé pour l'hiver."
Payen afficha une vague moue pour toute réponse. Son oncle ne faisait aucun effort pour couvrir le tumulte de l'ouvrage, et sa voix portait peu, mais le chevalier n'avait de toute façon que peu d'intérêt pour les logorrhées suffisantes du vieil homme. Il détestait tout de lui, depuis son faciès adipeux, veiné de pourpre, ses parures fines, sa joaillerie tapageuse, et désormais son château.
"Le rempart sera rehaussé de six tours", poursuivait Béranger de Bézargues sans se retourner, "il y aura un chemin de ronde sur toute la longueur. L'endroit sera aussi imprenable que Constantinople."
À nouveau, Payen ne réagit que par une légère grimace de sa large mâchoire. Il tâcha de se contrôler. Il savait combien son visage pouvait trahir son impatience. Quelques pas derrière lui, Armand et Joseph, deux de ses soldats, s'étaient mêlés à la suite du seigneur des lieux ; le groupe gardait une distance respectueuse, ne conversant que sporadiquement et à voix très basse. La tension de l'air était patente même pour le jeune chevalier, pourtant d'ordinaire peu sensible aux émotions de son entourage. Il se concentra sur le discours de son suzerain. Il ne l'avait certainement pas convoqué juste pour fanfaronner sur sa nouvelle demeure.
"Je fais venir les pierres de trois carrières différentes." ajouta Bézargues d'un ton las, traînant. "Une est à cinq jours de marche. Ça me coûte une fortune rien que d'acheminer tout ça ici."
Il fit soudain volte-face vers son neveu, suivi d'un grand flottement d'étoffes et de soie. Payen eut un hoquet de surprise, qu'il tenta de noyer dans un sourire approximatif. Les petits yeux de son oncle tremblaient de colère.
"Une fortune, oui," reprit-il lentement. "Tu as la moindre idée du prix de cette construction ?"
Pris de court, le chevalier ne parvint qu'à pousser un grognement indécis.
"Heu..."
"Non, tu n'as pas d'idée", répartit Bézargues. "Bien sûr."
Il se retourna vers le chantier. Payen sentait la colère se répandre dans ses artères, et serra les poings. Il surprit le regard affolé de ses deux hommes, qui connaissaient bien ses sautes d'humeur, et essaya de maîtriser sa frustration, respirant bruyamment.
"Un grand investissement", fit encore son oncle, en apparence absorbé par le déchargement d'énormes blocs de roche depuis un chariot à peine arrivé. "Mais un investissement important. Pour notre famille. Pour protéger nos serfs. Puisque nous avons l'argent. Grâce aux taxes du Pont."
Voilà. Le sujet était enfin lâché. Le jeune chevalier était partagé entre soulagement et peur croissante.
"Le Pont a rapporté plus cette dernière décennie que tous les champs du domaine en plusieurs siècles. Pour moi, pour nous, c'est un trésor, un don de Dieu. Tu le sais, ça, hein, Payen ?"
"Oui", répondit le chevalier d'une voix rauque. "Oui, mon oncle."
Bézargues lui lança un coup d'oeil. Le jeune homme soutint le regard, tenta un nouveau sourire. Derrière lui, un de ses deux hommes déglutit distinctement.
"J'ai entendu des rumeurs, tu sais, à propos du Pont."
Payen essaya, à grand peine, de rester impassible. "Quelles rumeurs, mon oncle ?"
"Des méchantes histoires. Des histoires de chantage, de vol. Et pire. Des convois entiers qui disparaissent entre Nîmes et Uzès."
"Les gens racontent n'importe quoi", commenta Payen dans un ricanement forcé.
"Oui, comme tu dis. N'importe quoi." Bézargues soupira. "Ça fait combien de temps que je t'ai confié la gestion du péage du Pont, dis-moi ?"
Le chevalier réfléchit un instant. "Ça va faire trois ans, mon oncle."
"Trois ans." Il hocha lentement la tête. "Trois ans. Et tu as fait du bon travail, hein ?"
"Heu, oui, mon oncle", acquiesça le jeune homme.
"Ces rumeurs, là, ces vilaines histoires, je les entends, mais je ne les crois pas. Tu sais pourquoi?"
"Pourquoi, mon oncle ?" La gorge de Payen lui brûlait.
"Parce que tu es le fils de ma petite soeur. Parce que tu sais à quel point le Pont est important pour notre maison, et tu ne risquerais pas de troubler le trafic du péage. Et puis..."
"Oui, mon oncle ?"
"Et puis je sais que tu es au courant de la sanction. Que s'il y a la moindre preuve, le moindre témoin que tu utilises le Pont pour autre chose que l'enrichissement de notre famille, je te ferai couper les deux mains. Tu vois ?"
Payen se passa doucement la langue sur les lèvres. Elle était sèche et râpeuse comme un morceau de bois.
"Tu vois ?" insista Bézargues.
"Oui. Oui mon oncle."
"Fort bien."
Il le toisa longuement. Le jeune homme serra les poings, essayant de ne pas trembler.
"Fort bien", répéta le seigneur. "Les voyageurs vont bientôt se presser sur le Pont, je ne voudrais pas te retenir dans tes devoirs." Il lui tendit un sourire fade. "Je te verrai demain à la messe."
"Oui, mon oncle," murmura le chevalier.
Bézargues s'éloigna sans se retourner, suivi de près par sa petite cour de notables locaux et autres flatteurs professionnels. Payen gardait les yeux au sol, ongles enfoncés dans ses paumes, les goûts acides de la terreur, de la frustration et de la haine mêlés dans le fond de sa bouche. Armand et Joseph, ses deux hommes d'armes, s'approchèrent lentement, aucun d'entre eux n'osant engager la conversation.
"Payen", risqua finalement Armand bien après que le seigneur eut quitté la cour principale.
Son jeune capitaine ne répondit pas. Les articulations de son épaisse mâchoire palpitaient de fureur.
"Nous on retourne au péage", poursuivit-il. "Tu peux rester te reposer aujourd'hui si tu veux."
"Te fous pas de moi", gronda le chevalier. "Je vais pas te laisser te sucrer sur mon dos..."
"Je te jure que j'en ai pas l'intention", répondit précipitamment le garde. "Surtout après ça..."
"C'est mon pont", cracha Payen. "Tout ce qui y passe est à moi !"
"Enfin, non, Payen, tu veux pas dire qu'après ça, après ce que le seigneur vient de dire, par le Christ, tu vas continuer à..."
"Le Christ..."
Le chevalier le fixa, soudain saisi d'une horrible inspiration. Il empoigna son homme au collet, l'amena de force sur un établi où une demi-douzaine de charpentiers s'affairaient, chassa les artisans d'une volée d'injures et de coups, s'empara d'un marteau et d'une poignée de longs clous.
"Mets ta main à plat sur la table", ordonna-t-il.
"Non, Payen, tu vas pas faire..."
"FOUS TA MAIN SUR LA TABLE !"
Le visage aussi pâle qu'un gisant de marbre, le garde s'exécuta lentement. Son capitaine, écumant de colère, plaça le clou au milieu de la paume, et appuya jusqu'à faire perler une première goutte de sang.
"Non, non", grimaça Armand faiblement.
Payen leva le marteau. Le garde ferma les yeux, retint sa respiration. Il ne pensa pas même à fuir. Il n'y avait nulle part où aller.
"Arrête, Payen." Joseph, l'autre subalterne, posa une main respectueuse mais ferme sur le manche de l'outil. "Pas ici. Pas maintenant."
Il indiqua d'un coup d'oeil la petite assemblée d'artisans et de manouvriers qui suivaient la scène entre incrédulité et indignation. Essuyant la salive des recoins de sa bouche, le chevalier balaya l'audience d'un regard sombre. Tous se remirent aussitôt à leurs tâches.
"S'il te plaît, Payen", gémissait Armand.
Le chevalier se pencha jusqu'à son oreille. "Je ferai ce que je veux de mon pont. C'est compris ? Et le gros con n'en saura rien, et tu sais pourquoi ? Parce que je les tuerai tous. Je tuerai tous ceux qui parlent."
Il appuya durement sur la tête du clou.
"Et tous ceux qui veulent me trahir."
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