2: Les cinq mercenaires

C'eût été bien présomptueux d'appeler ça une auberge, ou même une taverne. Un des paysans de Saint-Clément, un peu plus entreprenant que ses compères, avait remarqué un jour à quel point la route longeant le village devenait animée. Les voyageurs se faisaient de plus en plus nombreux, et pour certains, étaient de plus en plus riches. Or, voyager donne soif.

Une demi-douzaine de tables avaient été disposées sur le bord du chemin. Une minuscule cabane de torchis abritait la réserve de vin, que le maître des lieux, un petit homme rougeaud et bedonnant, servait dans de grossiers godets de terre cuite. On réglait en deniers si l'on en avait. Sinon, une paire d'oeufs, un petit panier de fruits, ou une carcasse de porc ayant quelques bouts encore mangeables, faisaient des moyens de paiement tout à fait valides.

Dame Ermessinde de Puisac ne trouva pas nécessaire de marquer son dégoût. Tout dans son apparence, depuis son magnifique destrier arabe, la robe sombre brodée de soie couvrant chaque parcelle de sa peau, et le voile blanc éclatant qui dissimulait totalement sa chevelure, la désignait comme appartenant à un autre monde que celui-ci. Sa présence en ces lieux était aussi incongrue qu'un diamant flottant dans une mare de boue.

Elle baissa les yeux sur Hervé, son intendant, qui l'accueillit d'une révérence brève et, tendant la main à une de ses servantes, mit pied à terre dans un ample mouvement de toiles sombres. Un valet prit la monture par la bride, à distance suffisante pour ne pas risquer d'effleurer sa maîtresse. L'intendant attendait, dans un silence impassible, que la dame lui signale d'un regard qu'il pouvait lui adresser la parole.

"Alors ?" s'enquit-elle simplement.

"J'en ai recruté cinq, ma dame." Hervé était comme à son habitude, bref, concis, efficace. Le plus capable de ses gens. "Les meilleurs que j'ai pu trouver."

Les fins sourcils de sa maîtresse se plissèrent d'agacement. "Je croyais avoir été claire", remarqua-t-elle d'un ton sec. "Je ne veux pas les meilleurs. Je veux les pires. La lie de la lie. Trop incapables pour être des vauriens."

Un sourire à peine perceptible flotta sous l'épaisse moustache de son intendant. "Que ma dame se rassure", reprit-il d'une voix égale. "Et constate l'étendue des nuances que l'on peut donner au mot 'meilleur'."

Les cinq dont il était question se tenaient avachis autour d'une des tables, buvant coupe sur coupe dans la froide lueur du matin. Ermessinde les examina comme un médecin ausculterait les plaies d'un lépreux. Des vêtements sales, usés. Visages noirâtres, marqués par l'excès, ou rose à peine pubère. Regards fuyants, lâches ou benêts. Deux d'entre eux portaient des protections improvisées à base de planches en bois.

Elle croisa le regard de son intendant, et hocha légèrement la tête. Encore une fois, elle avait eu tort de douter de lui. Ces cinq-là étaient absolument parfaits.

Hervé s'avança de quelques pas et s'éclaircit la gorge. "Sa seigneurie Ermessinde, dame de Puisac et de Manerbes !"

Seuls trois des "mercenaires" prirent la peine de se lever. Ils firent des révérences maladroites, alors que les deux compères restés assis la saluèrent d'un vague mouvement du menton.

"Heu, ma dame", fit celui qui semblait le mieux éduqué des cinq. "J'ai beaucoup entendu parler de la maison de Puisac. Il se dit que vous êtes une des familles marchandes les plus prospères de la région..."

Elle le toisa de haut en bas. Un homme plutôt petit de taille, au visage osseux, tout en angles. Son trait le plus remarquable était son couvre-chef, un turban noir et jaune deux fois large comme sa tête. Il arborait le petit sourire serein, flegmatique, de quelqu'un capable de siffloter nonchalamment aussi bien dans un lit d'amour que sur un champ de bataille.

"Tout l'honneur est pour moi", mentit-elle du bout des lèvres.

"Avenreyna Ben Melekh", se présenta-t-il avec une nouvelle révérence. "Votre serviteur, ma dame..."

"En effet", fit remarquer Ermessinde. Elle fixait l'imposant turban de son interlocuteur. "J'avoue qu'il est rare de rencontrer un Sarrasin si loin dans les terres chrétiennes."

"Heu, en fait, Juif", contredit poliment le petit homme de sa voix traînante, légèrement haut perchée. "Juif d'Hispanie, du royaume de Castille..."

"Je vois", l'interrompit la dame.

"Mon nom est un petit peu long, alors, heu, tout le monde ici m'appelle Turban..."

"Très imaginatif", commenta-t-elle sèchement, résolue de ne pas passer la journée dans les présentations.

Elle se tourna vers les deux suivants, qui attendaient debout, se frottant nerveusement les mains. Deux frères à n'en pas douter : ils avaient le même visage pâlot, la même tignasse blonde bouclée et hirsute, la même expression timide, de gentille imbécillité. Impossible pourtant de les confondre. Celui de droite, de toute évidence l'aîné, était au moins deux fois plus épais que son cadet. Son corps presque cylindrique faisait penser au pilier d'une cathédrale.

"Roger, ma dame", bredouilla le grand. Sa voix donnait l'impression qu'il parlait du fond d'un immense tonneau. "Et voici mon petit frère, Roger."

"Vous vous appelez tous les deux Roger ?" ne put-elle s'empêcher de relever.

Son interlocuteur s'empourpra de gêne. "C'est maman", expliqua-t-il. "Elle trouvait plus simple de nous appeler comme ça. Comme c'est aussi le nom de papa..."

"D'accord, d'accord", coupa-t-elle.

"On nous surnomme ptit Roger et gros Roger..."

"Et on a bien raison", acquiesça-t-elle encore. Elle soupira. Autant aller au bout de cette farce le plus vite possible.

Le quatrième larron l'observait depuis le début de l'échange de ses yeux plissés, rieurs, narquois. Plutôt grand de taille, il avait l'aspect de quelqu'un ayant poussé la négligence au rang d'art de vie ; ses vêtements étaient sales et dépareillés, ses cheveux poisseux et en bataille, son menton couvert d'une barbe inégale. Son sourire moqueur irritait Ermessinde au point de troubler sa vue.

"Et vous ?" lança-t-elle.

"Moi ? Jeanfoutre."

"J'ose espérer que c'est un surnom", siffla la dame entre ses dents.

"Bah, en fait, c'est une histoire marrante..."

"Non !" intervint-elle précipitamment. "Non. Je refuse de l'entendre."

Le dénommé Jeanfoutre éclata d'un rire grossier. Elle prit le parti de l'ignorer et toisa enfin le dernier membre, sans aucun doute le plus délabré de la troupe.

"Ne dites rien", fit-elle d'un ton aigre. "Laissez-moi deviner votre surnom à vous. L'ancêtre ? Le chauve ? La ruine ?"

"Presque", ricana son vis-à-vis. "Larouille."

Il soutint son regard avec aisance. Un homme maigre et dégarni, couvert d'une cotte de mailles plus érodée qu'un vestige romain, mais qui portait son piteux accoutrement avec la suffisance d'un prince. Elle le haït du premier coup d'oeil.

Elle recula d'un pas, inspira profondément. Sa propre froideur l'étonnait. Même après les avoir vus en personne, elle n'éprouvait toujours aucune culpabilité. Tant mieux. Cela rendrait la suite bien plus facile. Elle leva son visage vers le petit groupe, et son expression s'illumina soudain d'un avenant sourire.

"Mes bons sires", engagea-t-elle. "Je crois que mon fidèle Hervé, ici-même, vous a expliqué en partie pourquoi je vous ai rassemblés. J'ai un bagage. Il va arriver ici dans la matinée. C'est un bagage important. J'ai besoin que vous le protégiez, et que vous l'ameniez jusqu'à Uzès. Vous connaissez peut-être déjà le trajet. Vous n'avez qu'à suivre la route."

Turban somnolait doucement. Les deux Roger fronçaient des sourcils perplexes, comme essayant de percer un mystère abscons. Jeanfoutre gardait le regard vissé sur la poitrine d'Ermessinde. Larouille examinait ses ongles.

"Des rumeurs circulent sur cette route", reprit-elle. "On la dit très dangereuse. Il y aurait eu des attaques, des disparitions. C'est un travail difficile, risqué, mais je vous regarde, et je suis bonne juge d'hommes. Je suis sûre que tout va se dérouler exactement comme je l'espère."

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