1: Vestige
Porté doucement par le courant, bercé par les vaguelettes, son visage baignant dans la lumière rosée du crépuscule, le cadavre s'échoua sur le bord de la rivière. Son dos racla contre la rocaille de la berge. Le corps poursuivit un peu sa dérive vers l'aval, oscillant légèrement dans les remous, avant de s'immobiliser tout à fait, dans une minuscule crique bordée de buissons desséchés.
Le ciel s'était assombri jusqu'aux premières étoiles quand frère Isidore l'aperçut. Il s'approcha d'un pas prudent, s'accroupit à quelque distance, attentif au moindre mouvement. Comme rien ne bougeait, il prit sa canne à pêche de la main droite, tendit le bras et, avec d'infinies précautions, tâtonna la dépouille du bout de la perche. Seuls les clapotis de la rivière lui répondirent. Finalement, il se releva, s'avança jusqu'à pouvoir détailler le défunt.
L'accoutrement était celui d'un guerrier, cela au moins était sûr : un haubert de mailles lui couvrait le corps, et la ceinture portait un fourreau d'épée vide. C'était à peu près la seule chose qui soit discernable.
Isidore frissonna, son visage acnéique soudain aussi pâle qu'un suaire. Il était accoutumé à la vue de blessés et de cadavres, que le monastère accueillait parfois. Mais ce mort là était différent. Il sembla au jeune moine qu'une armée s'était acharnée sur lui pendant plusieurs heures. Chaque pouce de son tronc et de ses membres était entrecroisé de coupures et d'ecchymoses. Quant à sa figure, elle n'existait tout simplement plus.
"La Bête !" grinça une voix dans son dos.
Isidore se retourna en sursaut. Frère Raymond, les deux mains posées sur son bâton de marche, dardait un regard tremblant sous la masse grise de ses sourcils. Le jeune moine regarda à nouveau le corps, puis son supérieur. L'expression du vieil homme marquait un dégoût mêlé de colère.
"Vois, frère", reprit-il. "Vois l'oeuvre de la Bête."
L'adolescent examina les blessures de la dépouille, hésita avant de répondre.
"Je crois... Je crois que ça ressemble plutôt à des coups d'épée", osa-t-il enfin.
"Bah !"
Frère Raymond renifla de mépris, s'approcha en boitant, et tapota le corps de sa canne.
"La Bête, frère ! La Bête de l'ancien temps ! Le monstre qui a dévoré nos ancêtres !" Il posa une main osseuse sur l'épaule du jeune homme. "L'échange ! Le commerce ! L'argent."
Isidore fronça les sourcils. Il était coutumier des envolées de son supérieur. Il estima préférable de rester coi.
"L'argent", poursuivait Raymond. "L'arme la plus terrible sortie des forges de l'Enfer. Il transforme le frère en ennemi, le loyal sujet en traître, le croyant en apostat. Les Anciens l'adoraient. Ils lui élevaient des temples. Ils ont bâti des ponts et des routes, innombrables, pour que le commerce s'étende jusqu'aux confins du Monde."
"L'époque du Christ", murmura le jeune homme. "Quand Rome régnait sur la terre entière..."
"L'argent est un poison insidieux qui noircit le coeur des hommes", gronda le vieux moine. "Après tant de siècles, le commerce est revenu. Les marchands avançaient dans l'ombre de la glorieuse croisade. Ils ont ramené des vêtements, des épices, de l'or. De la vanité. Du luxe de Sarrasins."
Isidore tâcha de dissimuler la lueur dans ses yeux. Les contes des merveilles de la civilisation d'Orient le fascinaient jusqu'à l'obsession. Il ramena son attention sur la dépouille à ses pieds.
"C'est un guerrier", commenta-t-il. "En tout cas, il a pas l'air d'un marchand."
La main du vieil homme se crispa sur son épaule. Son regard fiévreux reflétait les flammes du soleil couchant.
"Vois, Isidore."
Il tendit un doigt noueux droit devant lui. En amont du cours d'eau. Là où une ombre immense barrait la vallée toute entière.
"Vois l'héritage des Anciens. Vois ce qui a tué ce pauvre homme."
Le jeune moine sentit un long frisson lui remonter l'échine. C'était une vision quotidienne, une part de son univers depuis sa plus jeune enfance. Et un spectacle auquel personne ne pouvait vraiment s'habituer. À quelques centaines de coudées de là, enjambant le lit de la rivière par des arches vertigineuses, un pont, un pont de pierre qui n'avait pu être édifié que par les mains de géants.
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